Deux et deux font cinq
ALPHonSE ALLAIS
NOTES SUR LA CÔTE D'AZUR (2)
... À Cannes, dans les allées de la Liberté, une petite fête foraine assez gaie.
Lu, sur l'une des baraques, cette annonce qui m'a beaucoup réjoui:
ATTRACTION FRANCO-RUSSE
RAT GÉANT
Le plus colossal du Globe capturé dans les égouts de la Caroline du Sud.
... Dans cette même cité de Cannes, à l'hôtel où je suis (Hôtel des colonies, complètement restauré et agrandi, lumière électrique, etc., etc.) se trouvent des écriteaux portant cette indication:
Bains et voitures dans l'établissement.
On n'a pas idée de ce que c'est commode!
Vous prenez votre bain au bout du corridor et, pour peu que vous soyez fatigué, vous regagnez votre chambre en landau.
Ce matin, je promenais au bon soleil, sur la promenade de la Croisette, ma carcasse endolorie, quand j'aperçus, venant à moi, une jeune fille hongroise fort jolie, gentiment intellectuelle et d'un flirt ravigoteur.
Je l'appelle Hieratica Pittoresco parce que son véritable nom ressemble un peu à ces syllabes et que, dans le commencement, je ne m'en souvenais jamais (de son nom).
Hieratica me tendit sa petite main finement gantée, comme dans les romans de Georges Ohnet. (Avez-vous remarqué, dans les romans de Georges Ohnet, que les jeunes femmes tendent toujours aux messieurs leur petite main finement gantée?)
Puis elle me dit, avec un beau sourire clair comme le temps:
—Tiens, ça a l'air d'aller mieux, vous, ce matin, votre neurasthénie.
—Des êtres tels que moi, Hieratica, peuvent-ils jamais aller mieux? Mettons moins pis et n'en parlons plus.
—Si, si, je m'y connais, moi! Vous détenez le record de la désespérance pas tant que ces jours passés. Reçu un tendre mot de l'exclusive chérie, peut-être?
—Pas un mot, Hieratica, pas un geste.
—Alors, quoi?... J'ai pourtant vu, tout à l'heure, danser dans votre œil une petite lueur—comment dirais-je bien?...—rigouillarde.
—Vous devenez, Hieratica, commune!
—Depuis que je vous hante, cher seigneur.
—Eh bien! Hieratica Pittoresco, je vais tout vous dire. Si l'heure qui sonne me voit moins déprimé, c'est que je viens de lire le Figaro.
—Ça n'est pas un traitement bien cher!
—Oui, mais il y a Figaro et Figaro. Le Figaro dont je parle recélait en ses flancs un article de Saint-Genest.
Et, véritablement, cet article de Saint-Genest est bien la chose la plus irrésistiblement comique que j'aie lue depuis longtemps.
... Il m'arrive quelquefois de déjeuner ou de dîner à table d'hôte, et alors je ne m'embête pas une minute. Je ne puis pas croire autrement: on les a faits exprès pour moi, ces fantastiques bourgeois.
Dans quels insondables puits, dans quels terrifiants abîmes vont-ils pêcher tout ce qu'ils disent? Ô stupeur!
Actuellement, les deux grands sujets de conversation sont: la température. (Il fait bon au soleil, mais le fond de l'air est froid.) Et les anarchistes. (Ces gens-là, je les étriperais avec plaisir jusqu'au dernier!)
En dehors du thermomètre et de la dynamite, j'ai noté quelques bouts de conversation:
—Les fleurs sont bigrement chères, en ce moment.
—C'est toujours comme ça au moment des fêtes.
—J'ai pourtant trouvé un petit panier à 3 francs.
—3 francs! Eh bien, vous ne vous ruinez pas, vous!
—Non, mais je dois dire qu'elles ne sont pas bien jolies. Bah! les gens croiront qu'elles se sont abîmées en route... Et puis, dans un cadeau, qu'est-ce qu'on regarde? l'intention, n'est-ce pas?
Un autre de ces messieurs s'extasiait d'avoir été servi, dans un magasin où il achetait des bretelles, par une jeune Cannoise blonde comme les blés.
—Il y a des blonds partout, observe son voisin.
—Je ne dis pas, mais ça paraît étonnant de trouver une personne blonde dans ce pays où tous les habitants sont noirs comme de véritables indigènes.
Ensuite s'engage une discussion sur la coloration dermique des Méridionaux. Est-ce le soleil qui les brunit ainsi, ou bien s'ils ont ça dans le sang?
—Une supposition que vous transportiez un ménage de nègres dans le pays des Albinos, croyez-vous par exemple qu'ils feront des enfants blancs comme neige?
—Permettez, permettez...
Malgré mon énorme entraînement au flegme, ma seule ressource pour ne pas éclater de rire consiste à fixer éperdument les Natures mortes de la salle à manger, plus mortes qu'elles ne croient, les pauvres, et qui ont l'air de se passer dans une cave.
... J'aime mieux les conversations d'un gosse que je rencontre quelquefois avec sa jeune mère:
—Dis donc, maman, je viens de rencontrer madame Lambert.
—Ah!
—Oui, tu sais, elle a un nouveau bébé.
—De quel âge?
—Je ne sais pas trop, moi; mais il a l'air tout neuf. Et puis un autre jour:
—Dis donc, maman, qu'est-ce que c'est que ça, des Niçards?
—Ce sont les gens de Nice qu'on désigne quelquefois comme ça.
—Alors, les gens de Cannes, on devrait les appeler des Canards... Ce serait bien plus rigolo, pas, m'man?
... Envahi la principauté de Monaco, grimpé à la roulette de Monte-Carlo, gagné des monceaux d'or.
Pas quitté Monte-Carlo sans présenter nos bonnes amitiés au brave M. Steck, l'habile chef d'orchestre et organisateur de beaux concerts.
M. Steck nous reçoit le plus gracieusement du monde et nous offre une rasade de cet excellent rhum qui porte son nom. (Très réconfortant. Spécialement recommandé aux touristes épuisés, avec pas mal de pommes de terre autour.)
... Chouette! Le Petit Marseillais avec une chronique de Sarcey!
La première phrase me plonge en des délices extrêmes:
Si j'avais un vœu à former pour mes lecteurs, au début de cette année, ce serait de garder l'intégrité de leur bon sens, du vieux bon sens français, et de ne pas se laisser envahir par les fantaisies des idées nouvelles.
Allons, me voilà heureux! On ne m'a pas changé mon vieux Sarcey.