La vie est plus longue aussi en Angleterre non par le nombre des années, mais par l'usage qu'on en fait; elle commence plus tôt, et elle finit plus tard. L'éternel noviciat qui dévore en France les plus belles des années viriles n'existe pas; un homme est un homme à vingt ans, et à vingt et un, dans nombre de cas, il devient un facteur important dans la société et le pays; non seulement on se marie de bonne heure, mais les[Pg 182] jeunes gens orphelins se trouvent à leur majorité investis de la plénitude et de la réalité de leur situation acquise que ne diminue pas le prestige prolongé d'une mère douairière devant laquelle ils restent chez nous plus ou moins petits garçons. Un jeune duc anglais, ou même tout bonnement un jeune squire, devient à sa majorité le maître et le chef; la mère n'a plus qu'un rôle absolument effacé, l'âge n'a rien à voir là dedans, ni le respect, ni l'affection; chacun prend sa place sans conflit, et l'existence militante avec toutes ses responsabilités, toutes ses charges commence pour l'homme, à qui sa jeunesse n'est pas une sorte de brevet d'infériorité ou d'incapacité comme cela est en France; un fils recueille de cette[Pg 183] façon non seulement l'héritage matériel, mais l'héritage politique d'une famille, dont il devient, du vivant même d'un père, le soutien et le continuateur.
Cette année, l'héritier du nom de Peel se présentait aux électeurs de Marylebone (quartier de Londres): il a vingt-deux ans! D'illustres amitiés l'accueillent aussitôt et l'encouragent; un vieux vétéran comme Gladstone tend publiquement une main cordiale au jeune homme, et salue comme un événement heureux l'entrée dans la vie politique du petit-fils du grand Sir Robert Peel; la vie publique commencée ainsi à vingt-deux ans se continuera sans nul doute avec ardeur à travers l'existence entière, le pli sera pris; celui de la lutte, de l'ardent intérêt pour[Pg 184] les affaires du pays, du travail, de l'attention, avant l'âge où en France un homme peut songer à se présenter aux suffrages des électeurs.—En même temps, un octogénaire conserve sur ses concitoyens une autorité que les années n'affaiblissent pas.—Il est assurément bon et salutaire, qu'il y ait ainsi dans les conseils de la nation des hommes de tout âge;—pour quiconque suit le compte rendu des séances de la Chambre des députés et de celles du Parlement anglais, il est impossible de ne pas être frappé de la différence de ton entre les deux assemblées,—les plaisanteries du meilleur aloi, les malices spirituelles, les citations opportunes des auteurs de l'antiquité et les classiques anglais sont au Palais de[Pg 185] Westminster, choses journalières; il n'y a rien dans les discussions du côté pédant et pédagogique de la Chambre des députés—cela tient peut-être à ce que le membre de Parlement anglais s'adresse toujours à une incarnation imaginaire de la patrie qui est femme,—et au-dessus de laquelle plane la réalité d'une autre femme qui est souveraine, et que le député parle pour son électeur, la plupart du temps un assez vilain animal—et puis l'un est payé, l'autre ne l'est pas, et, on a beau dire: cela influe sur l'allure.
Et comme l'homme anglais conserve souvent jusqu'à vingt-cinq ans une sorte de beauté presque féminine, il est encore plus frappant de constater le rôle que la jeunesse joue partout; certes la chose a[Pg 186] ses inconvénients, et un jeune homme a d'immenses facilités pour se ruiner, et pour faire, si le cœur lui en dit, un mariage déplorable; il y a là-dessus de récents exemples tout à fait concluants, mais qu'importe qu'un jeune débauché et une demoiselle d'occasion forment à eux deux un ménage scandaleux: c'est fâcheux assurément, mais on peut conclure qu'ils ne valaient pas cher, et qu'en toute circonstance ce pair d'Angleterre n'avait pas en lui l'étoffe d'un mari respectable; une jeune fille honnête l'a échappé belle, et la «prospérité du méchant», selon la parole de l'Écriture, ne surprend que ceux qui ne réfléchissent pas cinq minutes de suite;—l'importance est secondaire, car un fait comme[Pg 187] celui auquel je fais allusion ne sera jamais qu'une exception, et l'exception est comme le monstre, bonne à cacher, ou à exhiber insolemment, mais sans influence sur les sains de corps et d'esprit.—Ce qui est important, c'est un état social et des lois qui répondent au vœu de la nature, qui demande l'unio des êtres jeunes, afin de procréer une race forte; il est bon, je dirai même il est nécessaire, que beaucoup de mariages imprudents puissent s'accomplir, car très certainement leurs conséquences ne seront jamais comparables à celles de la séduction pour la femme et de la débauche pour l'homme;—il est bon que le mot amant soit encore un mot honnête comme il l'est en Angleterre, et que les plus violents[Pg 188] instincts du cœur et des sens puissent se passer, pour devenir légitimes, des effrayantes formalités dont le mariage est entouré en France.
En Angleterre, l'homme qui se marie est censé jugé capable de choisir sa compagne et de mesurer ses responsabilités;—il n'a besoin du consentement ni de père, ni de mère, qui, là, ne paraissent qu'à l'état de comparses, ou ne paraissent pas du tout;—la vie en phalanstère familial n'existe pas, chacun vit chez soi et pour soi, chacun s'occupe soi-même de garnir son nid de duvet plus ou moins fin, et l'acceptation générale et tacite des difficultés de l'existence rend pour tout le monde la chose naturelle—ni l'homme, ni la femme n'attendent leur bien-être[Pg 189] d'une sorte d'intervention providentielle sous la forme des parents. La jeunesse des fils ne se passe pas à espérer une dot et à escompter des espérances, et la sollicitude des parents n'a pas le lamentable résultat que nous voyons autour de nous, où tout est calculé, comme si nous avions cent ans d'assurés et le reste dans l'incertitude!—Le proverbe anglais «qu'il faut faire le foin pendant que le soleil brille» s'applique aussi à vivre pendant qu'on est jeune, et à ne pas attendre l'épuisement du combustible pour mettre la machine en marche.
L'âge en Angleterre ne qualifie ni ne disqualifie; la vieillesse, même illustre, ne donne aucune précédence, le plus sot petit lord passera à table devant Gladstone,[Pg 190] et le grand commoner le trouve bon assurément, car il n'aurait eu qu'à le vouloir pour ajouter un hochet à son nom;—mais c'est une orgueilleuse caste que celle des gentlemen d'Angleterre, qui garde fièrement son poste intermédiaire, et sait que son prestige ni son autorité ne sont diminués par l'acceptation des distinctions aristocratiques qui ont leur valeur et leur profonde signification.—L'égalité n'existe même pas dans le mariage, et la femme conserve toujours le rang que lui a donné sa naissance; par courtoisie, on a étendu ce privilège jusqu'au veuvage, et une femme devenue qualifiée par son mariage ne perd ni son nom ni son rang, même en prenant un second mari, dont elle ne portera jamais[Pg 191] le nom si, en l'assumant, elle doit déchoir d'un cran, si léger qu'il soit. Cela permet aux douairières à cœur brûlant de satisfaire légitimement aux exigences de la passion, sans avoir le désagrément de quitter un titre auquel on tient peut-être plus même qu'à la vertu, et l'indulgence de la société anglaise pour ces sortes de fugues morganatiques est admirable; la duchesse une telle, ou la comtesse une telle, qu'on désigne par surcroît par leur nom de baptême, afin de les distinguer de celles en véritable possession, voyagent et dînent en ville conjointement avec monsieur X... qui est le mari, comme il est nécessaire de l'expliquer aux étrangers. Il y a dans la société anglaise une sorte d'impudeur naïve dès qu'il s'agit du[Pg 192] mariage; dans toutes les classes on se glorifie de posséder un homme, et il est évident que les ménages moins unis en France ont une supériorité très appréciable dans la décence, et que les côtés grossiers du mariage ne sont pas aussi constamment mis en évidence.
Il ne faut pas se dissimuler non plus que cette intimité conjugale prolongée est le secret du ressort et de la vaillance de l'Anglaise qui va sans regarder derrière elle au bout du monde avec son mari; qui vit isolée, pourvu que ce mari soit auprès d'elle, qui accepte avec gaîté les lourdes charges de la maternité, car tout plutôt que de renoncer à l'amour; pour dire les choses avec réserve, le Français et la Française abdiquent de bonne[Pg 193] heure dans l'intérêt de l'unique, ou des deux ou trois enfants, qui sont pour eux l'objectif de l'existence; l'Anglais ni l'Anglaise ne pensent pas un seul instant à s'effacer ou à abdiquer pour leurs enfants; ils aiment la vie pour ce qu'elle leur rapporte à eux personnellement, et le plus longtemps possible lui demanderont toutes les satisfactions qu'elle peut leur procurer, en quoi ils auront raison: on pratique excellemment en Angleterre une partie au moins du noble conseil de saint Louis: «Travaillons comme si nous devions vivre toujours»; quant à la suite, «vivons comme si nous devions mourir demain», c'est une autre affaire! Et rien de plus contagieux que la santé, si ce n'est le découragement; malgré le climat,[Pg 194] malgré la tristesse des choses extérieures, ce grand courant de vie qui coule si puissamment à Londres, entraîne et saisit même l'étranger; les journées, les mois, les années sont toujours remplis jusqu'à leur extrême limite.
Chez riches et pauvres, le même besoin reconnu de distraction, de variété, de plaisir, car l'occupation intense devient presque un plaisir, et dans ces grandes maisons de la cité où monte et descend sans cesse l'ascenseur, qui permet la communication par les toits; cette fourmilière humaine tout occupée de gagner de l'argent y apporte l'entrain endiablé qui conviendrait à une fête. La rage de se retirer et de se reposer, qui est la manie du commerçant[Pg 195] français, est inconnue à Londres; grâce au goût général de dépense, à la curiosité toujours éveillée, le désir des gains ne décroît pas avec les années, très souvent des hommes déjà mûrs ont de tout jeunes enfants à eux.
Un point, c'est tout, ce qui en matière familiale arrête en France les espérances et les désirs, n'a pas cours là-bas, et les vies ne se trouvent pas figées dans une stérilité prématurée; la démoralisation là-dessus arrive rapidement, mais les effets n'ont pas eu encore le temps de se faire sentir, les livres de Dickens sont toujours en grande faveur, et l'on sait combien il aimait plaisanter sur l'accroissement de la famille, sur la garde, sur le baby, et avec quelle joviale honnêteté il[Pg 196] s'en acquitte en toute circonstance sans que jamais le reproche d'être inconvenant ait été élevé contre lui: la bonne nature n'a pas perdu en Angleterre, dans ce pays pudibond, ses coudées franches dès qu'il s'agit de l'amour légitime; le grotesque est d'essayer de faire croire qu'on n'en connaît pas d'autre,—mais le vice et la débauche n'ont pas heureusement le droit de se proclamer gaîment. Une misérable classe de femmes a reçu un nom qui la caractérise: «des infortunées»; on a substitué cette épithète à l'insulte et cette désignation est à la fois humaine et morale; le dernier degré de la dégradation humaine, le marché de la pauvre créature, affamée, abandonnée, misérable et ivrogne sans doute[Pg 197] est qualifié d'infortune, et il n'en est pas sous le ciel de plus poignante; la vue de certaines silhouettes dans Holborn, ou un soir brumeux dans Oxford Street, est déchirante, pour qui a un cœur et de la pitié.
Un samedi soir, cet hiver, à un coin de rue, un homme prêchait, prêchait après un prélude musical, sur un orgue portatif, qu'on trimbalait à travers les rues boueuses, noires et tristes; à une devanture de marchand de poissons, le gaz étincelait, éclairant toute la scène; quelques personnes respectables écoutaient debout le prédicateur improvisé; au milieu d'elles, deux infortunées, avec leurs horribles chapeaux défraîchis, et tous les honteux stigmates du vice sur leur visage, se[Pg 198] tenaient silencieuses et recueillies, et si même d'une façon baroque une parole de compassion et d'espoir est tombée sur leur cœur, le petit orgue portatif aura fait une œuvre de charité.