Je suis de plus en plus frappé. Combien l'âme de ce peuple est jeune avec une susceptibilité inouïe aux choses extérieures. C'est par l'œil qu'on l'atteint, et je ne crois pas qu'il soit possible d'être plus suggestible. Il apporte à toutes ses actions une sentimentalité particulière qui est d'un poids immense sur la masse et dont il est facile de jouer. D'un autre côté il paraît presque fermé au sens du ridicule, et a une pudeur d'un genre spécial qui[Pg 200] supporte sans sourciller des images et des situations qui mettraient immédiatement le Français en gaîté. Cette naïveté cependant n'est nullement de la bonhomie, c'est plutôt une sorte de vision rétrécie. L'Anglais traverse moralement une crise aiguë d'émancipation, il faut étudier cela de près pour en mesurer toute la portée, et se rendre compte de quelles bandelettes pesantes l'esprit puritain avait enserré l'être humain, quelle petitesse et quelle sécheresse en étaient résultées.
Le protestantisme n'étant en somme qu'une forme particulière du suffrage universel a mené au pire esclavage intellectuel et moral, celui exercé par la masse ignorante et fanatique sur les êtres plus libres. Il y a moins de cinquante ans un[Pg 201] Anglais pouvait être puni pour n'avoir pas été le dimanche à l'église ou à la chapelle. Telle était la liberté religieuse! et à une époque encore plus rapprochée la cour ecclésiastique avait théoriquement le droit de le frapper pour inceste ou incontinence.
Aussi dans cette atmosphère ambiante on n'imagine pas ce qu'étaient les familles à code étroit: la mère de Ruskin, par exemple, ne lui a jamais permis un jouet, pas même à trois ans, ceci par scrupule religieux; mais son mari voyageait assidument pour placer les vins de la maison dont il était l'associé, et cette conscience timorée ne s'est jamais demandé si la vente sur une grande échelle de cognacs et autres spiritueux n'avait pas des résultats[Pg 202] plus inquiétants pour l'âme d'autrui que la possession d'un polichinelle pour celle d'un enfant de trois ans. Et Ruskin fait du culte du beau un dogme et a des milliers de disciples; néanmoins sa vision intérieure, si élevée qu'elle soit, a conservé quelque chose de la première déformation que son esprit a subie. De milieux semblables sont sortis les fanatiques arriérés dont ce pays libre possède une remarquable collection, ce sont les fanatiques de mots et de formules auxquelles ils attachent un sens particulier, et qui fait qu'aujourd'hui encore il y a des hommes, raisonnables sur d'autres points, qui écrivent aux ministres pour leur soumettre une résolution qui tendrait à éloigner les catholiques des fonctions de[Pg 203] l'État; on est obligé de leur répondre sérieusement: «Qu'il ne résulte pas de ce qu'un homme est catholique il soit nécessairement un sujet déloyal ou un mauvais citoyen», mais cela demeure un article de foi dans un certain monde de religionnaires.
Le journal the Truth s'est fait une spécialité de relever et de signaler les cas les plus flagrants d'intolérance religieuse, ils dépassent tout ce qu'on peut imaginer, et paraissent presque incroyables à la fin du XIXe siècle. Par exemple: une dame est excommuniée publiquement par une église libre parce qu'elle a assisté à des bals; un ministre évangélique adresse à un individu qui n'était nullement son paroissien une lettre dénonçant l'abomination[Pg 204] qu'il a commise en allant en bateau le dimanche. La crasse des sabbatarians, comme dit le directeur du Truth, est d'une épaisseur qu'on ne conçoit pas, et c'est une œuvre de lumière que de signaler à la vindicte publique les pires absurdités; elles vont jusqu'à appeler en justice un barbier et ses clients matineux du dimanche.
Il y a quantité d'autres traits à l'avenant, sans intérêt en eux-mêmes, mais indiquant un état moral latent en lutte avec des aspirations vraiment libres, qu'il faut connaître pour s'expliquer le singulier mélange qu'est l'Anglais contemporain, car une pareille compression morale se paye et le génie même de la race en a été altéré. Il en est résulté[Pg 205] une tournure d'esprit très particulière, à la fois enfantine et pompeuse. Pour obéir ou paraître obéir aux conventions acceptées de connivence universelle, il a fallu nécessairement hausser le diapason naturel; aussi la vraie et parfaite simplicité, celle qui fait l'aisance et la liberté des races latines ne se rencontre nulle part. Et de cette contrainte continuelle vient cette timidité apparente de l'Anglais, qui n'est pas timidité mais un certain guindage d'esprit qui lui est demeuré de ses ancêtres puritains.
L'Anglaise en général est très maniérée, et cela dans toutes les classes; écoutez-les parler de leurs voix modulées douces et lentes, elles paraissent trouver à articuler une sorte de plaisir physique, et savourent[Pg 206] leurs mots comme un bonbon, pesant sur les syllabes, et la plupart du temps se servant de mots très forts pour exprimer des idées très ordinaires; en général passionnées de conventions, vraies sans être franches, quoique sous ce rapport il y ait grand progrès depuis quelques années, mais seulement pourtant dans un monde d'exception.
Au point de vue de l'ordre d'idées qui plaît à la foule; parce que, bien entendu, il n'est jamais question de l'élite, mais de cette masse moutonnière et flottante qui n'est qu'un reflet, les expositions de tableaux apportent des documents probants.
En toute circonstance, d'abord, ici plus que partout ailleurs, éclate jusqu'à l'évidence[Pg 207] la proposition biblique qu'il n'est pas bon pour l'homme d'être seul; on demeure étonné de la quantité de couples qu'on rencontre partout, au Parc aux heures fashionables, dans les rues et parmi la foule. Aux heures où chez nous les meilleurs ménages tireraient chacun de son côté, l'homme et la femme ne se séparent pas; donc, ce qui les intéressera d'abord et toujours, c'est le développement du sentiment conjugal, et tout ce qui s'y rattache. On pourra ressasser jusqu'à satiété, il ne se lassera pas. Le sujet du tableau sera donc le point principal, et il faut que ce sujet soit banal et sentimental pour plaire complètement. D'un autre côté, le nu artistique paraît exciter une sorte de crainte salutaire; il[Pg 208] y a, par exemple, à la Royal Academy, une Circé vue de dos, et il est vraiment drôle de constater le vide qui se fait autour du tableau sur lequel on se contente de jeter des regards détournés. Et il ne faut pas s'imaginer qu'il n'y a là que la manifestation hypocrite d'une fausse pudeur; non, il y a une indifférence réelle pour ces sortes de sujets. Tout ce qui est abstrait, tout ce qui n'est que lignes et pure beauté les laisse indifférents. Leur président le sait bien, lui qui est un vrai Latin de la Renaissance; il ne leur fait aimer les nobles créations de son génie qu'en les revêtant pour le besoin de la cause d'un intérêt à part de l'œuvre. C'est Corinne de Tanagra, c'est «l'Adieu», c'est la mère des Macchabées défendant[Pg 209] le corps de ses fils. Il est curieux de voir le nombre de tableaux qui sont le développement ou l'illustration de vers ou d'un texte de la Bible; mais presque toujours une idée immatérielle préside, c'est un proverbe: La fortune favorise les audacieux; ou encore: La fleur qui était une vie, la vie qui était une fleur; ou encore: La vertu et la paix se sont embrassées; ou bien: Alors la voix silencieuse répondit: Regarde dans la nuit, le monde est vaste. Nous aurions dit tout bêtement, je crois, «effet de nuit». Parfois c'est du latin qui sert d'épigraphe; il y a même du français, et comme poésie bien moderne celle de Béranger. Et tout cela, en somme, est très doux et très humain; ainsi leurs paysages ont un caractère tout à fait spécial,[Pg 210] ils sont rarement la chose simple et vue, mais plutôt une synthèse donnant une idée morale du pays et évoquant presque ceux qui l'habitent. Ce sont des paysages en trois volumes, si je puis m'exprimer ainsi, contenant une foule de choses très vraies et cependant idéalisées. Toujours on sent l'extrême recherche; même dans la peinture des fleurs, ce n'est pas cette libre et spontanée reproduction de la beauté voluptueuse des fleurs; il y a une minutie et une attention pour plaire aux disciples de Ruskin qui voit un monde dans une feuille de lierre. Ici toujours la secousse a besoin d'être plus forte. Pour nos esprits, il en résulte une espèce de fatigue causée par la multiplicité des idées évoquées, et c'est[Pg 211] un repos de se tourner vers les portraits: il faut les bien étudier, car ils en disent long. Pour moi mes préférences vont sans hésitation à ceux des femmes d'un certain âge, non pas de vieilles femmes tout à fait, mais de celles qui sont entrées dans la période déclinante de la vie et en ont accepté les stigmates. Ce type charmant n'existe presque plus chez nous, où une sorte d'horrible jeunesse persistante devient la parure de rigueur jusqu'à soixante-dix ans et plus; il y a dans ce genre des portraits exquis, celui de lady Fitzwilliam entre autres, dont l'ajustement est d'une dignité et d'un goût parfaits; avec ses deux fanchons de dentelle, une blanche et une noire, sur ses cheveux gris, son visage sans rides, sa robe à[Pg 212] teinte douce, sa mante de soie, elle est délicieuse et un pareil ajustement est en soi un enseignement moral.
On vieillit bien en Angleterre, l'être humain conserve peut-être moins de façade, fait illusion moins longtemps, mais garde une sorte de fraîcheur comme une sève non épuisée; cela concerne la génération qui était jeune il y a trente et quarante ans; je ne sais s'il en sera de même de celle qui arrive et qui est si éloignée de la simplicité sous quelque forme que ce soit. Les portraits d'hommes sont peut-être moins caractéristiques, cependant voici le prince de Galles avec son air à la fois royal et indolent de prince débonnaire; il est en costume de Cour, la jarretière d'or au genou, et un gardénia[Pg 213] au revers de l'habit, par-dessus son étoile du Bain! Ce gardénia, s'alliant aux plaques et aux grands cordons, dit l'homme; son fils a déjà l'air plus vieux que lui, avec de gros yeux et une figure un peu tragique, comme il convient à un souverain pour le XXe siècle qui ne sera probablement pas agréable.
Pour expliquer l'espèce de bouleversement moral particulier qui s'est accompli depuis vingt ans dans la société anglaise, il ne faut jamais perdre de vue qu'il y a eu là comme une poussée soudaine vers l'affranchissement et qu'il a fallu vraiment beaucoup de courage aux premières personnes qui se sont avisées d'être un peu sincères avec elles-mêmes. Seulement, le manque de mesure, ce je ne sais quoi[Pg 214] de délicat qui constitue le tact des races plus fines faisant défaut, on a dépassé le but, et très inconsciemment la femme à la mode et élégante a adopté des allures qui frôlent le genre douteux; des choses qui choqueraient en France l'honnête femme, l'honnête femme ici les a faites siennes sans un instant de scrupule. Londres est maintenant rempli de spécialistes pour la beauté, et on trouve dans Bond Street des officines ad hoc qui sentent le mauvais lieu; on n'y pense pas, et personne n'est choqué. L'Anglaise moderne à la mode est véritablement folle de son corps; c'est autre chose, c'est beaucoup plus grossier que l'élégance affinée et raffinée des vraies mondaines, l'animal humain est beaucoup plus ouvertement débridé, et, du reste,[Pg 215] leur pudeur est si particulière qu'elle supporte, en toute innocence, j'aime à le croire, ce qui suggérerait chez nous les pensées les moins innocentes. Ainsi, en ce moment, le grand acteur Irving joue Becket. Ellen Terry, l'étoile féminine, une créature d'un charme vraiment subtil et voluptueux, personnifie Rosamonde. Eh bien, ses embrassements publics avec son royal amant sont positivement embarrassants; elle est vêtue d'une robe de gaze qui a la légèreté de l'aile de papillon et elle se colle à lui, et elle le baise à pleines lèvres, et elle lui caresse le visage de ses mains blanches. Or l'acteur Terriss, qui figure Henri II, est un gaillard particulièrement plaisant à regarder, et il répond très cordialement aux effusions de[Pg 216] sa belle maîtresse... Ils sont dans le mystérieux labyrinthe où il la tient cachée; à un moment donné il s'assied sur une marche, et elle s'assied entre ses jambes franchement, la tête contre sa poitrine, et se retourne pour l'accoler... Cela est extrêmement vrai et bien rendu... mais je trouve cela prodigieusement suggestif, et malgré cela il n'y a pas un sourire sur les lèvres, personne ne bronche, et les jeunes filles ouvrent leurs yeux candides.
Cette Ellen Terry incarne bien ce mélange de poésie et de sensualité cachée de l'âme anglaise; elle a une voix d'une douceur et surtout d'une jeunesse incroyable, c'est une voix innocente, comme son rire qui est celui d'une enfant, et elle va et vient sur la scène avec une légèreté[Pg 217] un peu fatigante, mais dont la candeur apparente lui permet de se pâmer sans scandaliser personne. Et dans cette scène particulière il est même impossible de présumer l'innocence des baisers échangés, vu qu'entre eux les deux amants tiennent, visible à tous les yeux, un bel enfant né de leur tendresse. L'esprit anglais s'est merveilleusement apprivoisé sous ce rapport particulier; on a joué récemment à Londres, avec un immense succès, deux pièces à sujets équivoques. L'une, A woman of no importance, nous montre la victime honnête et malheureuse d'une séduction. Le séducteur, bien entendu, est un lord; il se trouve en présence de sa victime et du fils qu'il ne connaît pas. Rien de bien nouveau dans cette situation;[Pg 218] mais ce qui l'est, c'est que la femme séduite puisse paraître très intéressante et avoir sans réserve toutes les sympathies. Lorsqu'elle raconte à son fils, comme celle d'un tiers, sa propre histoire,—«il lui avait promis le mariage, etc.,»—le fils trouve, le vrai mot de la situation en répondant: «Elle ne pouvait pas être tout à fait une nice girl.» Cette expression nice, qui en anglais veut dire à la fois bon et dans le sens moral délicat, est absolument à sa place; et moi je suis de l'avis du fils, car la personne séduite n'était, dans le cas représenté, ni pauvre ni abandonnée; elle a beau porter une robe noire en signe de désolation, son très vilain séducteur la rappelle cependant au sentiment vrai de la réalité lorsqu'il[Pg 219] se permet de lui dire qu'après tout elle a été sa maîtresse; elle le gifle alors avec un entrain qui aurait été plus à propos lorsqu'il l'offensait moins platoniquement.
La pièce a le plus grand succès, comme aussi la Seconde madame Tanqueray, qui est une sorte de baronne d'Ange remariée et dont le passé très encombré est d'une nature sur laquelle ne peut planer le moindre doute. Et la Seconde madame Tanqueray va aux nues; et notez, détail amusant, que les actrices feignent d'accomplir presque un sacrifice en représentant des personnes d'une vertu douteuse. Ce sont elles-mêmes des personnes si impeccables, invitées à Marlborough-House et faisant des cadeaux familiers aux princesses qui se marient! L'ex-Marie Wilton qui, il y a vingt-cinq ans, sur ses économies personnelles, avait acheté «le Prince of Wales Theatre», y paraissait en travestissement masculin dans les burlesques qui faisaient la spécialité de la maison et y dansait des pas accentués, est devenue, sous le nom de madame Bancroft (elle a épousé un acteur de sa compagnie), une personne qui monte sur les planches avec condescendance; et, ayant eu dernièrement un accident de voiture, la reine a fait demander de ses nouvelles.
Le bon sens français ferait justice de pareilles affectations, rendant à chacun son dû, n'enlevant rien aux qualités réelles que possèdent bien des femmes de théâtre, mais établissant des nuances selon la justice et la vérité.
C'est cette espèce de promiscuité qui a gâté et gâtera totalement le ton de la société anglaise, et sous ce rapport l'austérité ancienne de la vieille reine est à regretter.