A la porte du Jardin des Plantes, les quatre jeunes gens s'arrêtèrent.
—Où dine-t-on?—dit Anatole.
—Où tu voudras,—répondirent en chœur les trois voix.
—Qu'est-ce qui en a?—reprit Anatole.
—Moi, je n'ai pas grand'chose,—dit l'un.
—Moi, rien,—dit l'autre.
—Alors ce sera Coriolis…—fit Anatole en s'adressant au plus grand, dont la mise élégante contrastait avec le débraillé des autres.
—Ah! mon cher, c'est bête… mais j'ai déjà mangé mon mois… je suis à sec… Il me reste à peine de quoi donner à la portière de Boissard pour la cotisation du punch…
—Quelle diable d'idée tu as eue de donner tout cet argent à ce curé!—dit à Anatole un garçon aux longs cheveux.
—Garnotelle, mon ami,—répondit Anatole,—vous avez de l'élévation dans le dessin… mais pas dans l'âme!… Messieurs, je vous offre à dîner chez Gourganson… J'ai l'œil… Par exemple, Coriolis, il ne faut pas t'attendre à y manger des pâtés de harengs de Calais truffés comme à ta société du vendredi…
Et se tournant vers celui qui avait dit n'avoir rien:
—Monsieur Chassagnol, j'espère que vous me ferez l'honneur…
On se mit en marche. Comme Garnotelle et Chassagnol étaient en avant, Coriolis dit à Anatole, en lui désignant le dos de Chassagnol:
—Qu'est-ce que c'est, ce monsieur-là, hein? qui a l'air d'un vieux fœtus…
—Connais pas… mais pas du tout… Je l'ai vu une fois avec des élèves de Gleyre, une autre fois avec des élèves de Rude… Il dit des choses sur l'art, au dessert, il m'a semblé… Très-collant… Il s'est accroché à nous depuis deux ou trois jours… Il va où nous mangeons… Très-fort pour reconduire, par exemple… Il vous lâche à votre porte à des heures indues… Peut-être qu'il demeure quelque part, je ne sais pas où… Voilà!
Arrivés à la rue d'Enfer, les quatre jeunes gens entrèrent par une petite allée dans une arrière-salle de crêmerie. Dans un coin, un gros gaillard noir et barbu, coiffé d'un grand chapeau gris, mangeait sur une petite table.
—Ah! l'homme aux bouillons…—fit Anatole en l'apercevant.
—Ceci, monsieur,—dit-il à Chassagnol,—vous représente… le dernier des amoureux!… un homme dans la force de l'âge, qui a poussé la timidité, l'intelligence, le dévouement et le manque d'argent jusqu'à fractionner son dîner en un tas de cachets de consommé… ce qui lui permet de considérer une masse de fois dans la journée l'objet de son culte, mademoiselle ici présente…
Et d'un geste, Anatole montra mademoiselle Gourganson qui entrait, apportant des serviettes.
—Ah! tu étais né pour vivre au temps de la chevalerie, toi! Laisse donc, je connais les femmes… j'avance joliment tes affaires, va, farceur!—et il donna un amical renfoncement au jeune homme barbu qui voulut parler, bredouilla, devint pourpre, et sortit.
Le crêmier apparut sur le seuil:
—Monsieur Gourganson! monsieur Gourganson!—cria Anatole,—votre vin le plus extraordinaire… à 12 sous!… et des bifteacks… des vrais!… pour monsieur…—il indiqua Coriolis—qui est le fils naturel de Chevet… Allez!
—Dis donc, Coriolis,—fit Garnotelle,—ta dernière académie… j'ai trouvé ça bien… mais très-bien…
—Vrai?… vois-tu, je cherche… mais la nature!… faire de la lumière avec des couleurs…
—Qui ne la font jamais…—jeta Chassagnol.—C'est bien simple, faites l'expérience… Sur un miroir posé horizontalement, entre la lumière qui le frappe et l'œil qui le regarde, posez un pain de blanc d'argent: le pain de blanc, savez-vous de quelle couleur vous le verrez? D'un gris intense, presque noir, au milieu de la clarté lumineuse…
Coriolis et Garnotelle regardèrent après cette phrase, l'homme qui l'avait dite.
—Qu'est-ce que c'est que ça?—Anatole, en cherchant dans sa poche du papier à cigarette, venait de retrouver une lettre.—Ah! l'invitation des élèves de Chose… une soirée où l'on doit brûler toutes les critiques du Salon dans la chaudière des sorcières de Macbeth… Il est bon, le post-scriptum: «Chaque invité est tenu d'apporter une bougie…»
Et coupant une conversation sur l'École allemande qui s'engageait entre Chassagnol et Garnotelle:—Est-ce que vous allez nous embêter avec Cornélius?… Les Allemands! la peinture allemande!… Mais on sait comment ils peignent les Allemands… Quand ils ont fini leur tableau, ils réunissent toute leur famille, leurs enfants, leurs petits enfants… ils lèvent religieusement la serge verte qui recouvre toujours leur toile… Tout le monde s'agenouille… Prière sur toute la ligne… et alors ils posent le point visuel… C'est comme ça! C'est vrai comme… l'histoire!
—Es-tu bête!—dit Coriolis à Anatole.—Ah ça! dis donc, tes bifteacks, pour des bifteacks soignés…
—Oui, ils sont immangeables… Attendez… Donnez-moi-les tous…—et il les réunit dans une assiette qu'il cacha sous la table. Puis, profitant d'une sortie de la fille de Gourganson, il disparut par une petite porte vitrée au fond de la salle.
—Ça y est,—dit-il en revenant au bout d'un instant.—Ah! tu ne connais pas la tradition de la maison… Ici, quand les bifteacks ne sont pas tendres, on va les fourrer dans le lit de Gourganson… C'est sa punition… Après ça, c'est peut-être aussi sa santé… J'ai connu un Russe qui en avait toujours un… cru… dans le dos.
—Qu'est-ce qu'on fait à l'hôtel Pimodan?—demanda Garnotelle à Coriolis.
—Mais c'est très-amusant, dit Coriolis. D'abord, Boissard est très-bon garçon… Beaucoup de gens connus et amusants… Théophile Gautier… la bande de Meissonier… On fait de la musique dans un salon… dans l'autre, on cause peinture, littérature… de tout… Et une antichambre avec des statues… grand genre et pas cher… Un dîner tous les mois… nous avons déboursé chacun six francs pour un couvert en Ruolz… Ça se termine généralement par un punch… Nous avons Monnier qui est superbe! Il a eu la dernière fois une charge belge, les prenkirs… étourdissante!… Et puis Feuchères, qui fait des imitations de soldat, des histoires de Bridet à se tordre… Un monde bon enfant et pas trop canaille… On bavarde, on rit, on se monte… Tout le monde dit des mots drôles… L'autre jour, en sortant, je reconduisais Magimel le lithographe… Il me dit: «Ah! comme j'ai vieilli!… Autrefois, les rues étaient trop étroites… je battais les deux murs. Maintenant c'est à peine si j'accroche un volet!…»
—Quel homme du monde ça fait, ce Coriolis! Il va chez Boissard, excusez!—fit Anatole.—Mais tu t'es trompé d'atelier, mon vieux… tu aurais dû entrer chez Ingres… Vous savez, ils sont bons, les Ingres! ils se demandent de leurs nouvelles! Plus que ça de genre!
Pour réponse, le grand Coriolis prit avec sa main forte et nerveuse la tête d'Anatole, et fit, en jouant, la menace de la lui coucher dans son assiette.
—Qui est-ce qui a vu le Premier baiser de Chloé, de Brinchard, qui est exposé chez Durand Ruel?—demanda Garnotelle.
—Moi… C'est d'un réussi…—dit Anatole…—Ça ma rappelé le baiser d'Houdon…
—Oh! un baiser!…—lança Chassagnol.—Ça, un baiser! cette machine en bois! Un baiser, ça? Un baiser de ces poupées antiques qu'on voit dans une armoire au Vatican, je ne dis pas… Mais un baiser vivant, cela? Jamais! non, jamais! Rien de frémissant… rien qui montre ce courant électrique sur les grands et les petits foyers sensibles… rien qui annonce la répercussion de l'embrassement dans tout l'être… Non, il faut que le malheureux qui a fait cela ne se doute pas seulement de ce que c'est que les lèvres… Mais les lèvres, c'est revêtu d'une cuticule si fine qu'un anatomiste a pu dire que leurs papilles nerveuses n'étaient pas recouvertes, mais seulement gazées, gazées, c'est son mot, par cet épiderme… Eh bien! ces papilles nerveuses, ces centres de sensibilité fournis par les rameaux des nerfs tri-jumeaux ou de la cinquième paire, communiquent par des anastomoses avec tous les nerfs profonds et superficiels de la tête… Ils s'unissent, de proche en proche, aux paires cervicales, qui ont des rapports avec le nerf intercostal ou le grand sympathique, le grand charrieur des émotions humaines au plus profond, au plus intime de l'organisme… le grand sympathique qui communique avec la paire vague ou nerfs de la huitième paire, qui embrasse tous les viscères de la poitrine, qui touche au cœur, qui touche au cœur!…
—Neuf heures et demie… Je me sauve,—dit Coriolis.
—Je m'en vais avec toi,—fit Anatole; et, sur la porte, son geste appela Garnotelle, comme s'il lui disait: Viens donc!…
Garnotelle voulut se lever, mais Chassagnol le fit rasseoir, en le prenant par un bouton de sa redingote, et il continua à lui exposer la circulation de la sensation du baiser d'une extrémité à l'autre du corps humain.