En ce temps, le temps où ces trois jeunes gens entraient dans l'art, vers l'année 1840, le grand mouvement révolutionnaire du Romantisme qu'avaient vu se lever les dernières années de la Restauration, finissait dans une sorte d'épuisement et de défaillance. On eût cru voir tomber, s'affaisser le vent nouveau et superbe, le souffle d'avenir qui avait remué l'art. De hautes espérances avaient sombré avec le peintre de la Naissance d'Henri IV, Eugène Deveria, arrêté sur son éclatant début. Des tempéraments brillants, ardents, pleins de promesses, annonçant le dégagement futur d'une personnalité, allaient, comme Chassériau, de l'ombre d'un maître à l'ombre d'un autre, ramassant sous les chefs d'école, dont ils essayaient de fusionner les qualités, un éclectisme bâtard et un style inquiet.
Des talents qui s'étaient affirmés, qui avaient eu leur jour d'inspiration et d'originalité, désertaient l'art pour devenir les ouvriers de ce grand musée de Versailles, si fatal à la peinture par l'officiel de ses sujets et de ses commandes, la hâte exigée de l'exécution, tous ces travaux à la toise et à la tâche, qui devaient faire de la Galerie de nos gloires l'école et le Panthéon de la pacotille.
En dehors de ces causes extérieures, les faillites d'avenir, les désertions, les séductions par les commandes et l'argent du budget, en dehors même de l'action, appuyée par la grande critique, des œuvres et des hommes en lutte avec le Romantisme, il y avait pour l'affaiblissement de la nouvelle école des causes intérieures, spéciales, et tenant aux habitudes, à la vie, aux fréquentations des artistes de 1830. Il était arrivé peu à à peu que le Romantisme, cette révolution de la peinture, bornée presque à ses débuts à un affranchissement de palette, s'était laissé entraîner, enfiévrer par une intime mêlée avec les lettres, par la société avec le livre ou le faiseur de livres, par une espèce de saturation littéraire, un abreuvement trop large à la poésie, l'enivrement d'une atmosphère de lyrisme.
De là, de ce frottement aux idées, aux esthétiques, il était sorti des peintres de cerveau, des peintres poëtes. Quelques-uns ne concevaient un tableau que dans le cadre d'un vague symbolisme dantesque. D'autres, d'instinct germain, séduits par les lieds d'outre-Rhin, se perdaient dans des brumes de rêverie, noyaient le soleil des mythologies dans la mélancolie du fantastique, cherchaient les Muses au Walpurgis. Un homme d'un talent distingué, Ary Scheffer, marchait en tête de ce petit groupe. Il peignait des âmes, les âmes blanches et lumineuses créées par les poëmes. Il modelait les anges de l'imagination humaine. Les larmes des chefs-d'œuvre, le souffle de Gœthe, la prière de saint Augustin, le Cantique des souffrances morales, le chant de la Passion de la chapelle Sixtine, il tentait de mettre cela dans sa toile, avec la matérialité du dessin et des couleurs. Le sentimentalisme, c'était par là que le larmoyeur des tendresses de la femme essayait de rajeunir, de renouveler et de passionner le spiritualisme de l'art.
La désastreuse influence de la littérature sur la peinture se retrouvait à l'autre bout du monde artiste, dans un autre homme, un peintre de prose, Paul Delaroche, l'habile arrangeur théâtral, le très-adroit metteur en scène des cinquièmes actes de chronique, l'élève de Walter Scott et de Casimir Delavigne, figeant le passé dans le trompe-l'œil d'une couleur locale à laquelle manquaient la vie, le mouvement, la résurrection de l'émotion.
De tels hommes, malgré la mode du moment et la gloire viagère du succès, n'étaient, au fond, que des personnalités stériles. Ils pouvaient monter un atelier, faire des élèves; mais la nature de leur tempérament, le principe d'infécondité de leurs œuvres, les condamnaient à ne pas créer d'école. Leur action, restreinte fatalement à un petit cercle de disciples, ne devait jamais s'élever à cette large influence des maîtres qui décident les courants, déterminent la vocation d'avenir d'une génération, font lever le lendemain de l'art des talents d'une jeunesse.
Au-dessous de la grande peinture, parmi les genres créés ou renouvelés par le mouvement romantique, le paysage se débattait, encore à demi méconnu, presque suspect, contre les sévérités du jury et les préjugés du public. Malgré les noms de Dupré, de Cabat, de Huet, de Rousseau qui ne pouvaient forcer les portes du Salon, le paysage n'avait point alors l'autorité, la considération, la place dans l'art qu'il devait finir par conquérir à coups de chefs-d'œuvre. Et ce genre, réputé inférieur et bas, contre lequel s'élevaient les idées du passé, les défiances du présent, n'avait guère de tentation pour le jeune talent indécis dans sa voie et cherchant sa carrière. L'orientalisme, né avec Decamps et Marilhat, paraissait épuisé avec eux. Ce qu'avait essayé de remuer Géricault dans la peinture française semblait mort. On ne voyait nulle tentative, nul effort, nulle audace qui tentât la vérité, s'attaquât à la vie moderne, révélât aux jeunes ambitions en marche ce grand côté dédaigné de l'art: la contemporanéité. Couture ne faisait qu'exposer son premier tableau, l'Enfant prodigue. Et depuis quelques années, il n'y avait guère eu qu'un coloriste sorti des talents nouveaux: un petit peintre de génie naturel, de tempérament et de caprice, jouant avec les féeries du soleil, doué du sentiment de la chair, et né, semblait-il, pour retrouver le Corrége dans une Orientale d'Hugo: Diaz avait apporté, à l'art de 1830 à 1840, sa franche et éblouissante originalité. Mais sa peinture était une peinture indifférente. Elle ne cherchait et ne donnait rien que la sensation de la lumière d'une femme ou d'une fleur. Elle ne parlait à la passion de personne. Toute âme lui manquait pour toucher et retenir à elle autre chose que les yeux.
Dans cette situation de l'art, rejetée, rattachée à la grande peinture par cette lassitude ou ce mépris des autres genres, la génération qui se levait, l'armée des jeunes gens nourris dans la pratique de la peinture historique ou religieuse, allait fatalement aux deux personnalités supérieures et dominantes, aux deux tempéraments extrêmes et absolus qui commandaient dans l'École d'alors aux passions et aux esprits. Ceux-ci demandaient l'inspiration au grand lutteur du Romantisme, à son dernier héros, au maître passionnant et aventureux, marchant dans le feu des contestations et des colères, au peintre de flamme qui exposait en 1839, Cléopâtre, Hamlet et les Fossoyeurs; en 1840, la Justice de Trajan; en 1841, l'Entrée des Croisés à Constantinople, un Naufrage, une Noce juive. Mais ce n'était qu'une minorité, cette petite troupe de révolutionnaires qui s'attachaient et se vouaient à Delacroix, attirés par la révélation d'un Beau qu'on pourrait appeler le Beau expressif. La grande majorité de la jeunesse, embrassant la religion des traditions et voyant la voie sacrée sur la route de Rome, fêtaient rue Montorgueil le retour de M. Ingres comme le retour du sauveur du Beau de Raphaël. Et c'est ainsi qu'avenirs, vocations, toute la jeune peinture, à ce moment, se tournaient vers ces deux hommes dont les deux noms étaient les deux cris de guerre de l'art:—Ingres et Delacroix.