Anatole Bazoche était le fils d'une femme restée veuve sans fortune, qui avait eu l'intelligence de se faire une position dans une spécialité de la mode presque créée par elle. Entrepreneuse de broderie pour la haute confection, elle avait eu l'imagination de ces nouveautés bizarres qui charmèrent le goût de la Restauration et des premières années du règne de Louis-Philippe: les ridicules à pendants d'acier, les manchons en velours noir avec broderie en soie jaune représentant des kiosques, les boas pour l'exportation, roses, brodés d'argent et recouverts de tulle noir. Au milieu de cela, elle avait eu aussi l'invention des toilettes de féerie: c'était elle qui avait introduit la lame dans les robes de bal, édité les premières robes à étincelles, étonné les bals citoyens des Tuileries avec ces jupes et ces corsages où scintillaient des élytres d'insectes des Antilles. A ce métier de trouveuse d'idées et de dessins, elle gagnait de huit à dix mille francs par an.
Elle mit Anatole au collége Henri IV
Au collége, Anatole dessina des bonshommes en marge de ses cahiers. Le professeur Villemereux qui s'y reconnut, en le mettant aux arrêts pour cela, lui prédit la potence,—une prédiction qui commença à mettre autour d'Anatole le respect contagieux dans les foules pour les grands criminels et les caractères extraordinaires. Puis, plus tard, en le voyant exécuter à la plume, trait pour trait, taille pour taille, les bois de Tony Johannot du Paul et Virginie publié par Curmer, ses camarades prirent pour lui une espèce d'admiration. Penchés sur son épaule, ils suivaient sa main, retenaient leur souffle, pleins de l'attention religieuse des enfants devant ce mystère de l'art: le miracle du trompe-œil. Autour de lui on murmurait tout bas: «Oh! lui, il sera peintre!» Il sentait la classe le regarder avec des yeux moitié fiers et moitié envieux, comme si elle le voyait déjà destiné à une carrière de génie.
Son idée d'être peintre lui vint peu à peu de là: de la menace de ses professeurs, de l'encouragement de ses camarades, de ce murmure du collége qui dicte un peu l'avenir à chacun. Sa vocation se dégagea d'une certaine facilité naturelle, de la paresse de l'enfant adroit de ses mains, qui dessine à côté de ses devoirs, sans le coup de foudre, sans l'illumination soudaine qui fait jaillir un talent du choc d'un morceau d'art ou d'une scène de nature. Au fond, Anatole était bien moins appelé par l'art qu'il n'était attiré par la vie d'artiste. Il rêvait l'atelier. Il y aspirait avec les imaginations du collége et les appétits de sa nature. Ce qu'il y voyait, c'était ces horizons de la Bohême qui enchantent, vus de loin: le roman de la Misère, le débarras du lien et de la règle, la liberté, l'indiscipline, le débraillé de la vie, le hasard, l'aventure, l'imprévu de tous les jours, l'échappée de la maison rangée et ordonnée, le sauve qui peut de la famille et de l'ennui de ses dimanches, la blague du bourgeois, tout l'inconnu de volupté du modèle de femme, le travail qui ne donne pas de mal, le droit de se déguiser toute l'année, une sorte de carnaval éternel; voilà les images et les tentations qui se levaient pour lui de la carrière rigoureuse et sévère de l'art.
Mais, comme presque toutes les mères de ce temps-là, la mère d'Anatole avait pour son fils un idéal d'avenir: l'École polytechnique. Le soir, en tisonnant son feu, elle voyait son Anatole coiffé d'un tricorne, l'habit serré aux hanches, l'épée au côté, avec l'auréole de la Révolution de 1830 sur son costume; et elle se regardait d'avance passer dans les rues, lui donnant le bras. Ce fut un grand coup quand Anatole lui parla de se faire artiste: il lui sembla qu'elle avait devant elle un officier qui déchirait son uniforme, et tout l'orgueil de son âge mûr s'écroula.
De la troisième jusqu'à la rhétorique, le collégien eut à chaque sortie à batailler avec elle. A la fin, comme il s'arrangeait toujours pour être le dernier en mathématiques, la mère, faible comme une veuve qui n'a qu'un fils, céda et se résigna en gémissant. Seulement, pour préserver autant que possible l'innocence d'Anatole, dans une carrière qui la faisait trembler d'avance par ses périls de toutes sortes, elle demanda à un vieil ami de chercher dans ses connaissances et de lui indiquer un atelier où les mœurs de son fils seraient respectées.
A quelques jours de là, le vieil ami menait le jeune homme chez un élève de David qui s'appelait d'un nom fameux en l'an IX, Peyron, et qui consentait à recevoir Anatole sur le bien qu'on lui en disait.
Il y avait bien un embarras: l'atelier de M. Peyron était un atelier de femmes, mais d'âge si vénérable, sans aucune exception, qu'Anatole put y faire son entrée sans intimider personne. Il se trouva même, à la fin du troisième jour, occuper si peu ces respectables demoiselles, qu'il se sentit humilié dans sa qualité d'homme, et déclara péremptoirement le soir à sa mère qu'il ne voulait plus retourner dans une pareille pension de Parques.
Il entrait alors chez le peintre d'histoire Langibout, qui avait rue d'Enfer un atelier de soixante élèves. Il montait d'abord chez un élève nommé Corsenaire, qui travaillait dans le haut de la maison. Il y restait six mois à dessiner d'après la bosse; puis redescendait dans le grand atelier d'en bas, pour dessiner d'après le modèle vivant.
Il trouvait là Coriolis et Garnotelle entrés dans l'atelier depuis deux ou trois ans.