De loin en loin, une distraction furieuse, une noce enragée rompait cette monotonie de la vie d'atelier. Par un beau jour tout plein de soleil, et promettant l'été, quelqu'un demandait ce qu'il y avait à la masse; et quand les entrées de 25 francs payés par chaque élève et exigés rigoureusement de tous, sans exception, par Langibout, quand ces entrées, appelées les bienvenues, montaient à une somme de quelques centaines de francs, on convenait d'aller manger la masse à la campagne. Alors tout l'atelier partait, suivi du modèle de la semaine, et se lançait aux champs dans les costumes les plus farouches, avec les vareuses les plus rouges, les chapeaux les plus révolutionnaires, des oripeaux hurlants et des mises forcenées. La jeunesse de tous débordait sur le chemin; ils allaient avec des cris, des gestes, des chansons, une gaieté violente qui effarouchait la banlieue et violait la verdure. Tout les grisait, leur nombre, leur tapage, la chaleur; et ils marchaient en casseurs, animés, tumultueux, batailleurs, avec cette insolence de joie qui démange les mains, et cette envie de vaillance qui appelle les coups.
A la porte Fleury, dans un cabaret en plein air, la bande dînait. Et c'était une ripaille, des poulets déchirés, des bouteilles entonnées par le goulot, des paris de goinfrerie et de saoûlerie, une espèce de vanité et d'ostentation d'orgie grasse qui cachait, sous les lilas des environs de Paris, des licences de kermesse et des fonds de tableaux de Teniers.
Puis, la nuit tombée, quand tous étaient ivres, et que les plus doux avaient bu un vin de colère, la troupe, chantant à tue-tête et armée d'échalas pris dans les vignes, se répandait au hasard sur une route où elle espérait trouver l'hostilité, la haine du paysan d'auprès de Paris pour le Parisien. Sur les ciels d'été, les ciels lourds et fumeux, zébrés de noir par des nuages d'orage, les artistes se découpaient en silhouettes agitées et fiévreuses; et la nuit donnant sa terreur à la fantaisie de leurs costumes, à la furie de leurs gestes, à leurs ombres, au point de feu de leurs pipes, il se levait de ce qu'on voyait vaguement d'eux comme une sinistre apparence fantastique de bandits légendaires: on eût cru voir les truands de l'Idéal sur un horizon de Salvator Rosa.
L'atelier en était un soir à une de ces fins de bienvenue. L'on revenait. Sur la route on trouva une cour ouverte, et dans la cour, des blanchisseuses. Aussitôt, l'on eut l'idée d'un bal, et l'on organisa, en plein vent, la salle et la danse avec des chandelles achetées chez un épicier, et que tenaient dans leurs mains ceux qui ne dansaient pas. Le modèle avait apporté un violon: ce fut la musique. Mais, au milieu du quadrille, les garçons du village se ruaient sur les messieurs qui dansaient. La bataille s'engageait, une bataille sauvage, au milieu de laquelle Coriolis se jetant, les manches retroussées, couchait avec son échalas deux des paysans par terre. A la fin, les garçons battus se sauvaient pour aller chercher du renfort dans le pays. Il n'y avait plus qu'à partir.
Mais Coriolis s'entêtait à rester. Il traita ses camarades de lâches. Il ramassa des pierres qu'il jeta dans le cabaret dont il venait de sortir. Il voulait se battre. Il fallut que ses camarades l'entraînassent de force. Tous étaient étonnés de sa rage, de ce besoin fou qu'il avait des coups.
—Comment! tu n'es pas content?—lui dit Anatole,—tu n'as rien reçu et tu en as descendu deux!… Ah! tu y allais bien… Moi, j'ai donné un joli coup de pied à hauteur d'estomac dans un grand serin qui m'ennuyait… Mais deux, c'est très-gentil…
—Non, non,—répéta Coriolis,—des lâches, les amis! Nous aurions dû leur donner une tripotée à ne pas leur donner envie de revenir… Des lâches, je te dis, les amis!
Et sur tout le chemin jusqu'à Paris, son grand corps donna tous les signes d'une colère de créole qui ne veut rien entendre.
Naz de Coriolis était le dernier enfant d'une famille de Provence, originaire d'Italie, qui, à la Révolution de 89, s'était réfugiée à l'île Bourbon. Un oncle, qui était son tuteur, lui faisait une pension de six mille francs, et devait lui laisser à sa mort une quinzaine de mille livres de rentes. Ce nom aristocratique, cette pension, cet avenir, qui était une fortune à côté de la pauvreté de ses camarades, l'élégance de tenue de Coriolis, le monde où l'on se disait qu'il allait, les maîtresses avec lesquelles il avait été rencontré, les restaurants où on l'avait entrevu, mettaient entre lui et l'atelier le froid d'une certaine réserve. Langibout lui-même éprouvait une sorte de gêne avec le «gentilhomme», comme il l'appelait; et il y avait un peu de brusquerie amère dans la façon dont il laissait tomber sur ses esquisses si vives et si colorées:—«C'est très-bien, très-bien… mais c'est fermé pour moi… vous savez, je ne comprends pas…» On plaisantait un peu Coriolis, mais doucement, prudemment, avec des malices qui ne s'aventuraient pas trop. On savait que les charges trop fortes ne réussiraient pas avec lui. On se rappelait son duel avec Marpon, lors de son entrée à l'atelier, le duel pour rire, avec des balles de liége, traditionnel dans les ateliers, et qui faillit ce jour-là devenir tragique: Coriolis, frappant sur la main du témoin qui allait charger les pistolets, avait fait tomber les deux balles inoffensives, et, tirant de sa poche deux vraies balles de plomb, avait exigé un nouveau et sérieux chargement. Il était donc respecté; mais c'était tout. Quoiqu'il ne montrât aucune hauteur dans sa personne, ni dans ses manières, quoiqu'il fût reconnu bon garçon, qu'il jouât sa partie dans toutes les gamineries, qu'il fût des jeux, des griseries et des batailles de l'atelier, c'était un camarade avec lequel les autres élèves ne se sentaient pas à l'aise et n'avaient que les rapports de l'atelier. Et dans ce monde le seul intime de Coriolis était Anatole, un ami de collége de deux ans de grande cour à Henri IV. Amusé par sa gaieté, il lui permettait, lui pardonnait tout, avec cette espèce d'indulgence qu'a un gros chien pour un roquet.
—Reconduis-moi,—lui dit-il, quand ils furent sur le pavé de Paris.
Arrivé chez lui:—Tu déménages?—fit Anatole en regardant le sens dessus dessous de l'appartement et des commencements d'emballage.
—Non, je pars,—dit Coriolis d'un ton de voix dégrisé.
—Tu t'en retournes à Bourbon?
—Non, je vais me promener en Orient.
—Bah!
—Oui, j'ai besoin de changer d'air… Ici, je sens que je ne peux rien faire… J'aime trop Paris, vois-tu… Ce gueux de Paris, c'est si charmant, si prenant, si tentant! Je me connais et je me fais peur: Paris finirait par me manger… Il me faut quelque chose qui me change… du mouvement… Je suis ennuyé de moi, de ma peinture, de l'atelier, de ce qu'on nous serine ici… Il me semble que je suis fait pour autre chose… Après ça, on croit toujours ça… Enfin, là-bas, je me figure… je verrai bien si Decamps et Marilhat ont tout pris, n'ont rien laissé aux autres. Il y a peut-être encore à voir après eux… Et puis, je serai seul… c'est bon pour se reconnaître et se trouver… Les distractions, absence totale… Plus de dîners de Boissard, plus de soupers, plus de nuits au champagne… Rien! je serai bien forcé de travailler… Mon brave homme d'oncle fait les choses très proprement… Il est enchanté, tu comprends, de me voir quitter le boulevard… Et dire que toutes ces idées raisonnables-là, c'est une femme qui me les a données!… mon Dieu, oui… en me flanquant à la porte! Ah ça! tu m'écriras, hein? parce qu'une fois là… j'y resterai quelque temps… Je voudrais revenir avec de quoi étaler, devenir quelqu'un quand je remettrai les pieds à Paris… Tu sais, quand on voit son talent quelque part… On m'a dit souvent que j'avais un tempérament de coloriste… Nous verrons bien!
Et devant l'avenir, la séparation, les deux amis, revenant au passé, se mirent à causer de leur liaison, du collége, retrouvant dans leurs souvenirs l'enfance de leur amitié. Il était trois heures du matin quand Coriolis dit à Anatole:
—Ainsi, c'est convenu, tu m'embarques mercredi…
—Oui, je viendrai avec Garnotelle.