Il fallut que la mère d'Anatole mît sa robe de velours pour venir désarmer Langibout et le décider à reprendre son garçon. Le «poil» qu'il eut à subir à sa rentrée, la menace d'une expulsion à la première peccadille refroidirent pour quelque temps la folle gaieté d'Anatole et ses facétieuses imaginations. Il devint presque raisonnable et se mit à piocher. On le vit arriver à six heures et travailler consciencieusement ses cinq heures de séance presque silencieux, à demi grave. Il ne perdit plus de journées à courir à la recherche des modèles dans ces excursions en fiacre, à trois ou quatre, qui fouillaient toute la rue Jean-de-Beauvais. Il s'appliquait, poussait ses études, soignait ses esquisses plus qu'il ne les avait jamais soignées, ne bougeant plus de son tabouret, toujours présent quand venait la leçon de Langibout, sur la mine rébarbative duquel il cherchait à voir, avec un regard craintif et un sourire humble, s'il était tout à fait pardonné. Les progrès qu'il se sentait faire, et dont il percevait la reconnaissance autour de lui dans le contentement mal dissimulé de Langibout et les regards curieux et étonnés de ses camarades, soutinrent l'effort de son travail pendant plusieurs mois, au bout desquels il se leva en lui, d'une bouffée de vanité, une petite espérance, un grand désir, une ambition.
Anatole était le vivant exemple du singulier contraste, de la curieuse contradiction qu'il n'est pas rare de rencontrer dans le monde des artistes. Il se trouvait que ce farceur, ce paradoxeur, ce moqueur enragé du bourgeois, avait, pour les choses de l'art, les idées les plus bourgeoises, les religions d'un fils de Prudhomme. En peinture, il ne voyait qu'une peinture digne de ce nom, sérieuse et honorable: la peinture continuant les sujets de concours, la peinture grecque et romaine de l'Institut. Il avait le tempérament non point classique, mais académique, comme la France. Le Beau, il le voyait entre David et M. Drolling. Le collége, l'écho imposant des langues mortes et des noms sombres de l'histoire ancienne, l'écrasement des pensums et de la grandeur des héros, lui avait plié l'esprit à une sorte de culte instinctif, plat et servile, non de l'antiquité, mais de l'Homère de Bitaubé. Le poncif héroïque lui inspirait un peu du respect qu'imprime au peuple, dans un parterre, la noblesse et la solennité de la représentation d'un temps enfoncé dans les siècles. Il avait à la bouche toutes les admirations reçues, tous les enthousiasmes traditionnels pour les grands stylistes, les grands coloristes; mais, au fond, sans oser se l'avouer, il sentait plus et goûtait mieux un Picot qu'un Raphaël. Ces dispositions faisaient qu'il méprisait à peu près toute la peinture des talents vivants, s'en détournait avec des regards de mépris ou des compliments de protection, et ne regardait guère, avec des yeux furieux d'attention et lui sortant de la tête, que les petites toiles néo-grecques menant Aristophane à Guignol.
Pour un homme de ce tempérament et de ces idées, il y avait un grand rêve: le prix de Rome. Et c'est là qu'allaient bientôt toutes les aspirations de ses heures de travail. Ce que représentait le prix de Rome dans la pensée d'Anatole, ce n'était pas le séjour de cinq ans dans un musée de chefs-d'œuvre; ce n'était pas l'éducation supérieure de son métier et la fécondation de sa tête; ce n'était pas Rome elle-même: c'était l'honneur d'y aller, de passer par ce chemin suivi par tous ceux auxquels il trouvait du talent. C'était pour lui, comme pour le jugement bourgeois et l'opinion des familles, la reconnaissance, le couronnement d'une vocation d'artiste. Dans le prix de Rome, il voyait cette consécration officielle, dont malgré tous leurs dehors d'indépendance, les natures bohêmes sont plus jalouses et plus avides que toutes les autres. Dans Rome, il voyait la capitale de la considération de l'Art, un lieu ennoblissant et supérieurement distingué, qui était un peu pour lui comme le faubourg Saint-Germain pour un voyou.
Il devenait assidu aux cours du soir de l'École des beaux-arts. Il attrapait même une seconde médaille, en ajoutant, avec une touche spirituelle, à sa figure terminée, les habits, la pipe et le cornet de tabac du modèle jetés sur un tabouret. Et tout à coup, pris d'une résolution subite, effrontée, se fiant à un coup de chance, au hasard qui aime les hasardeux, il alla, sans prévenir Langibout, se présenter au premier des trois concours pour le prix de Rome. C'était au mois d'avril 1844.
Par une froide matinée de la fin de ce mois, Anatole, son chevalet à la main, un cervelas dans une poche, arrivait bravement à l'École, sur les cinq heures et demie, avec l'émotion d'une mauvaise nuit. A six heures, l'appel des inscrits était fait. Les premiers médaillés, usant du droit de leur médaille, prenaient possession des vingt cellules; les autres se partageaient à deux les cellules qui restaient. Le professeur du mois apparaissait au fond du corridor, et dictait le sujet de l'esquisse, en appuyant sur les mots soulignés indiquant le moment de la scène, et que ramassaient en sourdine, avec des queues de mots, les élèves sur le pas de leurs cellules. Là-dessus, on entrait en loge. Dans les cellules à deux, les défiants se dépêchaient de clouer une couverture entre leur toile et le camarade pour n'être pas chipés. Anatole, lui, ne cloua rien, se jeta au travail, mangea son cervelas sans lâcher son esquisse, travailla jusqu'à la dernière minute de la dernière heure. Au dernier quart d'heure de clarté déjà nébuleuse, il mettait encore des points lumineux dans sa toile à la lueur du jour des lieux.