Le lendemain de cette séparation, Anatole entrait dans l'atelier à l'heure où Langibout faisait sa leçon. Il avait le petit air modestement fier qui s'attend à des félicitations.
—Vous voilà, petit misérable!—lui cria Langibout d'une voix terrible dès qu'il l'aperçut.—Comment! avec ce que vous savez, vous avez eu le front de concourir? Et vous êtes reçu le neuvième! C'est dégoûtant… Mais est-ce que vous avez jamais eu l'idée que vous seriez capable de peindre une académie, petit animal? Vous serez refusé au second concours, et vous aurez pris pour rien du tout la place d'un autre qui avait la chance d'avoir le prix… Quand je pense que vous auriez pu le faire manquer à Garnotelle! un garçon qui sait, lui, et qui est à sa dernière année… Ah! si c'était arrivé par exemple, je vous aurais flanqué à la porte! Je vous aurais flanqué à la porte!…—répéta plus vivement Langibout, et il s'avança sur Anatole qui baissa la tête sur son carton, comme devant la menace d'une calotte. Ce furent là toutes les félicitations de Langibout. Du reste, il ne s'était pas trompé: la semaine suivante, au concours de l'académie peinte, Anatole fut refusé. Garnotelle passait le troisième dans les dix admis à entrer en loge.
Garnotelle montrait l'exemple de ce que peut, en art, la volonté sans le don, l'effort ingrat, ce courage de la médiocrité: la patience. A force d'application, de persévérance, il était devenu un dessinateur presque savant, le meilleur de tout l'atelier. Mais il n'avait que le dessin exact et pauvre, la ligne sèche, un contour copié, peiné et servile, où rien ne vibrait de la liberté, de la personnalité des grands traducteurs de la forme, de ce qui, dans un beau dessin d'Italie, ravit par l'attribution du caractère, l'exagération magistrale, la faute même dans la force ou dans la grâce. Son trait consciencieux, sans grandeur, sans largeur, sans audace, sans émotion, était pour ainsi dire impersonnel. Dans ce dessinateur, le coloriste n'existait pas, l'arrangeur était médiocre, et n'avait que des imaginations de seconde main, empruntées à une douzaine de tableaux connus. Garnotelle était, en un mot, l'homme des qualités négatives, l'élève sans vice d'originalité, auquel une sagesse native de coloris, le respect de la tradition de l'école, un précoce archaïsme académique, une maturité vieillote, semblaient assurer et promettre le prix de Rome.
Malgré trois échecs successifs, Langibout gardait l'espérance opiniâtre du succès pour cet élève persistant et méritant, auquel un double lien l'attachait: une similitude et une parité d'origine, une ressemblance de son vieux talent avec ce jeune talent classique. L'avenir lui semblait ne pouvoir échapper; tout ce qu'il estimait dans ce compatriote de Flandrin à son caractère, à cette ténacité que Garnotelle mettait en tout, apportant à la plaisanterie même comme l'entêtement d'un canut.
Né de pauvres ouvriers, Garnotelle avait eu la chance de ne pas naître à Paris, et de trouver, autour de sa misérable vocation, toutes les protections qui soutiennent et caressent en province une future gloire de clocher.
Le conseil municipal l'avait envoyé à Paris avec douze cents francs de pension, et, dans sa sollicitude maternelle, l'avait logé dans un hôtel vertueux, où les mœurs des pensionnaires étaient surveillées par un hôtelier tenu à un rapport sur leurs rentrées. Il avait été augmenté de deux cents francs, lors de sa réception à l'École des Beaux-Arts. Au bout de deux médailles, il avait été porté à dix-neuf cent francs. Une pension de deux mille quatre cents francs l'attendait quand il serait envoyé à Rome. Déjà venaient à lui, sans qu'il se fût produit, des commandes, des restaurations de chapelle, des portraits de gens de son endroit. Il sentait derrière lui tous ces bras d'une province qui poussent un fils dont elle attend de l'honneur, du bruit, toutes ces mains qui jettent au commencement de la carrière de quelqu'un du pays, les recommandations de l'évêque, l'influence toute-puissante du député, le tapage d'éloges de la presse locale.
Malgré cette place de troisième, le maître et l'élève n'étaient pas rassurés. C'était le va-tout de l'avenir de Garnotelle, sa dernière année de concours; et Langibout avait beau se répéter toutes les chances de ce talent honnête et courageux, ses titres à la justice charitable du jury de l'école, il gardait un fond d'inquiétude. Il lui semblait qu'il y avait de mauvais courants et des menaces dans l'air. Des bruits d'ateliers, un commencement de bourdonnement d'opinion, jetaient en avant les noms de deux ou trois jeunes gens, dont le talent nouveau, hardi, sympathique, pouvaient s'imposer au jury et triompher de ses répugnances.
Le programme du concours de cette année-là était un de ces sujets tirés du Selectæ, que semblent régulièrement tous les ans dicter à l'Institut, dans un songe, les ombres de Caylus et d'André Bardon: «Brennus assiégeant Rome, les vieillards, les femmes et les enfants assistent au départ des jeunes hommes qui montent au Capitole pour le défendre. Les Flamines descendent du temple de Janus, portant les vases et les statues sacrés, et distribuent des armes aux guerriers qu'ils bénissent.»
Garnotelle passa soixante-dix jours en loge à faire son tableau, travaillant jusqu'à la nuit, sans perdre une heure, avec l'acharnement de toute sa volonté, une rage d'application, le suprême effort de toutes les ambitions et de toutes les espérances de sa médiocrité.
Arrivait l'Exposition: son tableau était déjà jugé; car à ce concours, les élèves ne s'étaient pas contentés, selon l'habitude ordinaire, de saloper, c'est-à-dire de faire des trous dans la cloison pour regarder l'esquisse du voisin: profitant de l'inexpérience d'un gardien nouveau qu'on avait fait poser, le dos tourné aux portes des cellules, sous prétexte de faire son portrait, les concurrents s'étaient rendus visite les uns aux autres, et avec la justice loyale et spontanée des jugements de rivaux, le prix avait été décerné d'un commun accord à un tout jeune homme nommé Lamblin. A l'Exposition, ce jugement était /confirm/ié par le public et la critique, qui restaient froids devant la sage ordonnance des Flamines de Garnotelle, la pauvre symétrie des troupes, la banale rouerie des draperies, le mouvement mort et mannequiné de la scène, la déclamation des gestes. Deux toiles de ses concurrents lui étaient opposées comme supérieures par le sentiment de la scène, l'entente de la grandeur et du pathétique historiques, des parties enlevées de verve. Et pour la première place, elle était donnée sans conteste à la toile de Lamblin, à laquelle les plus sévères accordaient une rare solidité de couleur, et le plus grand goût d'austérité tragique.
Mais Lamblin avait eu l'imprudence d'exposer au dernier Salon un tableau dont on avait parlé, et autour duquel s'était fait un de ces bruits que les professeurs n'aiment pas à entendre autour du nom d'un élève. Puis, il n'avait que vingt-deux ans, l'avenir était devant lui, il pouvait attendre. Lui donner le prix, c'était l'enlever à un honnête travailleur, consciencieux, régulier, modeste, à un concurrent de la dernière année, auquel les échecs mêmes avaient un peu promis le prix de Rome: à ces considérations se joignait un intérêt naturel pour un pauvre diable méritant, et venu de bas, qui s'était élevé par l'étude. Des recommandations puissantes de Lyonnais haut placés firent encore pencher la balance du jury: Garnotelle eut le premier prix. On écarta Lamblin, pour que le rapprochement de son nom, le souvenir de sa toile n'écrasât pas trop le couronné: il n'eut pas même une mention; et pour sauver le jugement, des articles furent envoyés aux journaux amis, où l'on appuyait sur le caractère d'élévation et de pureté de sentiment du tableau vainqueur. Mais ceci ne trompa personne: c'était un fait trop flagrant que le prix de Rome venait d'être encore une fois donné, non au talent et à la promesse de l'avenir, mais à l'application, à l'assiduité, aux bonnes mœurs du travail, au bon élève rangé et borné. Et la victoire de Garnotelle tomba dans le mépris de l'École, dans le soulèvement qu'inspire à la jeunesse une iniquité de juges et de maîtres.
Anatole était une de ces heureuses natures trop légères pour nourrir la moindre amertume. Il n'eut aucune jalousie de cette victoire qu'il avait tant rêvée. Il trouva que Garnotelle avait de la chance; ce fut tout. Et lors de la grande partie de campagne d'octobre à Saint-Germain, à cette fête des prix de Rome, où les cinquante-cinq logistes de l'année mêlés à des anciens, à des amis, courent la forêt, sur des rosses louées, avec des pantalons de clercs d'huissier remontés aux genoux et l'air d'un état-major de bizets dans une révolution, Anatole fut toujours en tête de la grotesque cavalcade. Au dîner traditionnel du pavillon Henri IV, dans la casse de toute la table et le bruit de deux pianos apportés par les prix de musique, il domina le bruit, le tapage et les deux pianos. Et quand on revint, il étourdit jusqu'à Paris, la nuit et le sommeil de la banlieue avec la chanson nouvelle, improvisée par un architecte, ce soir-là, au dessert du dîner, et populaire le lendemain:
«Gn'y en a,
Gn'y en a,
Que c'est de la fameuse canaille!…»