Venait l'été: Anatole passait de la peinture aux plaisirs, aux joies de l'eau, à la passion parisienne du canotage.
Amarré à Asnières, le canot qu'il avait acheté dans sa veine de richesse s'emplit, tous les jeudis et tous les dimanches, de cette société d'amis et d'inconnus familiers qui se groupent autour du bateau d'un bon enfant, et l'enfoncent dans l'eau jusqu'au bordage. Il tombait dedans des passants, des passantes, des camarades des deux sexes, des à peu près de peintres, des espèces d'artistes, des femmes vagues dont on ne savait que le petit nom, des jeunes premières de Grenelle, des lorettes sans ouvrage, prises de la tentation d'une journée de campagne et du petit bleu du cabaret. Cela sautait d'une troisième classe de chemin de fer, surprenait Anatole et son équipe dans leur café d'habitude; et s'ils étaient partis, les ombrelles en s'agitant, arrêtaient du bord le canot en vue. Tout le jour on riait, on chantait, les manches se retroussaient jusqu'aux aisselles, et de jolis bras remuants, maladroits à ce travail d'homme, brillaient de rose entre les éclairs de feu des avirons relevés.
On goûtait la journée, la fatigue, la vitesse, le plein air libre et vibrant, la réverbération de l'eau, le soleil dardant sur la tête, la flamme miroitante de tout ce qui étourdit et éblouit dans ces promenades coulantes, cette ivresse presque animale de vivre que fait un grand fleuve fumant, aveuglé de lumière et de beau temps.
Des paresses, par instants, prenaient le canot qui s'abandonnait au fil du courant. Et lentement, ainsi que ces écrans où tournent les tableaux sous les doigts d'enfants, se déroulaient les deux rives, les verdures trouées d'ombre, les petits bois margés d'une bande d'herbe usée par la marche des dimanches; les barques aux couleurs vives noyées dans l'eau tremblante, les moires remuées par les yoles attachées, les berges étincelantes, les bords animés de bateaux de laveuses, de chargements de sable, de charrettes aux chevaux blancs. Sur les coteaux, le jour splendide laissait tomber des douceurs de bleu velouté dans le creux des ombres et le vert des arbres; une brume de soleil effaçait le Mont-Valérien; un rayonnement de midi semblait mettre un peu de Sorrente au Bas-Meudon. De petites îles aux maisons rouges, à volets verts, allongeaient leurs vergers pleins de linges étincelants. Le blanc des villas brillait sur les hauteurs penchées et le long jardin montant de Bellevue.
Dans les tonnelles des cabarets, sur le chemin de halage, le jour jouait sur les nappes, sur les verres, sur la gaieté des robes d'été. Des poteaux peints, indiquant l'endroit du bain froid, brûlaient de clarté sur de petites langues de sable; et dans l'eau, des gamins d'enfants, de petits corps grêles et gracieux, avançaient, souriants et frissonnants, penchant devant eux un reflet de chair sur les rides du courant.
Souvent aux petites anses herbues, aux places de fraîcheur sous les saules, dans le pré dru d'un bord de l'eau, l'équipage se débandait; la troupe s'éparpillait et laissait passer la lourdeur du chaud dans une de ces siestes débraillées, étendues sur la verdure, allongées sous des ombres de branches, et ne montrant d'une société qu'un morceau de chapeau de paille, un bout de vareuse rouge, un volant de jupon, ce qui flotte et surnage d'un naufrage en Seine. Arrivait le réveil, à l'heure où, dans le ciel pâlissant, le blanc doré et lointain des maisons de Paris faisait monter une lumière d'éclairage. Et puis c'était le dîner, les grands dîners du canot, les barbillons au beurre et les matelotes dans les chambres de pêcheurs et les salles de bal abandonnées, les faims dévorant les pains de huit livres, les soifs des cinq heures de nage, les desserts débordants de bruit, de tendresses, de cris, des fraternités, des expansions, des chansons et des bonheurs du mauvais vin…