Voilà plusieurs heures que M. et Mme de Mariolles-Sainte-Mary ont laissé Hargouët se dissiper à l'horizon, avec la montagne. Pau, blanche et grise, habillée de feuillages divers, s'est déroulée le long de la voie.—Orthez a fait montre de son pont, dont les guides illustrés abusent un peu, vraiment. Mais Francis Jammes n'était pas à la gare, ni sa pipe; et peut-être est-il à rêver de Guadeloupe sous quelqu'un de ces érables auxquels il se plaît à prêter le nom magnifique et barbare de liquidambars. En sorte que la gare est triste, sillonnée de rares figurants.
D'autres gares, inutiles aussi, se suivent: il y en a qui sont tout au bord de l'Adour, où l'on voit des gens qui jettent des filets, et de grands arbres dans les îles. Enfin, on aperçoit Bayonne, les deux clochers blancs d'une cathédrale haut perchée, des glacis, des contrescarpes. Le train semble tourner autour, faire exprès de s'arrêter, en des lieux tellement déserts que le chef de gare, évidemment, y est mort, lui aussi, sans avoir pu vendre un seul billet depuis l'Empire. Et on ne l'a pas remplacé.
Contre toute vraisemblance, quelqu'un monte, salue avec un air de connaissance. C'est un monsieur assez jeune, en costume de chasse, avec des belles moustaches couleur cirage. Mariolles n'a eu d'abord l'air satisfait qu'à moitié. («Saleté, pense-t-il, de Compagnie, qui ne met pas de coupés à ses trains omnibus.») Mais il se rassérène presque aussitôt. Somme toute, un tiers ne messied point, après plusieurs semaines d'un bonheur en tête-à-tête, à peine coupé de quelques beaux-parents. (Et encore, on ne pouvait même pas les garder à dîner: ils s'en allaient tout de suite, avec un air gêné et de croire qu'on n'attendait que leurs talons pour se remettre au lit.)
Mariolles présente le monsieur:
—Ma chère amie, le comte de San Buscar. Vous avez dû apprendre mon mariage, demande-t-il.
—Certainement, mon cher ami. Toutes mes plus sincères félicitations.
San Buscar dissimule mal, sur sa grosse figure, en regardant Sylvère, cette pensée commune aux hommes qui rencontrent de nouveaux mariés: «Si je pouvais être le premier avec qui elle le trompera!»
—Vous venez de la chasse, Monsieur?
—Si, justement. J'ai été tuer quelques sarcelles sur la Nive.
Et, s'adressant à Mariolles, en ouvrant les bras:
—On prend ce qu'on trouve. Il n'y a pas de gibier dans votre pays, mon cher. Je voudrais que vous vissiez ça, dans l'Amérique: c'est une chose extraordinaire.
—Il y a peut-être moins de chasseurs. A part cela, que devenez-vous? En garçon, à Biarritz?
—Mais non, mais non. La comtesse, elle est là aussi.
—(«Tiens, se dit Sylvère, tiens; tiens: la comtesse est là.» Et si elle n'ajoute pas dans son for intérieur: «Chouette, on va rigoler», c'est que ces expressions ne lui sont point familières.)
—Elle sera bien heureuse, ajoute San Buscar, de connaître Madame la baronne de Mariolles.
«Madame la baronne de Mariolles» s'incline avec un sourire, et Monsieur répond sans enthousiasme apparent:
—Certainement, nous serons bien honorés, quoique nous ne passions que quelques jours; et puis, vous savez, San Buscar, une jeune mariée, ça ne sort pas beaucoup.
—Tout de même, proteste tendrement Sylvère, vous ne comptez pas me laisser sous clef à l'hôtel, tandis que vous serez sur la plage?
—Et puis, mon cher, reprend l'étranger, si vous saviez comme Imogène est revenue du monde. Il y a deux mois, je parie, qu'elle n'a fait un boston ou une partie de tennis. Les Américaines, ça s'ennuie de tout, à un moment donné. Nous vivons comme deux bourgeois, aujourd'hui.
—Ça doit être bien amusant, dit Sylvère, pour dire quelque chose. Est-ce que Madame de... San Buscar reprise ses bas, avec un gros oeuf en buis, comme on nous faisait faire au couvent?
Dans son excessive hilarité, San Buscar met au jour des dents sans nombre. Il a l'air alors d'un crocodile qui ne serait pas dangereux, de ce pauvre crocodile sacré dont parle Hérodote, qui portait des bracelets d'or aux pattes de devant, des anneaux de terre émaillée aux oreilles, et qui, ce jour-là, n'avait plus faim: «Il était couché sur le bord du lac: les prêtres vinrent. Deux d'entre eux lui ouvrirent la gueule; un troisième lui jeta d'abord les gâteaux, ensuite la friture et finit par la boisson. Sur quoi le crocodile (très embêté) plongea et s'alla poser sur l'autre rive. Mais un autre étranger (ah, les étrangers!) étant survenu avec pareille offrande, les prêtres la prirent, firent le tour du lac, et, après avoir atteint le crocodile, lui donnèrent l'offrande de la même manière.» Après quoi, sans doute, le crocodile replonge, et ainsi de suite, tant que ça n'ennuie pas.
Entre temps on est en gare de Bayonne.
—Nous prenons une voiture pour Biarritz, dit Mariolles. Ambroise continue par La Négresse, avec les bagages.
San Buscar accepterait peut-être une place; mais comme on ne la lui offre pas:
—Moi, j'irai par le tram', dit-il. Vous n'avez pas besoin de mon valet de chambre? Il est là, avec le fusil.
—Merci. Il n'y a pas de brigands sur la route, je pense.
—Non. Plutôt autour de la cagnotte.
—A propos, et la partie?
—Ça va, ça va. Je vous raconterai.
Et on se sépare.
Pendant quelques jours encore les Mariolles défendent leur tête-à-tête. Ils se lèvent tard, ne descendent pas sur la plage, et font des promenades en voiture dans les environs. Des cochers, habillés comme le postillon de Longjumeau, les mènent sur les chemins blancs du Pays Basque, entre les églises trapues, les jeux de paume, les auberges à pêcheurs, les cimetières d'où on voit la mer. Il y a des maisons brillantes de chaux éparses dans la campagne, chacune sur une éminence et qui regarde d'un autre côté que sa voisine. Guéthary, Fontarabie et ses palais en guenilles, Saint-Jean-de-Luz leur ont tour à tour offert cette ombre tiède de l'automne, qui est pleine du bruit des feuilles froissées. Et ils ont été boire du chocolat sous les arceaux de la mélancolique Bayonne.
Mariolles éprouve un sentiment ambigu à promener sa femme dans ces lieux même où il a fait l'épreuve de sa tendresse, jadis, et tant de fois de sa luxure. Il y a un mauvais chemin sur la falaise qu'il reconnaîtra toujours pour l'avoir suivi sous une lune voilée; mais c'était cette nuit-là un chemin sans pareil, car il menait vers les baisers que Mariolles alors aimait plus que tout au monde. Il y a une auberge aussi, une auberge basse avec un rang de platanes, où, tout un après-midi pluvieux, il a attendu une lettre—qui n'est pas venue.—Que n'y at-il pas encore, pour faire se dresser à toute heure sur ses pas quelque image gracieuse ou lubrique: ce chalet, peint de noir et de rouge, qu'habitèrent de jeunes courtisanes qui étaient soeurs et d'une si prodigieuse impudicité—et l'hôtel où, un jour de neige, que la mer était couleur d'étain, un garçon complaisant lui avait amené une petite fille du Phare—et dix ou douze bancs encore, épars dans la ville comme dans sa mémoire, qui lui rappellent les conversations les plus diverses et les plus semblables.
Mais il regarde marcher à son côté l'incomparable Sylvère, et devant ce sourire jeune, cette gorge hardie, tout ce corps élastique, il sent s'évanouir le passé.
—Comme vous marchez bien, Sylvère.
—C'est que j'ai du sang de Basques, répond la jeune femme avec fierté.
—Et quel dommage qu'avec ces jambes-là vous ne sachiez pas danser, pour ainsi dire!
—Je danse donc bien mal?
—Je ne vous dirai pas: comme une main, parce que ce ne serait pas poli; mais, franchement, vous ne dégotez pas Mlle Chasle.
—Comme vous parlez mal, Tony.
—L'habitude de la bonne société. Si je n'avais fréquenté qu'avec des cocottes, ainsi que Madame votre mère se plaît à l'imaginer, je m'exprimerais, certes, avec bien plus de propriété et de rigueur; n'y ayant personne au monde qui exige...
—Ah! non, pas comme ça: vous me rappelez M. Le Lambin, notre professeur de géographie à Versailles.
—La savez-vous, au moins?
—Un peu. Le commencement.
—Et Sylvère récita:
«La géographie, qui embrasse par définition le reste des arts, puisque, non contente de décrire les accidents pour ainsi dire physiques de notre planète, elle s'attache encore aux moeurs et à la coutume des hommes, se recommande, mieux encore que la mythologie, à la faveur des jeunes personnes, par la pureté comme par la variété de son discours, en sorte...» Et Sylvère respira.
Ils étaient arrivés près du Port Vieux. Par l'échancrure on voyait la mer, d'un bleu profond, palpiter sous un ciel plus pâle. La bonne odeur du sel remplissait l'air. Ils descendirent jusqu'au creux de la petite plage, s'assirent à l'ombre.
Autour d'eux des enfants faisaient des pâtés de sable. Plus loin, un abbé espagnol, l'air carliste, causait avec une institutrice allemande: celle-ci, par intervalles, se levait, marchait sur une paisible petite fille en rose qui jouait à quelques pas de là, et l'apostrophait d'objurgations gutturales en la secouant par l'épaule.
—D'ailleurs, dit Mariolles en reprenant la conversation d'un peu plus haut, je ne veux pas vous faire de reproches sur votre danse, puisqu'elle m'a valu un peu de vous connaître, vous vous rappelez, à ce bal d'officiers?
—Si je me rappelle, fait Sylvère en haussant les épaules. Et puis, Tony, ce n'est pas là que vous m'avez connue, puisque c'est depuis toute petite.
—Oui, mais c'est là que je remarquai, pour la première fois, combien vous aviez changé depuis jadis, au jardin de votre grand'mère, quand je vous faisais sauter sur mes genoux, et que les tilleuls nous pleuvaient dessus ces petites fleurs qui tournent, qui tournent. J'étais en costume de marin, je pense, avec un grand col, vous en chemisette tout court,—toute courte, et qui poussiez des cris de souris blanche.
—C'est singulier, dit Sylvère d'un air rêveur, combien il y a de gens qui vous ont fait sauter sur leurs genoux, et avec qui...
—Avec qui on ne voudrait pas recommencer. Je vous remercie.
—Mais il me semble... dit la jeune femme.
Elle se tait tout d'un coup, comme si elle allait dire une sottise, rougit, et promène autour d'elle des regards troublés. Elle contemple sans les voir, le ciel et la mer devenus d'un saphir plus obscur, les ombres qui s'allongent. C'est l'heure du bain.
A ce moment passe près d'eux une assez belle personne, vêtue d'un de ces horribles costumes de louage qui semble faits de toile goudronnée.
—S'il est possible, fait Mariolles, de se fagoter comme ça... C'est dommage: elle n'est pas si mal faite. Voyez ses jambes; fines, nerveuses...
Et Tony fait des yeux d'homme pas marié. Ceux de Sylvère, un instant, comme la mer, s'obscurcissent; et elle n'est plus rouge du tout.
—Vous connaissez cette baigneuse, que vous la regardez comme ça?
Sa voix aussi est un peu changée. Tony n'a pas de peine à démêler en elle la première et passagère atteinte de la jalousie. Et Tony, avec la sottise de son sexe, y prend plaisir. C'est avec un gracieux sourire qu'il répond:
—Je ne la connais pas, mais je déplore qu'elle ait un costume si mal fait et si long.
—Vous voudriez qu'elle fût toute nue, peut être?
—Sylvère!
—Puisque je sais maintenant les costumes qui vous plaisent, vous verrez comment je me baignerai.
—Je ne pense pas, dit Mariolles d'un air moins gai que tout à l'heure, que vous preniez des bains de mer à Biarritz.
—Et pourquoi pas moi, Tony? Est-ce que je suis difforme, ou si vous avez peur que je me noie?
—J'ai peur qu'on vous regarde. Pensez comme je vais vous laisser défiler devant des paquets de gens, dans ces costumes de Cafrine!
—Tantôt vous le trouviez trop long.
—Mais ce n'est pas la même chose, fait Mariolles rageusement: il sent bien qu'il n'a plus «le meilleur».
C'est leur première querelle, et il y a plus encore de surprise que d'hostilité dans leurs regards. C'est comme s'ils découvraient chacun dans l'autre une bête inconnue, qui gronde.
—Voulez-vous me raccompagner à l'hôtel, dit enfin Sylvère.
Ils remontent à petits pas, sans plus mot dire, tout près pourtant l'un de l'autre.
C'est ce jour-là même qu'on a fini par tomber sur les San Buscar, un peu après le coucher du soleil, quand les gens qui se promènent sur le quai de la Grande Plage ont l'air de fantômes bleus.
Mme de San Buscar est si cordialement aimable pour Sylvère qu'elle fait penser au yours faithfully des fins de lettres. Quant à Mariolles, il y a eu d'abord, dans son attitude, une nuance presque imperceptible de gêne; mais lui aussi se dégèle, et il naît le plus naturellement du monde, de tout cela, un petit projet de dîner à quatre au Grand Cercle.
—Ça n'est pas, dit Mme de San Buscar, que la cuisine y soit excellente. Elle n'est pas excellente. Mais la terrasse est tout à fait agréable, avec les petites bougies.
—Et les papillons, fait son mari.
—C'est très joli aussi, les papillons—quand ils se brûlent. Vous ne trouvez pas, Madame?
Sylvère insinue qu'elle les préfère au soleil, sur une prairie. Là-dessus, comme on est à la porte de l'hôtel du même Grand Cercle, où, par hasard, les deux couples demeurent, on se sépare pour s'aller habiller.
Mariolles, assez tôt en livrée, frappe à la porte de sa femme.
—Entrez, dit-elle: si vous promettez de ne pas regarder d'un quart d'heure. Que je regrette donc de ne pas avoir amené Ursule. Vous ne sauriez croire comme je suis paquet, toute seule.
—Heureusement, vous n'êtes plus seule.
Décidément, M. de Mariolles ne respectera jamais sa femme, et Sylvère se trouve, par un accident imprévu, sur les genoux de son mari, ou plutôt un peu dessus et beaucoup entre; bref, dans une situation d'infériorité bien faite pour indigner un congrès féministe. Il ne lui reste même pas la ressource de s'écrier: Vous allez toute me froisser ma robe. Car elle ne l'a pas encore mise, ni son jupon; et elle était seulement occupée aux dernières oeillères de son corset.
—C'est ridicule, dit Mariolles, de porter des choses comme ça, quand on est faite comme vous. J'espère que vous profiterez d'être à Paris pour vous faire faire des ceintures.
—Oui, Tony.
—C'est comme vos jarretières. Qui diantre porte encore des jarretières en dehors des romances espagnoles!
—Oui, Tony.
Sylvère passe un jupon.
—Il n'y a que votre mère pour pousser le culte de la tradition jusque-là. Pourquoi pas de la pommade?
—Oui, Tony. Et je suis sûre que votre belle amie, Mme de San Buscar, ne porte pas de tout cela.
Mariolles reste muet, abruptement. Toute sa loyale figure s'efforce de signifier: Comment voulez-vous que je sache ça, au moins pour les jarretelles?
—Qui est-ce, Mme de San Buscar?
—Une Américaine.
—Et après?
—Elle est de Saint-Paul, je crois, ou de Minneapolis; une ville sur un lac, dans l'Ouest, une ville très bien.
—Comme qui dirait Saint-Jean-d'Angely.
—Oui. Elle s'appelle Imogène. Elle avait épousé d'abord un colonel anglais très riche. Elle, elle n'avait pas le sou, ce qui ne manque pas de chic pour une Américaine. Lui est mort alcoolique, en lui laissant un sac qu'elle a encore, et un joli nom qu'elle n'a gardé que trois ans. Ça s'est prononcé San Buscar, tout d'un coup. Ce pauvre colonel: il était ivre de whisky tous les soirs, et si on voulait le raccompagner, au sortir du Club, il vous flanquait des coups de revolver. Puis il s'en allait, raide comme la justice; trouvait, par un décret spécial de la Providence, la porte de son jardin, la porte de sa villa, montait l'escalier, traversait son bureau sans encombre, et, juste devant sa chambre, chaque nuit, inévitablement, tombait; son valet de chambre entendait le bruit, et venait le coucher.
—Et elle?
—Imogène?... Elle s'était habituée.
—Comme vous êtes renseigné!
—Tout cela était de notoriété publique; lui-même en plaisantait—le jour.
—Elle a eu beaucoup de chagrin, quand il est mort?
—Je... je ne sais pas. Elle s'est tenue correctement; on n'a pas parlé d'elle.
—Alors, pourquoi faisiez-vous cette figure en me présentant?
—Mais vous avez rêvé, je vous assure. Et puis c'est plutôt San Buscar qui ne me chante pas, pour vous. Il a une réputation. Il serait compromettant, à la longue.
—Lui! s'écria Sylvère, qui se mit à rire. Au fait, et lui, qui est-ce?
—Mexicain. A part San Buscar, il s'appelle Christobal Almeyras. Son père a été fait comte par Maximilien, et ne l'a pas trahi en retour, ce qui est vraiment propre. Dommage qu'on lui ait donné ce nom de détrousseur de diligences. Mais j'ai dans ma folle idée que ça ne lui allait peut-être pas si mal. Ces gens-là ont ça dans le sang.
—Il doit leur tourner, depuis qu'il n'y a plus de diligences.
—On s'arrange. Je connais un bonhomme, un Grand d'Espagne, et le plus propre du monde, qui a été officier carliste; tout de suite il a arrêté un train.
—Pourquoi faire?
—Il y avait de l'argent alphonsiste dedans; bonne prise.
—Il n'a pas pris autre chose?
—Pas lui, non.
—Comment?
—Il parait que ses soldats se sont un peu amusés. Il y avait des voyageuses. Mettez qu'ils ont pris des tailles, des tailles alphonsistes, sans doute.
—Vous avez de jolis amis.
—Il en est de toutes couleurs sur cette côte. Il y a des jours où on se croirait dans une maison de fous. Mais vous êtes prête, je crois. Descendons, voulez-vous?