【法国文学】卡门Carmen --Prosper Mérimée III (2)
Ce sont elles qui roulent les cigares dans une grande salle, où les hommes
n’entrent pas sans une permission du Vingt-quatre, parce qu’elles se mettent
à leur aise, les jeunes surtout, quand il fait chaud. À l’heure où les ouvrières
rentrent, après leur dîner, bien des jeunes gens vont les voir passer, et leur en
content de toutes les couleurs. Il y a peu de ces demoiselles qui refusent une
mantille de taffetas, et les amateurs, à cette pêche-là, n’ont qu’à se baisser
pour prendre le poisson. Pendant que les autres regardaient, moi, je restais
sur mon banc, près de la porte. J’étais jeune alors ; je pensais toujours au
pays, et je ne croyais pas qu’il y eût de jolies filles sans jupes bleues et
sans nattes tombant sur les épaules. D’ailleurs, les Andalouses me faisaient
peur ; je n’étais pas encore fait à leurs manières ; toujours à railler, jamais
un mot de raison. J’étais donc le nez sur ma chaîne, quand j’entends des
bourgeois qui disaient : Voilà la Gitanilla ! Je levai les yeux, et je la vis.
C’était un vendredi, et je ne l’oublierai jamais. Je vis cette Carmen que vous
connaissez, chez qui je vous ai rencontré il y a quelques mois.
Elle avait un jupon rouge fort court qui laissait voir des bas de soie blancs
avec plus d’un trou, et des souliers mignons de maroquin rouge attachés
avec des rubans couleur de feu. Elle écartait sa mantille afin de montrer ses
épaules et un gros bouquet de cassie qui sortait de sa chemise. Elle avait
encore une fleur de cassie dans le coin de la bouche, et elle s’avançait en se
balançant sur ses hanches comme une pouliche du haras de Cordoue. Dans
mon pays, une femme en ce costume aurait obligé le monde à se signer. À
Séville, chacun lui adressait quelque compliment gaillard sur sa tournure ;
elle répondait à chacun, faisant les yeux en coulisse, le poing sur la hanche,
effrontée comme une vraie Bohémienne qu’elle était. D’abord elle ne me
plut pas, et je repris mon ouvrage ; mais elle, suivant l’usage des femmes et
des chats qui ne viennent pas quand on les appelle et qui viennent quand on
ne les appelle pas, s’arrêta devant moi et m’adressa la parole : – Compère,
me dit-elle à la façon andalouse, veux-tu me donner ta chaîne pour tenir les
clés de mon coffre-fort ?
Ce sont elles qui roulent les cigares dans une grande salle, où les hommes
n’entrent pas sans une permission du Vingt-quatre, parce qu’elles se mettent
à leur aise, les jeunes surtout, quand il fait chaud. À l’heure où les ouvrières
rentrent, après leur dîner, bien des jeunes gens vont les voir passer, et leur en
content de toutes les couleurs. Il y a peu de ces demoiselles qui refusent une
mantille de taffetas, et les amateurs, à cette pêche-là, n’ont qu’à se baisser
pour prendre le poisson. Pendant que les autres regardaient, moi, je restais
sur mon banc, près de la porte. J’étais jeune alors ; je pensais toujours au
pays, et je ne croyais pas qu’il y eût de jolies filles sans jupes bleues et
sans nattes tombant sur les épaules. D’ailleurs, les Andalouses me faisaient
peur ; je n’étais pas encore fait à leurs manières ; toujours à railler, jamais
un mot de raison. J’étais donc le nez sur ma chaîne, quand j’entends des
bourgeois qui disaient : Voilà la Gitanilla ! Je levai les yeux, et je la vis.
C’était un vendredi, et je ne l’oublierai jamais. Je vis cette Carmen que vous
connaissez, chez qui je vous ai rencontré il y a quelques mois.
Elle avait un jupon rouge fort court qui laissait voir des bas de soie blancs
avec plus d’un trou, et des souliers mignons de maroquin rouge attachés
avec des rubans couleur de feu. Elle écartait sa mantille afin de montrer ses
épaules et un gros bouquet de cassie qui sortait de sa chemise. Elle avait
encore une fleur de cassie dans le coin de la bouche, et elle s’avançait en se
balançant sur ses hanches comme une pouliche du haras de Cordoue. Dans
mon pays, une femme en ce costume aurait obligé le monde à se signer. À
Séville, chacun lui adressait quelque compliment gaillard sur sa tournure ;
elle répondait à chacun, faisant les yeux en coulisse, le poing sur la hanche,
effrontée comme une vraie Bohémienne qu’elle était. D’abord elle ne me
plut pas, et je repris mon ouvrage ; mais elle, suivant l’usage des femmes et
des chats qui ne viennent pas quand on les appelle et qui viennent quand on
ne les appelle pas, s’arrêta devant moi et m’adressa la parole : – Compère,
me dit-elle à la façon andalouse, veux-tu me donner ta chaîne pour tenir les
clés de mon coffre-fort ?