【Emile Zola】Le Ventre de Paris I (10)
Elle se leva, en voyant une femme penchée sur ses navets.
– C’est vous, mère Chantemesse ? dit-elle amicalement.
Florent regardait le bas de la rue Montorgueil. C’était là qu’une bande
de sergents de ville l’avait pris, dans la nuit du 4 décembre. Il suivait le
boulevard Montmartre, vers deux heures, marchant doucement au milieu de
la foule, souriant de tous ces soldats que l’Élysée promenait sur le pavé pour
se faire prendre au sérieux, lorsque les soldats avaient balayé les trottoirs, à
bout portant, pendant un quart d’heure. Lui, poussé, jeté à terre, tomba au
coin de la rue Vivienne ; et il ne savait plus, la foule affolée passait sur son
corps, avec l’horreur affreuse des coups de feu. Quand il n’entendit plus rien,
il voulut se relever. Il avait sur lui une jeune femme, en chapeau rose, dont
le châle glissait, découvrant une guimpe plissée à petits plis. Au-dessus de
la gorge, dans la guimpe, deux balles étaient entrées ; et, lorsqu’il repoussa
doucement la jeune femme, pour dégager ses jambes, deux filets de sang
coulèrent des trous sur ses mains. Alors, il se releva d’un bond, il s’en alla,
fou, sans chapeau, les mains humides. Jusqu’au soir, il rôda, la tête perdue,
voyant toujours la jeune femme, en travers sur ses jambes, avec sa face toute
pâle, ses grands yeux bleus ouverts, ses lèvres souffrantes, son étonnement
d’être morte, là, si vite. Il était timide ; à trente ans, il n’osait regarder en face
les visages de femme, et il avait celui-là, pour la vie, dans sa mémoire et dans
son cœur. C’était comme une femme à lui qu’il aurait perdue. Le soir, sans
savoir comment, encore dans l’ébranlement des scènes horribles de l’après-
midi, il se trouva rue Montorgueil, chez un marchand de vin, où des hommes
buvaient en parlant de faire des barricades. Il les accompagna, les aida à
arracher quelques pavés, s’assit sur la barricade, las de sa course dans les
rues, se disant qu’il se battrait, lorsque les soldats allaient venir. Il n’avait
pas même un couteau sur lui ; il était toujours nu-tête. Vers onze heures, il
s’assoupit ; il voyait les deux trous de la guimpe blanche à petits plis, qui
le regardaient comme deux yeux rouges de larmes et de sang. Lorsqu’il se
réveilla, il était tenu par quatre sergents de ville qui le bourraient de coups de
poings. Les hommes de la barricade avaient pris la fuite. Mais les sergents
de ville devinrent furieux et faillirent l’étrangler, quand ils s’aperçurent qu’il
avait du sang aux mains. C’était le sang de la jeune femme.
Elle se leva, en voyant une femme penchée sur ses navets.
– C’est vous, mère Chantemesse ? dit-elle amicalement.
Florent regardait le bas de la rue Montorgueil. C’était là qu’une bande
de sergents de ville l’avait pris, dans la nuit du 4 décembre. Il suivait le
boulevard Montmartre, vers deux heures, marchant doucement au milieu de
la foule, souriant de tous ces soldats que l’Élysée promenait sur le pavé pour
se faire prendre au sérieux, lorsque les soldats avaient balayé les trottoirs, à
bout portant, pendant un quart d’heure. Lui, poussé, jeté à terre, tomba au
coin de la rue Vivienne ; et il ne savait plus, la foule affolée passait sur son
corps, avec l’horreur affreuse des coups de feu. Quand il n’entendit plus rien,
il voulut se relever. Il avait sur lui une jeune femme, en chapeau rose, dont
le châle glissait, découvrant une guimpe plissée à petits plis. Au-dessus de
la gorge, dans la guimpe, deux balles étaient entrées ; et, lorsqu’il repoussa
doucement la jeune femme, pour dégager ses jambes, deux filets de sang
coulèrent des trous sur ses mains. Alors, il se releva d’un bond, il s’en alla,
fou, sans chapeau, les mains humides. Jusqu’au soir, il rôda, la tête perdue,
voyant toujours la jeune femme, en travers sur ses jambes, avec sa face toute
pâle, ses grands yeux bleus ouverts, ses lèvres souffrantes, son étonnement
d’être morte, là, si vite. Il était timide ; à trente ans, il n’osait regarder en face
les visages de femme, et il avait celui-là, pour la vie, dans sa mémoire et dans
son cœur. C’était comme une femme à lui qu’il aurait perdue. Le soir, sans
savoir comment, encore dans l’ébranlement des scènes horribles de l’après-
midi, il se trouva rue Montorgueil, chez un marchand de vin, où des hommes
buvaient en parlant de faire des barricades. Il les accompagna, les aida à
arracher quelques pavés, s’assit sur la barricade, las de sa course dans les
rues, se disant qu’il se battrait, lorsque les soldats allaient venir. Il n’avait
pas même un couteau sur lui ; il était toujours nu-tête. Vers onze heures, il
s’assoupit ; il voyait les deux trous de la guimpe blanche à petits plis, qui
le regardaient comme deux yeux rouges de larmes et de sang. Lorsqu’il se
réveilla, il était tenu par quatre sergents de ville qui le bourraient de coups de
poings. Les hommes de la barricade avaient pris la fuite. Mais les sergents
de ville devinrent furieux et faillirent l’étrangler, quand ils s’aperçurent qu’il
avait du sang aux mains. C’était le sang de la jeune femme.