Histoire du cheval (p2)
Jacques PRÉVERT
Recueil : "Paroles"
Pour moi la vie de famille était déjà finie
sortant de la table de nuit
au grand galop je m’enfuis
je m’enfuis vers la grande ville
où tout brille et tout luit
en moto j’arrive à Sabi en Paro
excusez-moi je parle cheval
un matin j’arrive à Paris en sabots
je demande à voir le lion
le roi des animaux
je reçois un coup de brancard
sur le coin du naseau
car il y avait la guerre
la guerre qui continuait
on me colle des œillères
me v’là mobilisé
et comme il y avait la guerre
la guerre qui continuait
la vie devenait chère
les vivres diminuaient
et plus il diminuaient
plus les gens me regardaient
avec un drôle de regard
et les dents qui claquaient
ils m’appelaient beefsteak
je croyais que c’était de l’anglais
hue donc…
tous ceux qu’étaient vivants
et qui me caressaient
attendaient que j’sois mort
pour pouvoir me bouffer.
Une nuit dans l’écurie
une nuit où je dormais
j’entends un drôle de bruit
une voix que je connais
c’était le vieux général
le vieux général qui revenait
qui revenait comme un revenant
avec un vieux commandant
et ils croyaient que je dormais
et ils parlaient très doucement.
Assez assez de riz à l’eau
nous voulons manger de l’animau
y a qu’à lui mettre dans son avoine
des aiguilles de phono.
Alors mon sang ne fit qu’un tour
comme un tour de chevaux de bois
et sortant de l’écurie
je m’enfuis dans les bois.
Maintenant la guerre est finie
et le vieux général est mort
est mort dans son lit
mort de sa belle mort
mais moi je suis vivant et c’est le principal
bonsoir
bonne nuit
bon appétit mon général.
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