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49. La tour de Saint-Jacques-la-Boucherie

时间:2021-04-30来源:互联网 进入法语论坛
核心提示:À six heures moins un quart, M. de Gondy avait fait toutes ses courses et tait rentrl'archevch.À six heure
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 À six heures moins un quart, M. de Gondy avait fait toutes ses courses et était rentré à l'archevêché.
 
À six heures on annonça le curé de Saint-Merri.
 
Le coadjuteur jeta vivement les yeux derrière lui et vit qu'il était suivi d'un autre homme.
 
— Faites entrer, dit-il.
 
Le curé entra, et Planchet avec lui.
 
— Monseigneur, dit le curé de Saint-Merri, voici la personne dont j'ai eu l'honneur de vous parler.
 
Planchet salua de l'air d'un homme qui a fréquenté les bonnes maisons.
 
— Et vous êtes disposé à servir la cause du peuple? demanda
Gondy.
— Je crois bien, dit Planchet: je suis frondeur dans l'âme. Tel que vous me voyez, Monseigneur, je suis condamné à être pendu.
 
— Et à quelle occasion?
 
— J'ai tiré des mains des sergents de Mazarin un noble seigneur qu'ils reconduisaient à la Bastille, où il était depuis cinq ans.
 
— Vous le nommez?
 
— Oh! Monseigneur le connaît bien: c'est le comte de Rochefort.
 
— Ah! vraiment oui! dit le coadjuteur, j'ai entendu parler de cette affaire: vous aviez soulevé tout le quartier, m'a-t-on dit?
 
— À peu près, dit Planchet d'un air satisfait de lui-même.
 
— Et vous êtes de votre état?…
 
— Confiseur, rue des Lombards.
 
— Expliquez-moi comment il se fait qu'exerçant un état si pacifique vous ayez des inclinations si belliqueuses?
 
— Comment Monseigneur, étant Église, me reçoit-il maintenant en habit de cavalier, avec l'épée au côté et les éperons aux bottes?
 
— Pas mal répondu, ma foi! dit Gondy en riant; mais, vous le savez, j'ai toujours eu, malgré mon rabat, des inclinations guerrières.
 
— Eh bien, Monseigneur, moi, avant d'être confiseur, j'ai été trois ans sergent au régiment de Piémont, et avant d'être trois ans au régiment de Piémont, j'ai été dix-huit mois laquais de M. d'Artagnan.
 
— Le lieutenant aux mousquetaires? demanda Gondy.
 
— Lui-même, Monseigneur.
 
— Mais on le dit mazarin enragé?
 
— Heu… fit Planchet.
 
— Que voulez-vous dire?
 
— Rien, Monseigneur. M. d'Artagnan est au service; M. d'Artagnan fait son état de défendre Mazarin, qui le paye, comme nous faisons, nous autres bourgeois, notre état d'attaquer le Mazarin, qui nous vole.
 
— Vous êtes un garçon intelligent, mon ami, peut-on compter sur vous?
 
— Je croyais, dit Planchet, que M. le curé vous avait répondu pour moi.
 
— En effet; mais j'aime à recevoir cette assurance de votre bouche.
 
— Vous pouvez compter sur moi, Monseigneur, pourvu qu'il s'agisse de faire un bouleversement par la ville.
 
— Il s'agit justement de cela. Combien d'hommes croyez-vous pouvoir rassembler dans la nuit?
 
— Deux cents mousquets et cinq cents hallebardes.
 
— Qu'il y ait seulement un homme par chaque quartier qui en fasse autant, et demain nous aurons une assez forte armée.
 
— Mais oui.
 
— Seriez-vous disposé à obéir au comte de Rochefort?
 
— Je le suivrais en enfer; et ce n'est pas peu dire, car je le crois capable d'y descendre.
 
— Bravo!
 
— À quel signe pourra-t-on distinguer demain les amis des ennemis?
 
— Tout frondeur peut mettre un noeud de paille à son chapeau.
 
— Bien. Donnez la consigne.
 
— Avez-vous besoin d'argent?
 
— L'argent ne fait jamais de mal en aucune chose, Monseigneur. Si on n'en a pas, on s'en passera; si on en a, les choses n'iront que plus vite et mieux.
 
Gondy alla à un coffre et tira un sac.
 
— Voici cinq cents pistoles, dit-il; et si l'action va bien, comptez demain sur pareille somme.
 
— Je rendrai fidèlement compte à Monseigneur de cette somme, dit
Planchet en mettant le sac sous son bras.
— C'est bien, je vous recommande le cardinal.
 
— Soyez tranquille, il est en bonnes mains.
 
Planchet sortit, le curé resta un peu en arrière.
 
— Êtes-vous content, Monseigneur? dit-il.
 
— Oui, cet homme m'a l'air d'un gaillard résolu.
 
— Eh bien, il fera plus qu'il n'a promis.
 
— C'est merveilleux alors.
 
Et le curé rejoignit Planchet, qui l'attendait sur l'escalier. Dix minutes après on annonçait le curé de Saint-Sulpice.
 
Dès que la porte du cabinet de Gondy fut ouverte, un homme s'y précipita, c'était le comte de Rochefort.
 
— C'est donc vous, mon cher comte! dit de Gondy en lui tendant la main.
 
— Vous êtes donc enfin décidé, Monseigneur? dit Rochefort.
 
— Je l'ai toujours été, dit Gondy.
 
— Ne parlons plus de cela, vous le dites, je vous crois; nous allons donner le bal au Mazarin.
 
— Mais… je l'espère.
 
— Et quand commencera la danse?
 
— Les invitations se font pour cette nuit, dit le coadjuteur, mais les violons ne commenceront à jouer que demain matin.
 
— Vous pouvez compter sur moi et sur cinquante soldats que m'a promis le chevalier d'Humières, dans l'occasion où j'en aurais besoin.
 
— Sur cinquante soldats?
 
— Oui; il fait des recrues et me les prête; la fête finie, s'il en manque, je les remplacerai.
 
— Bien, mon cher Rochefort; mais ce n'est pas tout.
 
— Qu'y a-t-il encore? demanda Rochefort en souriant.
 
— M. de Beaufort, qu'en avez-vous fait?
 
— Il est dans le Vendômois, où il attend que je lui écrive de revenir à Paris.
 
— Écrivez-lui, il est temps.
 
— Vous êtes donc sûr de votre affaire?
 
— Oui, mais il faut qu'il se presse; car à peine le peuple de Paris va-t-il être révolté, que nous aurons dix princes pour un qui voudront se mettre à sa tête: s'il tarde, il trouvera la place prise.
 
— Puis-je lui donner avis de votre part?
 
— Oui, parfaitement.
 
— Puis-je lui dire qu'il doit compter sur vous?
 
— À merveille.
 
— Et vous lui laisserez tout pouvoir?
 
— Pour la guerre, oui; quant à la politique…
 
— Vous savez que ce n'est pas son fort.
 
— Il me laissera négocier à ma guise mon chapeau de cardinal.
 
— Vous y tenez?
 
— Puisqu'on me force de porter un chapeau d'une forme qui ne me convient pas, dit Gondy, je désire au moins que ce chapeau soit rouge.
 
— Il ne faut pas disputer des goûts et des couleurs, dit
Rochefort en riant; je réponds de son consentement.
— Et vous lui écrivez ce soir?
 
— Je fais mieux que cela, je lui envoie un messager.
 
— Dans combien de jours peut-il être ici?
 
— Dans cinq jours.
 
— Qu'il vienne, et il trouvera un changement.
 
— Je le désire.
 
— Je vous en réponds.
 
— Ainsi?
 
— Allez rassembler vos cinquante hommes et tenez-vous prêt.
 
— À quoi?
 
— À tout.
 
— Y a-t-il un signe de ralliement?
 
— Un noeud de paille au chapeau.
 
— C'est bien. Adieu, Monseigneur.
 
— Adieu, mon cher Rochefort.
 
— Ah! mons Mazarin, mons Mazarin! dit Rochefort en entraînant son curé, qui n'avait pas trouvé moyen de placer un mot dans ce dialogue, vous verrez si je suis trop vieux pour être un homme d'action!
 
Il était neuf heures et demie, il fallait bien une demi-heure au coadjuteur pour se rendre de l'archevêché à la tour de Saint- Jacques-la-Boucherie.
 
Le coadjuteur remarqua qu'une lumière veillait à l'une des fenêtres les plus élevées de la tour.
 
— Bon, dit-il, notre syndic est à son poste.
 
Il frappa, on vint lui ouvrir. Le vicaire lui-même l'attendait et le conduisit en l'éclairant jusqu'au haut de la tour; arrivé là, il lui montra une petite porte, posa la lumière dans un angle de la muraille pour que le coadjuteur pût la trouver en sortant, et descendit.
 
Quoique la clef fût à la porte, le coadjuteur frappa.
 
— Entrez, dit une voix que le coadjuteur reconnut pour celle du mendiant.
 
De Gondy entra. C'était effectivement le donneur d'eau bénite du parvis Saint-Eustache. Il attendait couché sur une espèce de grabat.
 
En voyant entrer le coadjuteur il se leva.
 
Dix heures sonnèrent.
 
— Eh bien! dit Gondy, m'as-tu tenu parole?
 
— Pas tout à fait, dit le mendiant.
 
— Comment cela?
 
— Vous m'avez demandé cinq cents hommes, n'est-ce pas?
 
— Oui, eh bien?
 
— Eh bien! je vous en aurai deux mille.
 
— Tu ne te vantes pas?
 
— Voulez-vous une preuve?
 
— Oui.
 
Trois chandelles étaient allumées, chacune d'elles brûlant devant une fenêtre dont l'une donnait sur la Cité, l'autre sur le Palais- Royal, l'autre sur la rue Saint-Denis.
 
L'homme alla silencieusement à chacune des trois chandelles et les souffla l'une après l'autre.
 
Le coadjuteur se trouva dans l'obscurité, la chambre n'était plus éclairée que par le rayon incertain de la lune perdue dans les gros nuages noirs dont elle frangeait d'argent les extrémités.
 
— Qu'as-tu fait? dit le coadjuteur.
 
— J'ai donné le signal.
 
— Lequel?
 
— Celui des barricades.
 
— Ah! ah!
 
— Quand vous sortirez d'ici vous verrez mes hommes à l'oeuvre. Prenez seulement garde de vous casser les jambes en vous heurtant à quelque chaîne ou en vous laissant tomber dans quelque trou.
 
— Bien! Voici la somme, la même que celle que tu as reçue.
Maintenant souviens-toi que tu es un chef et ne va pas boire.
— Il y a vingt ans que je n'ai bu que de l'eau.
 
L'homme prit le sac des mains du coadjuteur, qui entendit le bruit que faisait la main en fouillant et en maniant les pièces d'or.
 
— Ah! ah! dit le coadjuteur, tu es avare, mon drôle.
 
Le mendiant poussa un soupir et rejeta le sac.
 
— Serai-je donc toujours le même, dit-il, et ne parviendrai-je jamais à dépouiller le vieil homme? O misère, ô vanité!
 
— Tu le prends, cependant.
 
— Oui, mais je fais voeu devant vous d'employer ce qui me restera à des oeuvres pies.
 
Son visage était pâle et contracté comme l'est celui d'un homme qui vient de subir une lutte intérieure.
 
— Singulier homme! murmura Gondy.
 
Et il prit son chapeau pour s'en aller, mais en se retournant il vit le mendiant entre lui et la porte.
 
Son premier mouvement fut que cet homme lui voulait quelque mal.
 
Mais bientôt, au contraire, il lui vit joindre les deux mains et il tomba à genoux.
 
— Monseigneur, lui dit-il, avant de me quitter, votre bénédiction, je vous prie.
 
— Monseigneur! s'écria Gondy; mon ami, tu me prends pour un autre.
 
— Non, Monseigneur, je vous prends pour ce que vous êtes, c'est- à-dire pour M. le coadjuteur; je vous ai reconnu du premier coup d'oeil.
 
Gondy sourit.
 
— Et tu veux ma bénédiction? dit-il.
 
— Oui, j'en ai besoin.
 
Le mendiant dit ces paroles avec un ton d'humilité si grande et de repentir si profond, que Gondy étendit sa main sur lui et lui donna sa bénédiction avec toute l'onction dont il était capable.
 
— Maintenant, dit le coadjuteur, il y a communio entre nous. Je t'ai béni et tu m'es sacré, comme à mon tour je le suis pour toi. Voyons, as-tu commis quelque crime que poursuive la justice humaine dont je puisse te garantir?
 
Le mendiant secoua la tête.
 
— Le crime que j'ai commis, Monseigneur, ne relève point de la justice humaine, et vous ne pouvez m'en délivrer qu'en me bénissant souvent comme vous venez de le faire.
 
— Voyons, sois franc, dit le coadjuteur, tu n'as pas fait toute ta vie le métier que tu fais?
 
— Non, Monseigneur, je ne le fais pas depuis six ans.
 
— Avant de le faire, où étais-tu?
 
— À la Bastille.
 
— Et avant d'être à la Bastille?
 
— Je vous le dirai, Monseigneur, le jour où vous voudrez bien m'entendre en confession.
 
— C'est bien. À quelque heure du jour ou de la nuit que tu te présentes, souviens-toi que je suis prêt à te donner l'absolution.
 
— Merci, Monseigneur, dit le mendiant d'une voix sourde, mais je ne suis pas encore prêt à la recevoir.
 
— C'est bien. Adieu.
 
— Adieu, Monseigneur, dit le mendiant en ouvrant la porte et en se courbant devant le prélat.
 
Le coadjuteur prit la chandelle, descendit et sortit tout rêveur.
 
L. L'émeute
 
Il était onze heures de la nuit à peu près. Gondy n'eut pas fait cent pas dans les rues de Paris qu'il s'aperçut du changement étrange qui s'était opéré.
 
Toute la ville semblait habitée d'êtres fantastiques; on voyait des ombres silencieuses qui dépavaient les rues, d'autres qui traînaient et qui renversaient des charrettes, d'autres qui creusaient des fossés à engloutir des compagnies entières de cavaliers. Tous ces personnages si actifs allaient, venaient, couraient, pareils à des démons accomplissant quelque oeuvre inconnue: c'étaient les mendiants de la cour des Miracles, c'étaient les agents du donneur d'eau bénite du parvis Saint- Eustache qui préparaient les barricades du lendemain.
 
Gondy regardait ces hommes de l'obscurité, ces travailleurs nocturnes, avec une certaine épouvante; il se demandait si, après avoir fait sortir toutes ces créatures immondes de leurs repaires, il aurait le pouvoir de les y faire rentrer. Quand quelqu'un de ces êtres s'approchait de lui, il était prêt à faire le signe de la croix.
 
Il gagna la rue Saint-Honoré et la suivit en s'avançant vers la rue de la Ferronnerie. Là, l'aspect changea: c'étaient des marchands qui couraient de boutique en boutique; les portes semblaient fermées comme les contrevents; mais elles n'étaient que poussées, si bien qu'elles s'ouvraient et se refermaient aussitôt pour donner entrée à des hommes qui semblaient craindre de laisser voir ce qu'ils portaient; ces hommes, c'étaient les boutiquiers qui ayant des armes en prêtaient à ceux qui n'en avaient pas.
 
Un individu allait de porte en porte, pliant sous le poids d'épées, d'arquebuses, de mousquetons, d'armes de toute espèce, qu'il déposait au fur et à mesure. À la lueur d'une lanterne, le coadjuteur reconnut Planchet.
 
Le coadjuteur regagna le quai par la rue de la Monnaie; sur le quai, des groupes de bourgeois en manteaux noirs et gris, selon qu'ils appartenaient à la haute ou à la basse bourgeoisie, stationnaient immobiles, tandis que des hommes isolés passaient d'un groupe à l'autre. Tous ces manteaux gris ou noirs étaient relevés par-derrière par la pointe d'une épée, par-devant par le canon d'une arquebuse ou d'un mousqueton.
 
En arrivant sur le Pont-Neuf, le coadjuteur trouva ce pont gardé; un homme s'approcha de lui.
 
— Qui êtes-vous? demanda cet homme; je ne vous reconnais pas pour être des nôtres.
 
— C'est que vous ne reconnaissez pas vos amis, mon cher monsieur
Louvières, dit le coadjuteur en levant son chapeau.
Louvières le reconnut et s'inclina.
 
Gondy poursuivit sa route et descendit jusqu'à la tour de Nesle. Là, il vit une longue file de gens qui se glissaient le long des murs. On eût dit d'une procession de fantômes, car ils étaient tous enveloppés de manteaux blancs. Arrivés à un certain endroit, tous ces hommes semblaient s'anéantir l'un après l'autre comme si la terre eût manqué sous leurs pieds. Gondy s'accouda dans un angle et les vit disparaître depuis le premier jusqu'à l'avant- dernier.
 
Le dernier leva les yeux pour s'assurer sans doute que lui et ses compagnons n'étaient point épiés, et malgré l'obscurité il aperçut Gondy. Il marcha droit à lui et lui mit le pistolet sous la gorge.
 
— Holà! monsieur de Rochefort, dit Gondy en riant, ne plaisantons pas avec les armes à feu.
 
Rochefort reconnut la voix.
 
— Ah! c'est vous, Monseigneur? dit-il.
 
— Moi-même. Quelles gens menez-vous ainsi dans les entrailles de la terre?
 
— Mes cinquante recrues du chevalier d'Humières, qui sont destinées à entrer dans les chevau-légers, et qui ont pour tout équipement reçu leurs manteaux blancs.
 
— Et vous allez?
 
— Chez un sculpteur de mes amis; seulement nous descendons par la trappe où il introduit ses marbres.
 
— Très bien, dit Gondy.
 
Et il donna une poignée de main à Rochefort, qui descendit à son tour et referma la trappe derrière lui.
 
Le coadjuteur rentra chez lui. Il était une heure du matin. Il ouvrit la fenêtre et se pencha pour écouter.
 
Il se faisait par toute la ville une rumeur étrange, inouïe, inconnue; on sentait qu'il se passait dans toutes ces rues, obscures comme des gouffres, quelque chose d'inusité et de terrible. De temps en temps un grondement pareil à celui d'une tempête qui s'amasse ou d'une houle qui monte se faisait entendre; mais rien de clair, rien de distinct, rien d'explicable ne se présentait à l'esprit: on eût dit de ces bruits mystérieux et souterrains qui précèdent les tremblements de terre.
 
L'oeuvre de révolte dura toute la nuit ainsi. Le lendemain, Paris en s'éveillant sembla tressaillir à son propre aspect. On eût dit d'une ville assiégée. Des hommes armés se tenaient sur les barricades l'oeil menaçant, le mousquet à l'épaule; des mots d'ordre, des patrouilles, des arrestations, des exécutions même, voilà ce que le passant trouvait à chaque pas. On arrêtait les chapeaux à plumes et les épées dorées pour leur faire crier: Vive Broussel! à bas le Mazarin! et quiconque se refusait à cette cérémonie était hué, conspué et même battu. On ne tuait pas encore, mais on sentait que ce n'était pas l'envie qui en manquait.
 
Les barricades avaient été poussées jusqu'auprès du Palais-Royal. De la rue des Bons-Enfants à celle de la Ferronnerie, de la rue Saint-Thomas-du-Louvre au Pont-Neuf, de la rue Richelieu à la porte Saint-Honoré, il y avait plus de dix mille hommes armés, dont les plus avancés criaient des défis aux sentinelles impassibles du régiment des gardes placées en vedettes tout autour du Palais-Royal, dont les grilles étaient refermées derrière elles, précaution qui rendait leur situation précaire. Au milieu de tout cela circulaient, par bandes de cent, de cent cinquante, de deux cents, des hommes hâves, livides, déguenillés, portant des espèces d'étendards où étaient écrits ces mots: Voyez la misère du peuple! Partout où passaient ces gens, des cris frénétiques se faisaient entendre; et il y avait tant de bandes semblables, que l'on criait partout.
 
L'étonnement d'Anne d'Autriche et de Mazarin fut grand à leur lever, quand on vint leur annoncer que la Cité, que la veille au soir ils avaient laissée tranquille, se réveillait fiévreuse et tout en émotion; aussi ni l'un ni l'autre ne voulaient-ils croire les rapports qu'on leur faisait, disant qu'ils ne s'en rapporteraient de cela qu'à leurs yeux et à leurs oreilles. On leur ouvrit une fenêtre. Ils virent, ils entendirent et ils furent convaincus.
 
Mazarin haussa les épaules et fit semblant de mépriser fort cette populace, mais il pâlit visiblement et, tout tremblant, courut à son cabinet, enfermant son or et ses bijoux dans ses cassettes, et passant à ses doigts ses plus beaux diamants. Quant à la reine, furieuse et abandonnée à sa seule volonté, elle fit venir le maréchal de La Meilleraie, lui ordonna de prendre autant d'hommes qu'il lui plairait et d'aller voir ce que c'était que cette plaisanterie.
 
Le maréchal était d'ordinaire fort aventureux et ne doutait de rien, ayant ce haut mépris de la populace que professaient pour elle les gens d'épée; il prit cent cinquante hommes et voulut sortir par le pont du Louvre, mais là il rencontra Rochefort et ses cinquante chevau-légers accompagnés de plus de quinze cents personnes. Il n'y avait pas moyen de forcer une pareille barrière. Le maréchal ne l'essaya même point et remonta le quai.
 
Mais au Pont-Neuf il trouva Louvières et ses bourgeois. Cette fois le maréchal essaya de charger, mais il fut accueilli à coups de mousquet, tandis que les pierres tombaient comme grêle par toutes les fenêtres. Il y laissa trois hommes.
 
Il battit en retraite vers le quartier des Halles, mais il y trouva Planchet et ses hallebardiers. Les hallebardes se couchèrent menaçantes vers lui; il voulut passer sur le ventre à tous ces manteaux gris, mais les manteaux gris tinrent bon, et le maréchal recula vers la rue Saint-Honoré, laissant sur le champ quatre de ses gardes qui avaient été tués tout doucement à l'arme blanche.
 
Alors il s'engagea dans la rue Saint-Honoré; mais là il rencontra les barricades du mendiant de Saint-Eustache. Elles étaient gardées, non seulement par des hommes armés, mais encore par des femmes et des enfants. Maître Friquet, possesseur d'un pistolet et d'une épée que lui avait donnés Louvières, avait organisé une bande de drôles comme lui, et faisait un bruit à tout rompre.
 
Le maréchal crut ce point plus mal gardé que les autres et voulut le forcer. Il fit mettre pied à terre à vingt hommes pour forcer et ouvrir cette barricade, tandis que lui et le reste de sa troupe à cheval protégeraient les assaillants. Les vingt hommes marchèrent droit à l'obstacle; mais, là, de derrière les poutres, d'entre les roues des charrettes, du haut des pierres, une fusillade terrible partit, et au bruit de cette fusillade, les hallebardiers de Planchet apparurent au coin du cimetière des Innocents, et les bourgeois de Louvières au coin de la rue de la Monnaie.
 
Le maréchal de La Meilleraie était pris entre deux feux.
 
Le maréchal de La Meilleraie était brave, aussi résolut-il de mourir où il était. Il rendit coups pour coups, et les hurlements de douleur commencèrent à retentir dans la foule. Les gardes, mieux exercés, tiraient plus juste, mais les bourgeois, plus nombreux, les écrasaient sous un véritable ouragan de fer. Les hommes tombaient autour de lui comme ils auraient pu tomber à Rocroy ou à Lérida. Fontrailles, son aide de camp, avait le bras cassé, son cheval avait reçu une balle dans le cou, et il avait grand'peine à le maîtriser, car la douleur le rendait presque fou. Enfin, il en était à ce moment suprême où le plus brave sent le frisson dans ses veines et la sueur sur son front, lorsque tout à coup la foule s'ouvrit du côté de la rue de l'Arbre-Sec en criant:
 
— Vive le coadjuteur! et Gondy, en rochet et en camail, parut, passant tranquille au milieu de la fusillade, et distribuant à droite et à gauche ses bénédictions avec autant de calme que s'il conduisait la procession de la Fête-Dieu.
 
Tout le monde tomba à genoux.
 
Le maréchal le reconnut et courut à lui.
 
— Tirez-moi d'ici, au nom du ciel, dit-il, ou j'y laisserai ma peau et celle de tous mes hommes.
 
Il se faisait un tumulte au milieu duquel on n'eût pas entendu gronder le tonnerre du ciel. Gondy leva la main et réclama le silence. On se tut.
 
— Mes enfants, dit-il, voici M. le maréchal de La Meilleraie, aux intentions duquel vous vous êtes trompés, et qui s'engage, en rentrant au Louvre, à demander en votre nom, à la reine, la liberté de notre Broussel. Vous y engagez-vous, maréchal? ajouta Gondy en se tournant vers La Meilleraie.
 
— Morbleu! s'écria celui-ci, je le crois bien que je m'y engage!
Je n'espérais pas en être quitte à si bon marché.
— Il vous donne sa parole de gentilhomme, dit Gondy.
 
Le maréchal leva la main en signe d'assentiment.
 
— «Vive le coadjuteur!» cria la foule. Quelques voix ajoutèrent même. «Vive le maréchal!» mais toutes reprirent en choeur: «À bas le Mazarin!»
 
La foule s'ouvrit, le chemin de la rue Saint-Honoré était le plus court. On ouvrit les barricades, et le maréchal et le reste de sa troupe firent retraite, précédés par Friquet et ses bandits, les uns faisant semblant de battre du tambour, les autres imitant le son de la trompette.
 
Ce fut presque une marche triomphante: seulement, derrière les gardes, les barricades se refermaient; le maréchal rongeait ses poings.
 
Pendant ce temps, comme nous l'avons dit, Mazarin était dans son cabinet, mettant ordre à ses petites affaires. Il avait fait demander d'Artagnan; mais, au milieu de tout ce tumulte, il n'espérait pas le voir, d'Artagnan n'étant pas de service. Au bout de dix minutes le lieutenant parut sur le seuil, suivi de son inséparable Porthos.
 
— Ah! venez, venez, monsou d'Artagnan, s'écria le cardinal, et soyez le bienvenu, ainsi que votre ami. Mais que se passe-t-il donc dans ce damné Paris?
 
— Ce qui se passe, Monseigneur! rien de bon, dit d'Artagnan en hochant la tête; la ville est en pleine révolte, et tout à l'heure, comme je traversais la rue Montorgueil avec M. du Vallon que voici et qui est bien votre serviteur, malgré mon uniforme et peut-être même à cause de mon uniforme, on a voulu nous faire crier: Vive Broussel! et faut-il que je dise, Monseigneur, ce qu'on a voulu nous faire crier encore?
 
— Dites, dites.
 
— Et: À bas Mazarin! Ma foi, voilà le grand mot lâché.
 
Mazarin sourit, mais devint fort pâle.
 
— Et vous avez crié? dit-il.
 
— Ma foi non, dit d'Artagnan, je n'étais pas en voix; M. du
Vallon est enrhumé et n'a pas crié non plus. Alors, Monseigneur…
— Alors quoi? demanda Mazarin.
 
— Regardez mon chapeau et mon manteau.
 
Et d'Artagnan montra quatre trous de balle dans son manteau et deux dans son feutre. Quant à l'habit de Porthos, un coup de hallebarde l'avait ouvert sur le flanc, et un coup de pistolet avait coupé sa plume.
 
— Diavolo! dit le cardinal pensif et en regardant les deux amis avec une naïve admiration, j'aurais crié, moi!
 
En ce moment le tumulte retentit plus rapproché.
 
Mazarin s'essuya le front en regardant autour de lui. Il avait bonne envie d'aller à la fenêtre, mais il n'osait.
 
— Voyez donc ce qui se passe, monsieur d'Artagnan, dit-il.
 
D'Artagnan alla à la fenêtre avec son insouciance habituelle.
 
— Oh! oh! dit-il, qu'est-ce que cela? le maréchal de La Meilleraie qui revient sans chapeau, Fontrailles qui porte son bras en écharpe, des gardes blessés, des chevaux tout en sang… Eh! mais… que font donc les sentinelles! elles mettent en joue, elles vont tirer!
 
— On leur a donné la consigne de tirer sur le peuple, s'écria
Mazarin, si le peuple approchait du Palais-Royal.
— Mais si elles font feu, tout est perdu! s'écria d'Artagnan.
 
— Nous avons les grilles.
 
— Les grilles! il y en a pour cinq minutes; les grilles! elles seront arrachées, tordues, broyées!… Ne tirez pas, mordieu! s'écria d'Artagnan en ouvrant la fenêtre.
 
Malgré cette recommandation, qui, au milieu du tumulte, n'avait pu être entendue, trois ou quatre coups de mousquet retentirent, puis une fusillade terrible leur succéda; on entendit cliqueter les balles sur la façade du Palais-Royal, une d'elles passa sous le bras de d'Artagnan et alla briser une glace dans laquelle Porthos se mirait avec complaisance.
 
— Ohimé! s'écria le cardinal; une glace de Venise!
 
— Oh! Monseigneur, dit d'Artagnan en refermant tranquillement la fenêtre, ne pleurez pas encore, cela n'en vaut pas la peine, car il est probable que dans une heure il n'en restera pas une au Palais-Royal, de toutes vos glaces, qu'elles soient de Venise ou de Paris.
 
— Mais quel est donc votre avis, alors? dit le cardinal tout tremblant.
 
— Eh morbleu! de leur rendre Broussel, puisqu'ils vous le redemandent! Que diable voulez-vous faire d'un conseiller au parlement? ce n'est bon à rien!
 
— Et vous, monsieur du Vallon, est-ce votre avis? Que feriez- vous?
 
— Je rendrais Broussel, dit Porthos.
 
— Venez, venez, messieurs, s'écria Mazarin, je vais parler de la chose à la reine.
 
Au bout du corridor il s'arrêta.
 
— Je puis compter sur vous, n'est-ce pas, messieurs? dit-il.
 
— Nous ne nous donnons pas deux fois, dit d'Artagnan, nous nous sommes donnés à vous, ordonnez, nous obéirons.
 
— Eh bien! dit Mazarin, entrez dans ce cabinet, et attendez.
 
En faisant un détour, il rentra dans le salon par une autre porte.
 
LI. L'émeute se fait révolte
 
Le cabinet où l'on avait fait entrer d'Artagnan et Porthos n'était séparé du salon où se trouvait la reine que par des portières de tapisserie. Le peu d'épaisseur de la séparation permettait donc d'entendre tout ce qui se passait, tandis que l'ouverture qui se trouvait entre les deux rideaux, si étroite qu'elle fût, permettait de voir.
 
La reine était debout dans ce salon, pâle de colère; mais cependant sa puissance sur elle-même était si grande, qu'on eût dit qu'elle n'éprouvait aucune émotion. Derrière elle étaient Comminges, Villequier et Guitaut; derrière les hommes, les femmes.
 
Devant elle, le chancelier Séguier, le même qui, vingt ans auparavant, l'avait si fort persécutée, racontait que son carrosse venait d'être brisé, qu'il avait été poursuivi, qu'il s'était jeté dans l'Hôtel d'O…., que l'hôtel avait été aussitôt envahi, pillé, dévasté; heureusement il avait eu le temps de gagner un cabinet perdu dans la tapisserie, où une vieille femme l'avait enfermé avec son frère l'évêque de Meaux. Là, le danger avait été si réel, les forcenés s'étaient approchés de ce cabinet avec de telles menaces, que le chancelier avait cru que son heure était venue, et qu'il s'était confessé à son frère, afin d'être tout prêt à mourir s'il était découvert. Heureusement ne l'avait-il point été: le peuple, croyant qu'il s'était évadé par quelque porte de derrière, s'était retiré et lui avait laissé la retraite libre. Il s'était alors déguisé avec les habits du marquis d'O… et il était sorti de l'hôtel, enjambant par-dessus les corps de son exempt et de deux gardes qui avaient été tués en défendant la porte de la rue.
 
Pendant ce récit, Mazarin était entré, et sans bruit s'était glissé près de la reine et écoutait.
 
— Eh bien! demanda la reine quand le chancelier eut fini, que pensez-vous de cela?
 
— Je pense que la chose est fort grave, Madame.
 
— Mais quel conseil me proposez-vous?
 
— J'en proposerais bien un à Votre Majesté, mais je n'ose.
 
— Osez, osez, monsieur, dit la reine avec un sourire amer, vous avez bien osé autre chose.
 
Le chancelier rougit et balbutia quelques mots.
 
— Il n'est pas question du passé, mais du présent, dit la reine.
Vous avez dit que vous aviez un conseil à me donner, quel est-il?
— Madame, dit le chancelier en hésitant, ce serait de relâcher
Broussel.
La reine, quoique très pâle, pâlit visiblement encore et sa figure se contracta.
 
— Relâcher Broussel! dit-elle, jamais!
 
En ce moment on entendit des pas dans la salle précédente, et, sans être annoncé, le maréchal de La Meilleraie parut sur le seuil de la porte.
 
— Ah! vous voilà, maréchal! s'écria Anne d'Autriche avec joie, vous avez mis toute cette canaille à la raison, j'espère?
 
— Madame, dit le maréchal, j'ai laissé trois hommes au Pont-Neuf, quatre aux Halles, six au coin de la rue de l'Arbre-Sec et deux à la porte de votre palais, en tout quinze. Je ramène dix ou douze blessés. Mon chapeau est resté je ne sais où, emporté par une balle et, selon toute probabilité, je serais resté avec mon chapeau, sans M. le coadjuteur, qui est venu et qui m'a tiré d'affaire.
 
— Ah! au fait, dit la reine, cela m'eût étonnée de ne pas voir ce basset à jambes torses mêlé dans tout cela.
 
— Madame, dit La Meilleraie en riant, n'en dites pas trop de mal devant moi, car le service qu'il m'a rendu est encore tout chaud.
 
— C'est bon, dit la reine, soyez-lui reconnaissant tant que vous voudrez; mais cela ne m'engage pas, moi. Vous voilà sain et sauf, c'est tout ce que je désirais; soyez non seulement le bienvenu, mais le bien revenu.
 
— Oui, Madame; mais je suis le bien revenu à une condition, c'est que je vous transmettrai les volontés du peuple.
 
— Des volontés! dit Anne d'Autriche en fronçant le sourcil. Oh! oh! monsieur le maréchal, il faut que vous vous soyez trouvé dans un bien grand danger, pour vous charger d'une ambassade si étrange!
 
Et ces mots furent prononcés avec un accent d'ironie qui n'échappa point au maréchal.
 
— Pardon, Madame, dit le maréchal, je ne suis pas avocat, je suis homme de guerre, et par conséquent peut-être je comprends mal la valeur des mots; c'est le désir et non la volonté du peuple que j'aurais dû dire. Quant à ce que vous me faites l'honneur de me répondre, je crois que vous vouliez dire que j'ai eu peur.
 
La reine sourit.
 
— Eh bien! oui, Madame, j'ai eu peur; c'est la troisième fois de ma vie que cela m'arrive, et cependant je me suis trouvé à douze batailles rangées et je ne sais combien de combats et d'escarmouches: oui, j'ai eu peur, et j'aime mieux être en face de Votre Majesté, si menaçant que soit son sourire, qu'en face de ces démons d'enfer qui m'ont accompagné jusqu'ici et qui sortent je ne sais d'où.
 
— Bravo! dit tout bas d'Artagnan à Porthos, bien répondu.
 
— Eh bien! dit la reine se mordant les lèvres, tandis que les courtisans se regardaient avec étonnement, quel est ce désir de mon peuple?
 
— Qu'on lui rende Broussel, Madame, dit le maréchal.
 
— Jamais! dit la reine, jamais!
 
— Votre Majesté est la maîtresse, dit La Meilleraie saluant en faisant un pas en arrière.
 
— Où allez-vous, maréchal? dit la reine.
 
— Je vais rendre la réponse de Votre Majesté à ceux qui l'attendent.
 
— Restez, maréchal, je ne veux pas avoir l'air de parlementer avec des rebelles.
 
— Madame, j'ai donné ma parole, dit le maréchal.
 
— Ce qui veut dire?…
 
— Que si vous ne me faites pas arrêter, je suis forcé de descendre.
 
Les yeux d'Anne d'Autriche lancèrent deux éclairs.
 
— Oh! qu'à cela ne tienne, monsieur, dit-elle, j'en ai fait arrêter de plus grands que vous; Guitaut!
 
Mazarin s'élança.
 
— Madame, dit-il, si j'osais à mon tour vous donner un avis…
 
— Serait-ce aussi de rendre Broussel, monsieur? En ce cas vous pouvez vous en dispenser.
 
— Non, dit Mazarin, quoique peut-être celui-là en vaille bien un autre.
 
— Que serait-ce, alors?
 
— Ce serait d'appeler M. le coadjuteur.
 
— Le coadjuteur! s'écria la reine, cet affreux brouillon! C'est lui qui a fait toute cette révolte.
 
— Raison de plus, dit Mazarin; s'il l'a faite, il peut la défaire.
 
— Et tenez, Madame, dit Comminges qui se tenait près d'une fenêtre par laquelle il regardait; tenez, l'occasion est bonne, car le voici qui donne sa bénédiction sur la place du Palais- Royal.
 
La reine s'élança vers la fenêtre.
 
— C'est vrai, dit-elle, le maître hypocrite! voyez!
 
— Je vois, dit Mazarin, que tout le monde s'agenouille devant lui, quoiqu'il ne soit que coadjuteur; tandis que si j'étais à sa place on me mettrait en pièces, quoique je sois cardinal. Je persiste donc, Madame, dans mon désir (Mazarin appuya sur ce mot) que Votre Majesté reçoive le coadjuteur.
 
— Et pourquoi ne dites-vous pas, vous aussi, dans votre volonté? répondit la reine à voix basse.
 
Mazarin s'inclina.
 
La reine demeura un instant pensive. Puis relevant la tête:
 
— Monsieur le maréchal, dit-elle, allez me chercher M. le coadjuteur, et me l'amenez.
 
— Et que dirai-je au peuple? demanda le maréchal.
 
— Qu'il ait patience, dit Anne d'Autriche; je l'ai bien, moi!
 
Il y avait dans la voix de la fière Espagnole un accent si impératif, que le maréchal ne fit aucune observation; il s'inclina et sortit.
 
D'Artagnan se retourna vers Porthos:
 
— Comment cela va-t-il finir? dit-il.
 
— Nous le verrons bien, dit Porthos avec son air tranquille.
 
Pendant ce temps Anne d'Autriche allait à Comminges et lui parlait tout bas.
 
Mazarin, inquiet, regardait du côté où étaient d'Artagnan et
Porthos.
Les autres assistants échangeaient des paroles à voix basse.
 
La porte se rouvrit; le maréchal parut, suivi du coadjuteur.
 
— Voici, Madame, dit-il, M. de Gondy qui s'empresse de se rendre aux ordres de Votre Majesté.
 
La reine fit quelques pas à sa rencontre et s'arrêta froide, sévère, immobile et la lèvre inférieure dédaigneusement avancée.
 
Gondy s'inclina respectueusement.
 
— Eh bien, monsieur, dit la reine, que dites-vous de cette émeute?
 
— Que ce n'est déjà plus une émeute, Madame, répondit le coadjuteur, mais une révolte.
 
— La révolte est chez ceux qui pensent que mon peuple puisse se révolter! s'écria Anne incapable de dissimuler devant le coadjuteur, qu'elle regardait à bon titre peut-être, comme le promoteur de toute cette émotion. La révolte, voilà comment appellent ceux qui la désirent le mouvement qu'ils ont fait eux- mêmes; mais, attendez, attendez, l'autorité du roi y mettra bon ordre.
 
— Est-ce pour me dire cela, Madame, répondit froidement Gondy, que Votre Majesté m'a admis à l'honneur de sa présence?
 
— Non, mon cher coadjuteur, dit Mazarin, c'était pour vous demander votre avis dans la conjoncture fâcheuse où nous nous trouvons.
 
— Est-il vrai, demanda de Gondy en feignant l'air d'un homme étonné, que Sa Majesté m'ait fait appeler pour me demander un conseil?
 
— Oui, dit la reine, on l'a voulu.
 
Le coadjuteur s'inclina.
 
— Sa Majesté désire donc…
 
— Que vous lui disiez ce que vous feriez à sa place, s'empressa de répondre Mazarin.
 
Le coadjuteur regarda la reine, qui fit un signe affirmatif.
 
— À la place de Sa Majesté, dit froidement Gondy, je n'hésiterais pas, je rendrais Broussel.
 
— Et si je ne le rends pas, s'écria la reine, que croyez-vous qu'il arrive?
 
— Je crois qu'il n'y aura pas demain pierre sur pierre dans
Paris, dit le maréchal.
— Ce n'est pas vous que j'interroge, dit la reine d'un ton sec et sans même se retourner, c'est M. de Gondy.
 
— Si c'est moi que Sa Majesté interroge, répondit le coadjuteur avec le même calme, je lui dirai que je suis en tout point de l'avis de monsieur le maréchal.
 
Le rouge monta au visage de la reine, ses beaux yeux bleus parurent prêts à lui sortir de la tête; ses lèvres de carmin, comparées par tous les poètes du temps à des grenades en fleur, pâlirent et tremblèrent de rage: elle effraya presque Mazarin lui- même, qui pourtant était habitué aux fureurs domestiques de ce ménage tourmenté:
 
— Rendre Broussel! s'écria-t-elle enfin avec un sourire effrayant: le beau conseil, par ma foi! On voit bien qu'il vient d'un prêtre!
 
Gondy tint ferme. Les injures du jour semblaient glisser sur lui comme les sarcasmes de la veille; mais la haine et la vengeance s'amassaient silencieusement et goutte à goutte au fond de son coeur. Il regarda froidement la reine, qui poussait Mazarin pour lui faire dire à son tour quelque chose.
 
Mazarin, selon son habitude, pensait beaucoup et parlait peu.
 
— Hé! hé! dit-il, bon conseil d'ami. Moi aussi je le rendrais, ce bon monsou Broussel, mort ou vif, et tout serait fini.
 
— Si vous le rendiez mort, tout serait fini, comme vous dites,
Monseigneur, mais autrement que vous ne l'entendez.
— Ai-je dit mort ou vif? reprit Mazarin: manière de parler; vous savez que j'entends bien mal le français, que vous parlez et écrivez si bien, vous, monsou le coadjuteur.
 
— Voilà un conseil État, dit d'Artagnan à Porthos, mais nous en avons tenu de meilleurs à La Rochelle, avec Athos et Aramis.
 
— Au bastion Saint-Gervais, dit Porthos.
 
— Là, et ailleurs.
 
Le coadjuteur laissa passer l'averse, et reprit, toujours avec le même flegme:
 
— Madame, si Votre Majesté ne goûte pas l'avis que je lui soumets, c'est sans doute parce qu'elle en a de meilleurs à suivre; je connais trop la sagesse de la reine et celle de ses conseillers pour supposer qu'on laissera longtemps la ville capitale dans un trouble qui peut amener une révolution.
 
— Ainsi donc, à votre avis, reprit en ricanant l'Espagnole qui se mordait les lèvres de colère, cette émeute d'hier, qui aujourd'hui est déjà une révolte, peut demain devenir une révolution?
 
— Oui, Madame, dit gravement le coadjuteur.
 
— Mais, à vous entendre, monsieur, les peuples auraient donc oublié tout frein?
 
— L'année est mauvaise pour les rois, dit Gondy en secouant la tête, regardez en Angleterre, Madame.
 
— Oui, mais heureusement nous n'avons point en France d'Olivier
Cromwell, répondit la reine.
— Qui sait? dit Gondy, ces hommes-là sont pareils à la foudre: on ne les connaît que lorsqu'ils frappent.
 
Chacun frissonna, et il se fit un moment de silence.
 
Pendant ce temps, la reine avait ses deux mains appuyées sur sa poitrine; on voyait qu'elle comprimait les battements précipités de son coeur.
 
— Porthos, murmura d'Artagnan, regardez bien ce prêtre.
 
— Bon, je le vois, dit Porthos. Eh bien?
 
— Eh bien! c'est un homme.
 
Porthos regarda d'Artagnan d'un air étonné; il était évident qu'il ne comprenait point parfaitement ce que son ami voulait dire.
 
— Votre Majesté, continua impitoyablement le coadjuteur, va donc prendre les mesures qui conviennent. Mais je les prévois terribles et de nature à irriter encore les mutins.
 
— Eh bien, alors, vous, monsieur le coadjuteur, qui avez tant de puissance sur eux et qui êtes notre ami, dit ironiquement la reine, vous les calmerez en leur donnant vos bénédictions.
 
— Peut-être sera-t-il trop tard, dit Gondy toujours de glace, et peut-être aurai-je perdu moi-même toute influence, tandis qu'en leur rendant leur Broussel, Votre Majesté coupe toute racine à la sédition et prend droit de châtier cruellement toute recrudescence de révolte.
 
— N'ai-je donc pas ce droit? s'écria la reine.
 
— Si vous l'avez, usez-en, répondit Gondy.
 
— Peste! dit d'Artagnan à Porthos, voilà un caractère comme je les aime; que n'est-il ministre, et que ne suis-je son d'Artagnan, au lieu d'être à ce bélître de Mazarin! Ah! mordieu! les beaux coups que nous ferions ensemble!
 
— Oui, dit Porthos.
 
La reine, d'un signe, congédia la cour, excepté Mazarin. Gondy s'inclina et voulut se retirer comme les autres.
 
— Restez, monsieur, dit la reine.
 
— Bon, dit Gondy en lui-même, elle va céder.
 
— Elle va le faire tuer, dit d'Artagnan à Porthos; mais, en tout cas, ce ne sera point par moi. Je jure Dieu, au contraire, que si l'on arrive sur lui, je tombe sur les arrivants.
 
— Moi aussi, dit Porthos.
 
— Bon! murmura Mazarin en prenant un siège, nous allons voir du nouveau.
 
La reine suivait des yeux les personnes qui sortaient. Quand la dernière eut refermé la porte, elle se retourna. On voyait qu'elle faisait des efforts inouïs pour dompter sa colère; elle s'éventait, elle respirait des cassolettes, elle allait et venait. Mazarin restait sur le siège où il s'était assis, paraissant réfléchir. Gondy, qui commençait à s'inquiéter, sondait des yeux toutes les tapisseries, tâtait la cuirasse qu'il portait sous sa longue robe, et de temps en temps cherchait sous son camail si le manche d'un bon poignard espagnol qu'il y avait caché était bien à la portée de sa main.
 
— Voyons, dit la reine en s'arrêtant enfin, voyons, maintenant que nous sommes seuls, répétez votre conseil, monsieur le coadjuteur.
 
— Le voici, Madame: feindre une réflexion, reconnaître publiquement une erreur, ce qui est la force des gouvernements forts, faire sortir Broussel de sa prison et le rendre au peuple.
 
— Oh! s'écria Anne d'Autriche, m'humilier ainsi! Suis-je oui ou non la reine? Toute cette canaille qui hurle est-elle ou non la foule de mes sujets? Ai-je des amis, des gardes? Ah! par Notre- Dame! comme disait la reine Catherine, continua-t-elle en se montant à ses propres paroles, plutôt que de leur rendre cet infâme Broussel, je l'étranglerais de mes propres mains!
 
Et elle s'élança les poings crispés vers Gondy, que certes en ce moment elle détestait pour le moins autant que Broussel.
 
Gondy demeura immobile, pas un muscle de son visage ne bougea; seulement son regard glacé se croisa comme un glaive avec le regard furieux de la reine.
 
— Voilà un homme mort, s'il y a encore quelque Vitry à la cour et que le Vitry entre en ce moment, dit le Gascon. Mais moi, avant qu'il arrive à ce bon prélat, je tue le Vitry, et net! M. le cardinal de Mazarin m'en saura un gré infini.
 
— Chut! dit Porthos; écoutez donc.
 
— Madame! s'écria le cardinal en saisissant Anne d'Autriche et en la tirant en arrière; Madame, que faites-vous?
 
Puis il ajouta en espagnol:
 
— Anne, êtes-vous folle? vous faites ici des querelles de bourgeoise, vous, une reine! et ne voyez-vous pas que vous avez devant vous, dans la personne de ce prêtre, tout le peuple de Paris, auquel il est dangereux de faire insulte en ce moment, et que, si ce prêtre le veut, dans une heure vous n'aurez plus de couronne! Allons donc, plus tard, dans une autre occasion, vous tiendrez ferme et fort, mais aujourd'hui ce n'est pas l'heure; aujourd'hui, flattez et caressez, ou vous n'êtes qu'une femme vulgaire.
 
Aux premiers mots de ce discours, d'Artagnan avait saisi le bras de Porthos et l'avait serré progressivement; puis quand Mazarin se fut tu:
 
— Porthos, dit-il tout bas, ne dites jamais devant Mazarin que j'entends l'espagnol ou je suis un homme perdu et vous aussi.
 
— Bon, dit Porthos.
 
Cette rude semonce, empreinte d'une éloquence qui caractérisait Mazarin lorsqu'il parlait italien ou espagnol, et qu'il perdait entièrement lorsqu'il parlait français, fut prononcée avec un visage impénétrable qui ne laissa soupçonner à Gondy, si habile physionomiste qu'il fût, qu'un simple avertissement d'être plus modérée.
 
De son côté aussi, la reine rudoyée s'adoucit tout à coup; elle laissa pour ainsi dire tomber de ses yeux le feu, de ses joues le sang, de ses lèvres la colère verbeuse. Elle s'assit, et d'une voix humide de pleurs, laissant tomber ses bras abattus à ses côtés:
 
— Pardonnez-moi, monsieur le coadjuteur, dit-elle, et attribuez cette violence à ce que je souffre. Femme, et par conséquent assujettie aux faiblesses de mon sexe, je m'effraie de la guerre civile; reine et accoutumée à être obéie, je m'emporte aux premières résistances.
 
— Madame, dit de Gondy en s'inclinant, Votre Majesté se trompe en qualifiant de résistance mes sincères avis. Votre Majesté n'a que des sujets soumis et respectueux. Ce n'est point à la reine que le peuple en veut, il appelle Broussel, et voilà tout, trop heureux de vivre sous les lois de Votre Majesté, si toutefois Votre Majesté lui rend Broussel, ajouta Gondy en souriant.
 
Mazarin qui, à ces mots: Ce n'est pas à la reine que le peuple en veut, avait déjà dressé l'oreille, croyant que le coadjuteur allait parler des cris: «À bas le Mazarin!», sut gré à Gondy de cette suppression, et dit de sa voix la plus soyeuse et avec son visage le plus gracieux:
 
— Madame, croyez-en le coadjuteur, qui est l'un des plus habiles politiques que nous ayons; le premier chapeau de cardinal qui vaquera semble fait pour sa noble tête.
 
— Ah! que tu as besoin de moi, rusé coquin! dit de Gondy.
 
— Et que nous promettra-t-il à nous, dit d'Artagnan, le jour où on voudra le tuer? Peste, s'il donne comme cela des chapeaux, apprêtons-nous, Porthos, et demandons chacun un régiment dès demain. Corbleu! que la guerre civile dure une année seulement, et je ferai redorer pour moi l'épée de connétable!
 
— Et moi? dit Porthos.
 
— Toi! je te ferai donner le bâton de maréchal de M. de La
Meilleraie, qui ne me paraît pas en grande faveur en ce moment.
— Ainsi, monsieur, dit la reine, sérieusement, vous craignez l'émotion populaire?
 
— Sérieusement, Madame, reprit Gondy étonné de ne pas être plus avancé; je crains, quand le torrent a rompu sa digue, qu'il ne cause de grands ravages.
 
— Et moi, dit la reine, je crois que dans ce cas, il lui faut opposer des digues nouvelles. Allez, je réfléchirai.
 
Gondy regarda Mazarin d'un air étonné. Mazarin s'approcha de la reine pour lui parler. En ce moment on entendit un tumulte effroyable sur la place du Palais-Royal.
 
Gondy sourit, le regard de la reine s'enflamma, Mazarin devint très pâle.
 
— Qu'est-ce encore? dit-il.
 
En ce moment Comminges se précipita dans le salon.
 
— Pardon, Madame, dit Comminges à la reine en entrant, mais le peuple a broyé les sentinelles contre les grilles, et en ce moment il force les portes: qu'ordonnez-vous?
 
— Écoutez, Madame, dit Gondy.
 
Le mugissement des flots, le bruit de la foudre, les rugissements d'un volcan, ne peuvent point se comparer à la tempête de cris qui s'éleva au ciel en ce moment.
 
— Ce que j'ordonne? dit la reine.
 
— Oui, le temps presse.
 
— Combien d'hommes à peu près avez-vous au Palais-Royal?
 
— Six cents hommes.
 
— Mettez cent hommes autour du roi, et avec le reste balayez-moi toute cette populace.
 
— Madame, dit Mazarin, que faites-vous?
 
— Allez! dit la reine.
 
Comminges sortit avec l'obéissance passive du soldat.
 
En ce moment un craquement horrible se fit entendre, une des portes commençait à céder.
 
— Eh! Madame, dit Mazarin, vous nous perdez tous, le roi, vous et moi.
 
Anne d'Autriche, à ce cri parti de l'âme du cardinal effrayé, eut peur à son tour, elle rappela Comminges.
 
— Il est trop tard! dit Mazarin en s'arrachant les cheveux, il est trop tard!
 
La porte céda, et l'on entendit les hurlements de joie de la populace. D'Artagnan mit l'épée à la main et fit signe à Porthos d'en faire autant.
 
— Sauvez la reine! s'écria Mazarin en s'adressant au coadjuteur.
 
Gondy s'élança vers la fenêtre qu'il ouvrit; il reconnut Louvières à la tête d'une troupe de trois ou quatre mille hommes peut-être.
 
— Pas un pas de plus! cria-t-il, la reine signe.
 
— Que dites-vous? s'écria la reine.
 
— La vérité, Madame, dit Mazarin lui présentant une plume et un papier, il le faut. Puis il ajouta: Signez, Anne, je vous en prie, je le veux!
 
La reine tomba sur une chaise, prit la plume et signa.
 
Contenu par Louvières, le peuple n'avait pas fait un pas de plus; mais ce murmure terrible qui indique la colère de la multitude continuait toujours.
 
La reine écrivit:
 
«Le concierge de la prison de Saint-Germain mettra en liberté le conseiller Broussel.» Et elle signa.
 
Le coadjuteur, qui dévorait des yeux ses moindres mouvements, saisit le papier aussitôt que la signature y fut déposée, revint à la fenêtre, et l'agitant avec la main:
 
— Voici l'ordre, dit-il.
 
Paris tout entier sembla pousser une grande clameur de joie; puis les cris: «Vive Broussel! Vive le coadjuteur!» retentirent.
 
— Vive la reine! dit le coadjuteur.
 
Quelques cris répondirent au sien, mais pauvres et rares.
 
Peut-être le coadjuteur n'avait-il poussé ce cri que pour faire sentir à Anne d'Autriche sa faiblesse.
 
— Et maintenant que vous avez ce que vous avez voulu, dit-elle, allez, monsieur de Gondy.
 
— Quand la reine aura besoin de moi, dit le coadjuteur en s'inclinant, Sa Majesté sait que je suis à ses ordres.
 
La reine fit un signe de tête, Gondy se retira.
 
— Ah! prêtre maudit! s'écria Anne d'Autriche en étendant la main vers la porte à peine fermée, je te ferai boire un jour le reste du fiel que tu m'as versé aujourd'hui.
 
Mazarin voulut s'approcher d'elle.
 
— Laissez-moi! dit-elle; vous n'êtes pas un homme!
 
Et elle sortit.
 
— C'est vous qui n'êtes pas une femme, murmura Mazarin.
 
Puis, après un instant de rêverie, il se souvint que d'Artagnan et
Porthos devaient être là, et par conséquent avaient tout entendu.
Il fronça le sourcil et alla droit à la tapisserie, qu'il souleva;
le cabinet était vide.
Au dernier mot de la reine, d'Artagnan avait pris Porthos par la main et l'avait entraîné vers la galerie.
 
Mazarin entra à son tour dans la galerie et trouva les deux amis qui se promenaient.
 
— Pourquoi avez-vous quitté le cabinet, monsieur d'Artagnan? dit
Mazarin.
— Parce que, dit d'Artagnan, la reine a ordonné à tout le monde de sortir et que j'ai pensé que cet ordre était pour nous comme pour les autres.
 
— Ainsi vous êtes ici depuis…
 
— Depuis un quart d'heure à peu près, dit d'Artagnan en regardant
Porthos et en lui faisant signe de ne pas le démentir.
Mazarin surprit ce signe et demeura convaincu que d'Artagnan avait tout vu et tout entendu, mais il lui sut gré du mensonge.
 
— Décidément, monsieur d'Artagnan, vous êtes l'homme que je cherchais, et vous pouvez compter sur moi ainsi que votre ami.
 
Puis, saluant les deux amis de son plus charmant sourire, il rentra plus tranquille dans son cabinet, car à la sortie de Gondy, le tumulte avait cessé comme par enchantement.
 
LII. Le malheur donne de la mémoire
 
Anne était rentrée furieuse dans son oratoire.
 
— Quoi! s'écria-t-elle en tordant ses beaux bras, quoi, le peuple a vu M. de Condé, le premier prince du sang, arrêté par ma belle- mère, Marie de Médicis; il a vu ma belle-mère, son ancienne régente, chassée par le cardinal; il a vu M. de Vendôme, c'est-à- dire le fils de Henri IV, prisonnier à Vincennes; il n'a rien dit tandis qu'on insultait, qu'on incarcérait, qu'on menaçait ces grands personnages! et pour un Broussel! Jésus, qu'est donc devenue la royauté?
 
Anne touchait sans y penser à la question brûlante. Le peuple n'avait rien dit pour les princes, le peuple se soulevait pour Broussel; c'est qu'il s'agissait d'un plébéien, et qu'en défendant Broussel le peuple sentait instinctivement qu'il se défendait lui- même.
 
Pendant ce temps, Mazarin se promenait de long en large dans son cabinet, regardant de temps en temps sa belle glace de Venise tout étoilée.
 
— Eh! disait-il, c'est triste, je le sais bien, d'être forcé de céder ainsi; mais bah! nous prendrons notre revanche: qu'importe Broussel! c'est un nom, ce n'est pas une chose.
 
Si habile politique qu'il fût, Mazarin se trompait cette fois:
Broussel était une chose et non pas un nom.
Aussi, lorsque le lendemain matin Broussel fit son entrée à Paris dans un grand carrosse, ayant son fils Louvières à côté de lui et Friquet derrière la voiture, tout le peuple en armes se précipita- t-il sur son passage! les cris de: «Vive Broussel! Vive notre père!» retentissaient de toutes parts et portaient la mort aux oreilles de Mazarin; de tous les côtés les espions du cardinal et de la reine rapportaient de fâcheuses nouvelles, qui trouvaient le ministre fort agité et la reine fort tranquille. La reine paraissait mûrir dans sa tête une grande résolution, ce qui redoublait les inquiétudes de Mazarin. Il connaissait l'orgueilleuse princesse et craignait fort les résolutions d'Anne d'Autriche.
 
Le coadjuteur était rentré au parlement plus roi que le roi, la reine et le cardinal ne l'étaient à eux trois ensemble; sur son avis, un édit du parlement avait invité les bourgeois à déposer leurs armes et à démolir les barricades: ils savaient maintenant qu'il ne fallait qu'une heure pour reprendre les armes et qu'une nuit pour refaire les barricades.
 
Planchet était rentré dans sa boutique; la victoire amnistie: Planchet n'avait donc plus peur d'être pendu; il était convaincu que, si l'on faisait seulement mine de l'arrêter, le peuple se soulèverait pour lui comme il venait de le faire pour Broussel.
 
Rochefort avait rendu ses chevau-légers au chevalier d'Humières: il en manquait bien deux à l'appel; mais le chevalier, qui était frondeur dans l'âme, n'avait pas voulu entendre parler de dédommagement.
 
Le mendiant avait repris sa place au parvis Saint-Eustache, distribuant toujours son eau bénite d'une main et demandant l'aumône de l'autre; et nul ne se doutait que ces deux mains-là venaient d'aider à tirer de l'édifice social la pierre fondamentale de la royauté.
 
Louvières était fier et content, il s'était vengé du Mazarin, qu'il détestait, et avait fort contribué à faire sortir son père de prison; son nom avait été répété avec terreur au Palais-Royal, et il disait en riant au conseiller réintégré dans sa famille:
 
— Croyez-vous, mon père, que si maintenant je demandais une compagnie à la reine elle me la donnerait?
 
D'Artagnan avait profité du moment de calme pour renvoyer Raoul, qu'il avait eu grand'peine à retenir enfermé pendant l'émeute, et qui voulait absolument tirer l'épée pour l'un ou l'autre parti. Raoul avait fait quelque difficulté d'abord, mais d'Artagnan avait parlé au nom du comte de La Fère. Raoul avait été faire une visite à madame de Chevreuse et était parti pour rejoindre l'armée.
 
Rochefort seul trouvait la chose assez mal terminée: il avait écrit à M. le duc de Beaufort de venir; le duc allait arriver et trouverait Paris tranquille.
 
Il alla trouver le coadjuteur, pour lui demander s'il ne fallait pas donner avis au prince de s'arrêter en route; mais Gondy y réfléchit un instant et dit:
 
— Laissez-le continuer son chemin.
 
— Mais ce n'est donc pas fini? demanda Rochefort.
 
— Bon! mon cher comte, nous ne sommes encore qu'au commencement.
 
— Qui vous fait croire cela?
 
— La connaissance que j'ai du coeur de la reine: elle ne voudra pas demeurer battue.
 
— Prépare-t-elle donc quelque chose?
 
— Je l'espère.
 
— Que savez-vous, voyons?
 
— Je sais qu'elle a écrit à M. le Prince de revenir de l'armée en toute hâte.
 
— Ah! ah! dit Rochefort, vous avez raison, il faut laisser venir
M. de Beaufort.
Le soir même de cette conversation, le bruit se répandit que M. le
Prince était arrivé.
C'était une nouvelle bien simple et bien naturelle, et cependant elle eut un immense retentissement; des indiscrétions, disait-on, avaient été commises par madame de Longueville, à qui M. le Prince, qu'on accusait d'avoir pour sa soeur une tendresse qui dépassait les bornes de l'amitié fraternelle, avait fait des confidences.
 
Ces confidences dévoilaient de sinistres projets de la part de la reine.
 
Le soir même de l'arrivée de M. le Prince, des bourgeois plus avancés que les autres, des échevins, des capitaines de quartier s'en allaient chez leurs connaissances, disant:
 
— Pourquoi ne prendrions-nous pas le roi et ne le mettrions-nous pas à l'Hôtel de Ville? c'est un tort de le laisser élever par nos ennemis, qui lui donnent de mauvais conseils; tandis que s'il était dirigé par M. le coadjuteur, par exemple, il sucerait des principes nationaux et aimerait le peuple.
 
La nuit fut sourdement agitée; le lendemain on revit les manteaux gris et noirs, les patrouilles de marchands en armes et les bandes de mendiants.
 
La reine avait passé la nuit à conférer seule à seul avec M. le Prince; à minuit il avait été introduit dans son oratoire et ne l'avait quittée qu'à cinq heures.
 
À cinq heures la reine se rendit au cabinet du cardinal.
 
Si elle n'était pas encore couchée, elle, le cardinal était déjà levé.
 
Il rédigeait une réponse à Cromwell, six jours étaient déjà écoulés sur les dix qu'il avait demandés à Mordaunt.
 
— Bah! disait-il, je l'aurai fait un peu attendre, mais M. Cromwell sait trop ce que c'est que les révolutions pour ne pas m'excuser.
 
Il relisait donc avec complaisance le premier paragraphe de son factum, lorsqu'on gratta doucement à la porte qui communiquait aux appartements de la reine. Anne d'Autriche pouvait seule venir par cette porte. Le cardinal se leva et alla ouvrir.
 
La reine était en négligé, mais le négligé lui allait encore, car, ainsi que Diane de Poitiers et Ninon, Anne d'Autriche conserva ce privilège de rester toujours belle: seulement ce matin-là elle était plus belle que de coutume, car ses yeux avaient tout le brillant que donne au regard une joie intérieure.
 
— Qu'avez-vous, Madame, dit Mazarin inquiet, vous avez l'air toute fière?
 
— Oui, Giulio, dit-elle, fière et heureuse, car j'ai trouvé le moyen d'étouffer cette hydre.
 
— Vous êtes un grand politique, ma reine, dit Mazarin, voyons le moyen.
 
Et il cacha ce qu'il écrivait en glissant la lettre commencée sous du papier blanc.
 
— Ils veulent me prendre le roi, vous savez? dit la reine.
 
— Hélas! oui! et me pendre, moi.
 
— Ils n'auront pas le roi.
 
— Et ils ne me pendront pas, benone.
 
— Écoutez: je veux leur enlever mon fils et moi-même, et vous avec moi; je veux que cet événement, qui du jour au lendemain changera la face des choses, s'accomplisse sans que d'autres le sachent que vous, moi et une troisième personne.
 
— Et quelle est cette troisième personne?
 
— M. le Prince.
 
— Il est donc arrivé, comme on me l'avait dit?
 
— Hier soir.
 
— Et vous l'avez vu?
 
— Je le quitte.
 
— Il prête les mains à ce projet?
 
— Le conseil vient de lui.
 
— Et Paris?
 
— Il l'affame et le force à se rendre à discrétion.
 
— Le projet ne manque pas de grandiose, mais je n'y vois qu'un empêchement.
 
— Lequel?
 
— L'impossibilité.
 
— Parole vide de sens. Rien n'est impossible.
 
— En projet.
 
— En exécution. Avons-nous de l'argent?
 
— Un peu, dit Mazarin tremblant qu'Anne d'Autriche ne demandât à puiser dans sa bourse.
 
— Avons-nous des troupes?
 
— Cinq ou six mille hommes.
 
— Avons-nous du courage?
 
— Beaucoup.
 
— Alors la chose est facile. Oh! comprenez-vous, Giulio? Paris, cet odieux Paris, se réveillant un matin sans reine et sans roi, cerné, assiégé, affamé, n'ayant plus pour toute ressource que son stupide parlement et son maigre coadjuteur aux jambes torses!
 
— Joli! joli! dit Mazarin: je comprends l'effet; mais je ne vois pas le moyen d'y arriver.
 
— Je le trouverai, moi!
 
— Vous savez que c'est la guerre, la guerre civile, ardente, acharnée, implacable.
 
— Oh! oui, oui, la guerre, dit Anne d'Autriche; oui, je veux réduire cette ville rebelle en cendres; je veux éteindre le feu dans le sang; je veux qu'un exemple effroyable éternise le crime et le châtiment. Paris! je le hais, je le déteste.
 
— Tout beau, Anne, vous voilà sanguinaire! Prenez garde, nous ne sommes pas au temps des Malatesta et des Castruccio Castracani; vous vous ferez décapiter, ma belle reine, et ce serait dommage.
 
— Vous riez.
 
— Je ris très peu, la guerre est dangereuse avec tout un peuple: voyez votre frère Charles Ier, il est mal, très mal.
 
— Nous sommes en France et je suis Espagnole.
 
— Tant pis, per Baccho, tant pis, j'aimerais mieux que vous fussiez française, et moi aussi: on nous détesterait moins tous les deux.
 
— Cependant vous m'approuvez?
 
— Oui, si je vois la chose possible.
 
— Elle l'est, c'est moi qui vous le dis; faites vos préparatifs de départ.
 
— Moi! je suis toujours prêt à partir; seulement, vous le savez, je ne pars jamais… et cette fois probablement pas plus que les autres.
 
— Enfin, si je pars, partirez-vous?
 
— J'essaierai.
 
— Vous me faites mourir, avec vos peurs, Giulio, et de quoi donc avez-vous peur?
 
— De beaucoup de choses.
 
— Desquelles?
 
La physionomie de Mazarin, de railleuse qu'elle était, devint sombre.
 
— Anne, dit-il, vous n'êtes qu'une femme, et, comme femme, vous pouvez insulter à votre aise les hommes, sûre que vous êtes de l'impunité: vous m'accusez d'avoir peur: je n'ai pas tant peur que vous, puisque je ne me sauve pas, moi. Contre qui crie-t-on? Est- ce contre vous ou contre moi? Qui veut-on pendre? Est-ce vous ou moi? Eh bien, je fais tête à l'orage, moi, cependant, que vous accusez d'avoir peur, non pas en bravache, ce n'est pas ma mode, mais je tiens. Imitez-moi, pas tant d'éclat, plus d'effet. Vous criez très haut, vous n'aboutissez à rien. Vous parlez de fuir!
 
Mazarin haussa les épaules, prit la main de la reine et la conduisit à la fenêtre:
 
— Regardez!
 
— Eh bien? dit la reine aveuglée par son entêtement.
 
— Eh bien, que voyez-vous de cette fenêtre? Ce sont, si je ne m'abuse, des bourgeois cuirassés, casqués, armés de bons mousquets, comme au temps de la Ligue, et qui regardent si bien la fenêtre d'où vous les regardez, vous, que vous allez être vue si vous soulevez si fort le rideau. Maintenant, venez à cette autre: que voyez-vous? Des gens du peuple armés de hallebardes qui gardent vos portes. À chaque ouverture de ce palais où je vous conduirais, vous en verriez autant; vos portes sont gardées, les soupiraux de vos caves sont gardés, et je vous dirai à mon tour ce que ce bon La Ramée me disait de M. de Beaufort: À moins d'être oiseau ou souris, vous ne sortirez pas.
 
— Il est cependant sorti, lui.
 
— Comptez-vous sortir de la même manière?
 
— Je suis donc prisonnière alors?
 
— Parbleu! dit Mazarin, il y a une heure que je vous le prouve.
 
Et Mazarin reprit tranquillement sa dépêche commencée, à l'endroit où il l'avait interrompue.
 
Anne, tremblante de colère, rouge d'humiliation, sortit du cabinet en repoussant derrière elle la porte avec violence.
 
Mazarin ne tourna pas même la tête.
 
Rentrée dans ses appartements, la reine se laissa tomber sur un fauteuil et se mit à pleurer.
 
Puis tout à coup frappée d'une idée subite:
 
— Je suis sauvée, dit-elle en se levant. Oh! oui, oui, je connais un homme qui saura me tirer de Paris, lui, un homme que j'ai trop longtemps oublié.
 
Et, rêveuse, quoique avec un sentiment de joie:
 
— Ingrate que je suis, dit-elle, j'ai vingt ans oublié cet homme, dont j'eusse dû faire un maréchal de France. Ma belle-mère a prodigué l'or, les dignités, les caresses à Concini, qui l'a perdue, le roi a fait Vitry maréchal de France pour un assassinat, et moi, j'ai laissé dans l'oubli, dans la misère, ce noble d'Artagnan qui m'a sauvée.
 
Et elle courut à une table sur laquelle étaient du papier et de l'encre, et se mit à écrire.
 
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