ALPHonSE ALLAIS
NOTES SUR LA CÔTE D'AZUR (6)
... À Toulon.
Des gendarmes entourent un wagon décoré de cette inscription: ministère de l'intérieur.
En descendent de jeunes messieurs, dénués de distinction et pas très luxueusement vêtus.
Je demande à un vieillard solennel et propret qui a l'air de se trouver tout à fait chez lui dans cette gare:
—Des forçats, sans doute, monsieur?
—Pas précisément, me répond le vieillard solennel et propret, des relégués, tout simplement... Ces voyageurs sont de jeunes hommes que la police cueillit, une belle nuit, en des bouges de la périphérie parisienne et qui ne purent justifier d'autres moyens d'existence que l'argent à eux versé par leur concubine, argent provenant de la prostitution. Le gouvernement, en vertu d'une loi votée voilà tantôt trois ou quatre ans, procure à ces messieurs toutes facilités pour aller exercer leur coupable industrie par des latitudes diamétralement opposées à la nôtre.
—Alors, ce wagon est, comme qui dirait, un alphonse-car.
—Pas si fort, monsieur! Les mânes d'Alphonse Karr reposent tout près d'ici, à Saint-Raphaël, et pourraient vous entendre.
—Les morts n'entendent pas, vieillard solennel et propret!
... À la Réserve:
—Et après le poisson, qu'est-ce que ces messieurs prendront?
—Moi, répond Narcisse Lebeau, je prendrai un beefteak sur le gril sans beurre.
—Sans beurre?
—Oui, sans beurre... et sans reproche!
... Aux courses.
—Tiens, voilà Montaleuil!... Qu'est-ce qu'il a donc de vert à la boutonnière?
—Le Mérite agricole, parbleu!
—Le Mérite agricole à Montaleuil! Ah! celle-là est bonne!
—Mais pas du tout! dit Pierre Nicot. Au point de vue champêtre, Montaleuil est loin d'être le premier venu. C'est lui l'inventeur du procédé qui consiste à nourrir les lapins qu'on pose avec les carottes qu'on tire.
... Devant le magasin d'un coiffeur à prétentions britanniques.
Dialogue entre une jeune niaise et celui qui écrit ces lignes:
La jeune niaise: Qu'est-ce que ça veut dire Hair dresser?
Celui qui écrit ces lignes: Hair, ça veut dire cheveux.
L. J. N.: Et dresser?
C. Q. E. C. L.: Dresser, parbleu, ça veut dire dresseur.
L. J. N.: Et alors?
C. Q. E. C. L.: Alors, le hair dresser, c'est un individu qui vous fait tellement mal en vous rasant que les cheveux vous en dressent sur la tête.
L. J. N.: Ah?
C. Q. E. C. L.: Oui.
... Le record de la distraction est certainement détenu par un monsieur qui prend ses repas dans une pension où je vais quelquefois.
Hier matin, j'arrive très en retard. Presque tout le monde finissait de déjeuner.
Je prends des sardines et, en songeant à autre chose, je les passe au susdit monsieur qui grignotait un dessert quelconque.
Le pauvre homme saisit la boîte et, docilement, se sert une sardine qu'il mange d'un air de candeur inexprimable.
Tous les gens autour de nous ont ri comme des bossus. Le monsieur s'est aperçu de son étourderie et c'est grand dommage, car je me serais amusé à le faire redéjeuner totalement.
... Fragment de conversation entre mon jeune ami Pierre et sa maman:
—T'es-tu bien promené, Pierre?
—Oh! oui, m'man! j'ai assez rigolé!... Et puis, tu sais pas ce que j'ai vu? Devine.
—Mais je ne peux pas deviner.
—Quelque chose d'épatant: une nounou nègre!
—Que vois-tu de si extraordinaire en cela?
—Tu trouves pas ça épatant, toi? Eh ben! zut, t'es pas dure!... Tu sais pas l'effet que ça me fait à moi, une nounou nègre?
—Dis un peu.
—Eh ben! l'effet que ça me fait, c'est que le gosse doit téter du café au lait!
... Maintenant que le gentleman en question vogue entre le Havre et New-York, je peux bien conter l'histoire.
Le gentleman en question est rédacteur important dans un Chicago Tribune quelconque.
On m'a présenté à lui comme étant Maurice Barrès. Joie débordante du Yankee.
J'ai subi une interview des plus corsées.
À la grande satisfaction de mes camarades, j'ai bourré mon homme de documents infiniment contestables et d'idées personnelles, semblant provenir de Ville-Evrard, au sujet de révolution littéraire et artistique de notre belle France.
Ce journaliste américain fut tellement ravi d'avoir fait la connaissance de Barrès qu'il nous invita tous, le soir même, au Helder, où nous avons fait un dîner, mes petites chéries, je ne vous dis que ça!
Je ne sais pas encore comment Barrès prendra la chose quand il recevra le journal d'Amérique.
... Il faudrait le pinceau de Goya pour dépeindre le ravissement où me plongea la lisance des feuilles d'aujourd'hui.
L'abondance des matières nous force, à notre grand regret, à écourter les citations.
Au choix:
D'abord, dans l'Éclair, une chronique de Gerville-Réache qui débute par cette phrase définitive et lapidaire:
Il y a quatre aspects dans Victor Schœlcher.
Quatre, seulement?
Êtes-vous bien sûr, Gerville, de n'en avoir pas oublié un petit?
Dans le Petit Niçois, une circulaire du général Poilloüe de Saint-Mars, commandant du 12e corps, dans laquelle je relève une observation frappée au coin du bon sens:
Le pied du soldat est un organe d'une très grande importance (sic).
Votre remarque, mon général, est très juste.
C'est même grâce à cette considération que les conseils de revision hésitent rarement à réformer un cul-de-jatte.
Ah! je ne lis pas souvent les journaux, mais quand je les lis, je ne m'embête pas!