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追忆似水年华 017: Ce fut vers cette époque que Bloch b

时间:2011-05-03来源:互联网 进入法语论坛
核心提示:A la recherche du temps perdu 追忆似水年华 Proust 普鲁斯特 017: Ce fut vers cette poque que Bloch bouleversa ma conception du monde Ce fut vers cette poque que Bloch bouleversa ma conception du monde, ouvrit pour moi des possibili
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A la recherche du temps perdu     

追忆似水年华

Proust 

普鲁斯特


017: Ce fut vers cette époque que Bloch bouleversa ma conception du monde

Ce fut vers cette époque que Bloch bouleversa ma conception du monde, ouvrit pour moi des possibilités nouvelles de bonheur (qui devaient du reste se changer plus tard en possibilités de souffrances), en m'assurant que, contrairement à ce que je croyais au temps de mes promenades du côté de Méséglise, les femmes ne demandaient jamais mieux que de faire l'amour. Il compléta ce service en m'en rendant un second que je ne devais apprécier que beaucoup plus tard : ce fut lui qui me conduisit pour la première fois dans une maison de passe. Il m'avait bien dit qu'il y avait beaucoup de jolies femmes qu'on peut posséder. Mais je leur attribuais une figure vague, que les maisons de passe devaient me permettre de remplacer par des visages particuliers. De sorte que si j'avais à Bloch – pour sa « bonne nouvelle » que le bonheur, la possession de la beauté, ne sont pas choses inaccessibles et que nous avons fait œuvre utile en y renonçant à jamais – une obligation de même genre qu'à tel médecin ou tel philosophe optimiste qui nous fait espérer la longévité dans ce monde, et de ne pas être entièrement séparé de lui quand on aura passé dans un autre, les maisons de rendez-vous que je fréquentai quelques années plus tard – en me fournissant des échantillons du bonheur, en me permettant d'ajouter à la beauté des femmes cet élément que nous ne pouvons inventer, qui n'est pas que le résumé des beautés anciennes, le présent vraiment divin, le seul que nous ne puissions recevoir de nous-même, devant lequel expirent toutes les créations logiques de notre intelligence et que nous ne pouvons demander qu'à la réalité : un charme individuel – méritèrent d'être classées par moi à côté de ces autres bienfaiteurs d'origine plus récente mais d'utilité analogue (avant lesquels nous imaginions sans ardeur la séduction de Mantegna, de Wagner, de Sienne, d'après d'autres peintres, d'autres musiciens, d'autres villes) : les éditions d'histoire de la peinture illustrées, les concerts symphoniques et les études sur les « Villes d'art ». Mais la maison où Bloch me conduisit et où il n'allait plus d'ailleurs lui-même depuis longtemps était d'un rang trop inférieur, le personnel était trop médiocre et trop peu renouvelé pour que j'y puisse satisfaire d'anciennes curiosités ou en contracter de nouvelles. La patronne de cette maison ne connaissait aucune des femmes qu'on lui demandait et en proposait toujours dont on n'aurait pas voulu. Elle m'en vantait surtout une, une dont, avec un sourire plein de promesses (comme si ç'avait été une rareté et un régal), elle disait : « C'est une Juive ! Ça ne vous dit rien ? » (C'est sans doute à cause de cela qu'elle l'appelait Rachel.) Et avec une exaltation niaise et factice, qu'elle espérait être communicative et qui finissait sur un râle presque de jouissance : « Pensez donc, mon petit, une Juive, il me semble que ça doit être affolant ! Rah ! » Cette Rachel, que j'aperçus sans qu'elle me vît, était brune, pas jolie, mais avait l'air intelligent, et, non sans passer un bout de langue sur ses lèvres, souriait d'un air plein d'impertinence aux michés qu'on lui présentait et que j'entendais entamer la conversation avec elle. Son mince et étroit visage était entouré de cheveux noirs et frisés, irréguliers comme s'ils avaient été indiqués par des hachures dans un lavis à l'encre de Chine. Chaque fois je promettais à la patronne, qui me la proposait avec une insistance particulière en vantant sa grande intelligence et son instruction, que je ne manquerais pas un jour de venir tout exprès pour faire la connaissance de Rachel, surnommée par moi « Rachel quand du Seigneur ». Mais le premier soir j'avais entendu celle-ci, au moment où elle s'en allait, dire à la patronne :

– Alors c'est entendu, demain je suis libre, si vous avez quelqu'un, vous n'oublierez pas de me faire chercher.

Et ces mots m'avaient empêché de voir en elle une personne parce qu'ils me l'avaient fait classer immédiatement dans une catégorie générale de femmes dont l'habitude commune à toutes était de venir là le soir voir s'il n'y avait pas un louis ou deux à gagner. Elle variait seulement la forme de sa phrase en disant : « Si vous avez besoin de moi », ou « si vous avez besoin de quelqu'un ».

La patronne qui ne connaissait pas l'opéra d'Halévy ignorait pourquoi j'avais pris l'habitude de dire : « Rachel quand du Seigneur ». Mais ne pas la comprendre n'a jamais fait trouver une plaisanterie moins drôle et c'est chaque fois en riant de tout son cœur qu'elle me disait :

– Alors, ce n'est pas encore pour ce soir que je vous unis à « Rachel quand du Seigneur » ? Comment dites-vous cela : « Rachel quand du Seigneur ! » Ah ! ça c'est très bien trouvé. Je vais vous fiancer. Vous verrez que vous ne le regretterez pas.

Une fois je faillis me décider, mais elle était « sous presse », une autre fois entre les mains du « coiffeur », un vieux monsieur qui ne faisait rien d'autre aux femmes que verser de l'huile sur leurs cheveux déroulés et les peigner ensuite. Et je me lassai d'attendre, bien que quelques habituées fort humbles, soi-disant ouvrières, mais toujours sans travail, fussent venues me faire de la tisane et tenir avec moi une longue conversation à laquelle – malgré le sérieux des sujets traités – la nudité partielle ou complète de mes interlocutrices donnait une savoureuse simplicité. Je cessai du reste d'aller dans cette maison parce que, désireux de témoigner mes bons sentiments à la femme qui la tenait et avait besoin de meubles, je lui en donnai quelques-uns – notamment un grand canapé – que j'avais hérités de ma tante Léonie. Je ne les voyais jamais, car le manque de place avait empêché mes parents de les laisser entrer chez nous et ils étaient entassés dans un hangar. Mais dès que je les retrouvai dans la maison où ces femmes se servaient d'eux, toutes les vertus qu'on respirait dans la chambre de ma tante à Combray m'apparurent, suppliciées par le contact cruel auquel je les avais livrés sans défense ! J'aurais fait violer une morte que je n'aurais pas souffert davantage. Je ne retournai plus chez l'entremetteuse, car ils me semblaient vivre et me supplier, comme ces objets en apparence inanimés d'un conte persan, dans lesquels sont enfermées des âmes qui subissent un martyre et implorent leur délivrance. D'ailleurs, comme notre mémoire ne nous présente pas d'habitude nos souvenirs dans leur suite chronologique, mais comme un reflet où l'ordre des parties est renversé, je me rappelai seulement beaucoup plus tard que c'était sur ce même canapé que bien des années auparavant j'avais connu pour la première fois les plaisirs de l'amour avec une de mes petites cousines avec qui je ne savais où me mettre, et qui m'avait donné le conseil dangereux de profiter d'une heure où ma tante Léonie était levée.

Toute une autre partie des meubles, et surtout une magnifique argenterie ancienne de ma tante Léonie, je les vendis, malgré l'avis contraire de mes parents, pour pouvoir disposer de plus d'argent et envoyer plus de fleurs à Mme Swann qui me disait en recevant d'immenses corbeilles d'orchidées : « Si j'étais Monsieur votre père, je vous ferais donner un conseil judiciaire. » Comment pouvais-je supposer qu'un jour je pourrais regretter tout particulièrement cette argenterie et placer certains plaisirs plus haut que celui, qui deviendrait peut-être absolument nul, de faire des politesses aux parents de Gilberte. C'est de même en vue de Gilberte et pour ne pas la quitter que j'avais décidé de ne pas entrer dans les ambassades. Ce n'est jamais qu'à cause d'un état d'esprit qui n'est pas destiné à durer qu'on prend des résolutions définitives. J'imaginais à peine que cette substance étrange qui résidait en Gilberte et rayonnait en ses parents, en sa maison, me rendant indifférent à tout le reste, cette substance pourrait être libérée, émigrer dans un autre être. Vraiment la même substance, et pourtant devant avoir sur moi de tout autres effets. Car la même maladie évolue ; et un délicieux poison n'est plus toléré de même quand, avec les années, a diminué la résistance du cœur.

Mes parents cependant auraient souhaité que l'intelligence que Bergotte m'avait reconnue se manifestât par quelque travail remarquable. Quand je ne connaissais pas les Swann je croyais que j'étais empêché de travailler par l'état d'agitation où me mettait l'impossibilité de voir librement Gilberte. Mais quand leur demeure me fut ouverte, à peine je m'étais assis à mon bureau de travail que je me levais et courais chez eux. Et une fois que je les avais quittés et que j'étais rentré à la maison, mon isolement n'était qu'apparent, ma pensée ne pouvait plus remonter le courant du flux de paroles par lequel je m'étais laissé machinalement entraîner pendant des heures. Seul, je continuais à fabriquer les propos qui eussent été capables de plaire aux Swann, et pour donner plus d'intérêt au jeu, je tenais la place de ces partenaires absents, je me posais à moi-même des questions fictives choisies de telle façon que mes traits brillants ne leur servissent que d'heureuse répartie. Silencieux, cet exercice était pourtant une conversation et non une méditation, ma solitude une vie de salon mentale où c'était non ma propre personne mais des interlocuteurs imaginaires qui gouvernaient mes paroles et où j'éprouvais à former, au lieu des pensées que je croyais vraies, celles qui me venaient sans peine, sans régression du dehors vers le dedans, ce genre de plaisir tout passif que trouve à rester tranquille quelqu'un qui est alourdi par une mauvaise digestion.

Si j'avais été moins décidé à me mettre définitivement au travail, j'aurais peut-être fait un effort pour commencer tout de suite. Mais puisque ma résolution était formelle, et qu'avant vingt-quatre heures, dans les cadres vides de la journée du lendemain où tout se plaçait si bien parce que je n'y étais pas encore, mes bonnes dispositions se réaliseraient aisément, il valait mieux ne pas choisir un soir où j'étais mal disposé pour un début auquel les jours suivants, hélas ! ne devaient pas se montrer plus propices. Mais j'étais raisonnable. De la part de qui avait attendu des années, il eût été puéril de ne pas supporter un retard de trois jours. Certain que le surlendemain j'aurais déjà écrit quelques pages, je ne disais plus un seul mot à mes parents de ma décision ; j'aimais mieux patienter quelques heures, et apporter à ma grand'mère consolée et convaincue, de l'ouvrage en train. Malheureusement le lendemain n'était pas cette journée extérieure et vaste que j'avais attendue dans la fièvre. Quand il était fini, ma paresse et ma lutte pénible contre certains obstacles internes avaient simplement duré vingt-quatre heures de plus. Et au bout de quelques jours, mes plans n'ayant pas été réalisés, je n'avais plus le même espoir qu'ils le seraient immédiatement, partant, plus autant de courage pour subordonner tout à cette réalisation : je recommençais à veiller, n'ayant plus pour m'obliger à me coucher de bonne heure un soir, la vision certaine de voir l'œuvre commencée le lendemain matin. Il me fallait avant de reprendre mon élan quelques jours de détente, et la seule fois où ma grand'mère osa d'un ton doux et désenchanté formuler ce reproche : « Hé bien, ce travail, on n'en parle même plus ? » je lui en voulus, persuadé que, n'ayant pas su voir que mon parti était irrévocablement pris, elle venait d'en ajourner encore et pour longtemps peut-être, l'exécution, par l'énervement que son déni de justice me causait et sous l'empire duquel je ne voudrais pas commencer mon œuvre. Elle sentit que son scepticisme venait de heurter à l'aveugle une volonté. Elle s'en excusa, me dit en m'embrassant : « Pardon, je ne dirai plus rien. » Et pour que je ne me décourageasse pas, m'assura que du jour où je serais bien portant, le travail viendrait tout seul par surcroît.

D'ailleurs, me disais-je, en passant ma vie chez les Swann ne fais-je pas comme Bergotte ? À mes parents il semblait presque que, tout en étant paresseux, je menais, puisque c'était dans le même salon qu'un grand écrivain, la vie la plus favorable au talent. Et pourtant, que quelqu'un puisse être dispensé de faire ce talent soi-même, par le dedans, et le reçoive d'autrui, est aussi impossible que se faire une bonne santé (malgré qu'on manque à toutes les règles de l'hygiène et qu'on commette les pires excès) rien qu'en dînant souvent en ville avec un médecin. La personne du reste qui était le plus complètement dupe de l'illusion qui m'abusait ainsi que mes parents, c'était Mme Swann. Quand je lui disais que je ne pouvais pas venir, qu'il fallait que je restasse à travailler, elle avait l'air de trouver que je faisais bien des embarras, qu'il y avait un peu de sottise et de prétention dans mes paroles :

– Mais Bergotte vient bien, lui ? Est-ce que vous trouvez que ce qu'il écrit n'est pas bien. Cela sera même mieux bientôt, ajoutait-elle, car il est plus aigu, plus concentré dans le journal que dans le livre où il délaie un peu. J'ai obtenu qu'il fasse désormais le « leader article » dans le Figaro. Ce sera tout à fait « the right man in the right place. »

Et elle ajoutait :

– Venez, il vous dira mieux que personne ce qu'il faut faire.

Et c'était comme on invite un engagé volontaire avec son colonel, c'était dans l'intérêt de ma carrière, et comme si les chefs-d'œuvre se faisaient par « relations », qu'elle me disait de ne pas manquer de venir le lendemain dîner chez elle avec Bergotte.

Ainsi pas plus du côté des Swann que du côté de mes parents, c'est-à-dire de ceux qui, à des moments différents, avaient semblé devoir y mettre obstacle, aucune opposition n'était plus faite à cette douce vie où je pouvais voir Gilberte comme je voulais, avec ravissement, sinon avec calme. Il ne peut pas y en avoir dans l'amour, puisque ce qu'on a obtenu n'est jamais qu'un nouveau point de départ pour désirer davantage. Tant que je n'avais pu aller chez elle, les yeux fixés vers cet inaccessible bonheur, je ne pouvais même pas imaginer les causes nouvelles de trouble qui m'y attendaient. Une fois la résistance de ses parents brisée, et le problème enfin résolu, il recommença à se poser, chaque fois dans d'autres termes. En ce sens c'était bien en effet chaque jour une nouvelle amitié qui commençait. Chaque soir en rentrant je me rendais compte que j'avais à dire à Gilberte des choses capitales, desquelles notre amitié dépendait, et ces choses n'étaient jamais les mêmes. Mais enfin j'étais heureux et aucune menace ne s'élevait plus contre mon bonheur. Il allait en venir hélas, d'un côté où je n'avais jamais aperçu aucun péril, du côté de Gilberte et de moi-même. J'aurais pourtant dû être tourmenté par ce qui, au contraire, me rassurait, par ce que je croyais du bonheur. C'est, dans l'amour, un état anormal, capable de donner tout de suite, à l'accident le plus simple en apparence et qui peut toujours survenir, une gravité que par lui-même cet accident ne comporterait pas. Ce qui rend si heureux, c'est la présence dans le cœur de quelque chose d'instable, qu'on s'arrange perpétuellement à maintenir et dont on ne s'aperçoit presque plus tant qu'il n'est pas déplacé. En réalité, dans l'amour il y a une souffrance permanente, que la joie neutralise, rend virtuelle, ajourne, mais qui peut à tout moment devenir ce qu'elle serait depuis longtemps si l'on n'avait pas obtenu ce qu'on souhaitait, atroce.

Plusieurs fois je sentis que Gilberte désirait éloigner mes visites. Il est vrai que quand je tenais trop à la voir je n'avais qu'à me faire inviter par ses parents qui étaient de plus en plus persuadés de mon excellente influence sur elle. Grâce à eux, pensais-je, mon amour ne court aucun risque ; du moment que je les ai pour moi, je peux être tranquille puisqu'ils ont toute autorité sur Gilberte. Malheureusement à certains signes d'impatience que celle-ci laissait échapper quand son père me faisait venir en quelque sorte malgré elle, je me demandai si ce que j'avais considéré comme une protection pour mon bonheur n'était pas au contraire la raison secrète pour laquelle il ne pourrait durer.

La dernière fois que je vins voir Gilberte, il pleuvait ; elle était invitée à une leçon de danses chez des gens qu'elle connaissait trop peu pour pouvoir m'emmener avec elle. J'avais pris à cause de l'humidité plus de caféine que d'habitude. Peut-être à cause du mauvais temps, peut-être ayant quelque prévention contre la maison où cette matinée devait avoir lieu, Mme Swann, au moment où sa fille allait partir, la rappela avec une extrême vivacité : « Gilberte ! » et me désigna pour signifier que j'étais venu pour la voir, qu'elle devait rester avec moi. Ce « Gilberte » avait été prononcé, crié plutôt, dans une bonne intention pour moi, mais au haussement d'épaules que fit Gilberte en ôtant ses affaires, je compris que sa mère avait involontairement accéléré l'évolution, peut-être jusque-là possible encore à arrêter, qui détachait peu à peu de moi mon amie. « On n'est pas obligé d'aller danser tous les jours », dit Odette à sa fille, avec une sagesse sans doute apprise autrefois de Swann. Puis, redevenant Odette, elle se mit à parler anglais à sa fille. Aussitôt ce fut comme si un mur m'avait caché une partie de la vie de Gilberte, comme si un génie malfaisant avait emmené loin de moi mon amie. Dans une langue que nous savons, nous avons substitué à l'opacité des sons la transparence des idées. Mais une langue que nous ne savons pas est un palais clos dans lequel celle que nous aimons peut nous tromper, sans que, restés au dehors et désespérément crispés dans notre impuissance, nous parvenions à rien voir, à rien empêcher. Telle cette conversation en anglais dont je n'eusse que souri un mois auparavant et au milieu de laquelle quelques noms propres français ne laissaient pas d'accroître et d'orienter mes inquiétudes, avait, tenue à deux pas de moi par deux personnes immobiles, la même cruauté, me faisait aussi délaissé et seul qu'un enlèvement. Enfin Mme Swann nous quitta. Ce jour-là, peut-être par rancune contre moi, cause involontaire qu'elle n'allât pas s'amuser, peut-être aussi parce que la devinant fâchée j'étais préventivement plus froid que d'habitude, le visage de Gilberte, dépouillé de toute joie, nu, saccagé, sembla tout l'après-midi vouer un regret mélancolique au pas-de-quatre que ma présence l'empêchait d'aller danser, et défier toutes les créatures, à commencer par moi, de comprendre les raisons subtiles qui avaient déterminé chez elle une inclination sentimentale pour le boston. Elle se borna à échanger, par moments, avec moi, sur le temps qu'il faisait, la recrudescence de la pluie, l'avance de la pendule, une conversation ponctuée de silences et de monosyllabes où je m'entêtais moi-même, avec une sorte de rage désespérée, à détruire les instants que nous aurions pu donner à l'amitié et au bonheur. Et à tous nos propos une sorte de dureté suprême était conférée par le paroxysme de leur insignifiance paradoxale, lequel me consolait pourtant, car il empêchait Gilberte d'être dupe de la banalité de mes réflexions et de l'indifférence de mon accent. C'est en vain que je disais : « Il me semble que l'autre jour la pendule retardait plutôt », elle traduisait évidemment : « Comme vous êtes méchante ! » J'avais beau m'obstiner à prolonger, tout le long de ce jour pluvieux, ces paroles sans éclaircies, je savais que ma froideur n'était pas quelque chose d'aussi définitivement figé que je le feignais, et que Gilberte devait bien sentir que si, après le lui avoir déjà dit trois fois, je m'étais hasardé une quatrième à lui répéter que les jours diminuaient, j'aurais eu de la peine à me retenir de fondre en larmes. Quand elle était ainsi, quand un sourire ne remplissait pas ses yeux et ne découvrait pas son visage, on ne peut dire de quelle désolante monotonie étaient empreints ses yeux tristes et ses traits maussades. Sa figure, devenue presque livide, ressemblait alors à ces plages ennuyeuses où la mer retirée très loin vous fatigue d'un reflet toujours pareil que cerne un horizon immuable et borné. À la fin, ne voyant pas se produire de la part de Gilberte le changement heureux que j'attendais depuis plusieurs heures, je lui dis qu'elle n'était pas gentille : « C'est vous qui n'êtes pas gentil », me répondit-elle. « Mais si ! » Je me demandai ce que j'avais fait, et ne le trouvant pas, le lui demandai à elle-même : « Naturellement, vous vous trouvez gentil ! » me dit-elle en riant longuement. Alors je sentis ce qu'il y avait de douloureux pour moi à ne pouvoir atteindre cet autre plan, plus insaisissable, de sa pensée, que décrivait son rire. Ce rire avait l'air de signifier : « Non, non, je ne me laisse pas prendre à tout ce que vous me dites, je sais que vous êtes fou de moi, mais cela ne me fait ni chaud ni froid, car je me fiche de vous. » Mais je me disais qu'après tout le rire n'est pas un langage assez déterminé pour que je pusse être assuré de bien comprendre celui-là. Et les paroles de Gilberte étaient affectueuses. « Mais en quoi ne suis-je pas gentil, lui demandai-je, dites-le moi, je ferai tout ce que vous voudrez. – Non, cela ne servirait à rien, je ne peux pas vous expliquer. » Un instant j'eus peur qu'elle crût que je ne l'aimasse pas, et ce fut pour moi une autre souffrance, non moins vive, mais qui réclamait une dialectique différente. « Si vous saviez le chagrin que vous me faites, vous me le diriez. » Mais ce chagrin qui, si elle avait douté de mon amour, eût dû la réjouir, l'irrita au contraire. Alors, comprenant mon erreur, décidé à ne plus tenir compte de ses paroles, la laissant, sans la croire, me dire : « Je vous aimais vraiment, vous verrez cela un jour » (ce jour où les coupables assurent que leur innocence sera reconnue et qui, pour des raisons mystérieuses, n'est jamais celui où on les interroge), j'eus le courage de prendre subitement la résolution de ne plus la voir, et sans le lui annoncer encore, parce qu'elle ne m'aurait pas cru.

Un chagrin causé par une personne qu'on aime peut être amer, même quand il est inséré au milieu de préoccupations, de joies, qui n'ont pas cet être pour objet et desquelles notre attention ne se détourne que de temps en temps pour revenir à lui. Mais quand un tel chagrin naît – comme c'était le cas pour celui-ci – à un moment où le bonheur de voir cette personne nous remplit tout entiers, la brusque dépression qui se produit alors dans notre âme jusque-là ensoleillée, soutenue et calme, détermine en nous une tempête furieuse contre laquelle nous ne savons pas si nous serons capables de lutter jusqu'au bout. Celle qui soufflait sur mon cœur était si violente que je revins vers la maison, bousculé, meurtri, sentant que je ne pourrais retrouver la respiration qu'en rebroussant chemin, qu'en retournant sous un prétexte quelconque auprès de Gilberte. Mais elle se serait dit : « Encore lui ! Décidément je peux tout me permettre, il reviendra chaque fois d'autant plus docile qu'il m'aura quittée plus malheureux. » Puis j'étais irrésistiblement ramené vers elle par ma pensée, et ces orientations alternatives, cet affolement de la boussole intérieure persistèrent quand je fus rentré, et se traduisirent par les brouillons de lettres contradictoires que j'écrivis à Gilberte.

J'allais passer par une de ces conjonctures difficiles en face desquelles il arrive généralement qu'on se trouve à plusieurs reprises dans la vie et auxquelles, bien qu'on n'ait pas changé de caractère, de nature – notre nature qui crée elle-même nos amours, et presque les femmes que nous aimons, et jusqu'à leurs fautes – on ne fait pas face de la même manière à chaque fois, c'est-à-dire à tout âge. À ces moments-là notre vie est divisée, et comme distribuée dans une balance, en deux plateaux opposés où elle tient tout entière. Dans l'un, il y a notre désir de ne pas déplaire, de ne pas paraître trop humble à l'être que nous aimons sans parvenir à le comprendre, mais que nous trouvons plus habile de laisser un peu de côté pour qu'il n'ait pas ce sentiment de se croire indispensable qui le détournerait de nous ; de l'autre côté, il y a une souffrance – non pas une souffrance localisée et partielle – qui ne pourrait au contraire être apaisée que si renonçant à plaire à cette femme et à lui faire croire que nous pouvons nous passer d'elle, nous allions la retrouver. Quand on retire du plateau où est la fierté une petite quantité de volonté qu'on a eu la faiblesse de laisser s'user avec l'âge, qu'on ajoute dans le plateau où est le chagrin une souffrance physique acquise et à qui on a permis de s'aggraver, et au lieu de la solution courageuse qui l'aurait emporté à vingt ans, c'est l'autre, devenue trop lourde et sans assez de contre-poids, qui nous abaisse à cinquante. D'autant plus que les situations tout en se répétant changent, et qu'il y a chance pour qu'au milieu ou à la fin de la vie on ait eu pour soi-même la funeste complaisance de compliquer l'amour d'une part d'habitude que l'adolescence, retenue par d'autres devoirs, moins libre de soi-même, ne connaît pas.

Je venais d'écrire à Gilberte une lettre où je laissais tonner ma fureur, non sans pourtant jeter la bouée de quelques mots placés comme au hasard, et où mon amie pourrait accrocher une réconciliation ; un instant après, le vent ayant tourné, c'était des phrases tendres que je lui adressais pour la douceur de certaines expressions désolées, de tels « jamais plus », si attendrissants pour ceux qui les emploient, si fastidieux pour celle qui les lira, soit qu'elle les croie mensongers et traduise « jamais plus » par « ce soir même, si vous voulez bien de moi » ou qu'elle les croie vrais et lui annonçant alors une de ces séparations définitives qui nous sont si parfaitement égales dans la vie quand il s'agit d'êtres dont nous ne sommes pas épris. Mais puisque nous sommes incapables tandis que nous aimons d'agir en dignes prédécesseurs de l'être prochain que nous serons et qui n'aimera plus, comment pourrions-nous tout à fait imaginer l'état d'esprit d'une femme à qui, même si nous savions que nous lui sommes indifférents, nous avons perpétuellement fait tenir dans nos rêveries, pour nous bercer d'un beau songe ou nous consoler d'un gros chagrin, les mêmes propos que si elle nous aimait. Devant les pensées, les actions d'une femme que nous aimons, nous sommes aussi désorientés que le pouvaient être devant les phénomènes de la nature, les premiers physiciens (avant que la science fût constituée et eût mis un peu de lumière dans l'inconnu). Ou pis encore, comme un être pour l'esprit de qui le principe de causalité existerait à peine, un être qui ne serait pas capable d'établir un lien entre un phénomène et un autre et devant qui le spectacle du monde serait incertain comme un rêve. Certes je m'efforçais de sortir de cette incohérence, de trouver des causes. Je tâchais même d'être « objectif » et pour cela de bien tenir compte de la disproportion qui existait entre l'importance qu'avait pour moi Gilberte et celle non seulement que j'avais pour elle, mais qu'elle-même avait pour les autres êtres que moi, disproportion qui, si je l'eusse omise, eût risqué de me faire prendre une simple amabilité de mon amie pour un aveu passionné, une démarche grotesque et avilissante de ma part pour le simple et gracieux mouvement qui vous dirige vers de beaux yeux. Mais je craignais aussi de tomber dans l'excès contraire, où j'aurais vu dans l'arrivée inexacte de Gilberte à un rendez-vous un mouvement de mauvaise humeur, une hostilité irrémédiable. Je tâchais de trouver entre ces deux optiques également déformantes celle qui me donnerait la vision juste des choses ; les calculs qu'il me fallait faire pour cela me distrayaient un peu de ma souffrance ; et soit par obéissance à la réponse des nombres, soit que je leur eusse fait dire ce que je désirais, je me décidai le lendemain à aller chez les Swann, heureux, mais de la même façon que ceux qui, s'étant tourmentés longtemps à cause d'un voyage qu'ils ne voulaient pas faire, ne vont pas plus loin que la gare, et rentrent chez eux défaire leur malle. Et comme, pendant qu'on hésite, la seule idée d'une résolution possible (à moins d'avoir rendu cette idée inerte en décidant qu'on ne prendra pas la résolution) développe, comme une graine vivace, les linéaments, tout le détail des émotions qui naîtraient de l'acte exécuté, je me dis que j'avais été bien absurde de me faire, en projetant de ne plus voir Gilberte, autant de mal que si j'eusse dû réaliser ce projet et que, puisque au contraire c'était pour finir par retourner chez elle, j'aurais pu faire l'économie de tant de velléités et d'acceptations douloureuses. Mais cette reprise des relations d'amitié ne dura que le temps d'aller jusqu'à chez les Swann, non pas parce que leur maître d'hôtel, lequel m'aimait beaucoup, me dit que Gilberte était sortie (je sus en effet, dès le soir même, que c'était vrai, par des gens qui l'avaient rencontrée), mais à cause de la façon dont il me le dit : « Monsieur, Mademoiselle est sortie, je peux affirmer à Monsieur que je ne mens pas. Si Monsieur veut se renseigner, je peux faire venir la femme de chambre. Monsieur pense bien que je ferais tout ce que je pourrais pour lui faire plaisir et que si Mademoiselle était là, je mènerais tout de suite Monsieur auprès d'elle. » Ces paroles, de la sorte qui est la seule importante, involontaires, nous donnant la radiographie au moins sommaire de la réalité insoupçonnable que cacherait un discours étudié, prouvaient que dans l'entourage de Gilberte on avait l'impression que je lui étais importun ; aussi, à peine le maître d'hôtel les eut-il prononcées, qu'elles engendrèrent chez moi de la haine à laquelle je préférai donner comme objet, au lieu de Gilberte, le maître d'hôtel ; il concentra sur lui tous les sentiments de colère que j'avais pu avoir pour mon amie ; débarrassé d'eux grâce à ces paroles, mon amour subsista seul ; mais elles m'avaient montré en même temps que je devais pendant quelque temps ne pas chercher à voir Gilberte. Elle allait certainement m'écrire pour s'excuser. Malgré cela, je ne retournerais pas tout de suite la voir, afin de lui prouver que je pouvais vivre sans elle. D'ailleurs, une fois que j'aurais reçu sa lettre, fréquenter Gilberte serait une chose dont je pourrais plus aisément me priver pendant quelque temps, parce que je serais sûr de la retrouver dès que je le voudrais. Ce qu'il me fallait pour supporter moins tristement l'absence volontaire, c'était sentir mon cœur débarrassé de la terrible incertitude de savoir si nous n'étions pas brouillés pour toujours, si elle n'était pas fiancée, partie, enlevée. Les jours qui suivirent ressemblèrent à ceux de cette ancienne semaine du jour de l'an que j'avais dû passer sans Gilberte. Mais cette semaine-là finie, jadis, d'une part mon amie reviendrait aux Champs-Élysées, je la reverrais comme auparavant, j'en étais sûr ; et, d'autre part, je savais avec non moins de certitude que tant que dureraient les vacances du jour de l'an, ce n'était pas la peine d'aller aux Champs-Élysées. De sorte que, durant cette triste semaine déjà lointaine, j'avais supporté ma tristesse avec calme parce qu'elle n'était mêlée ni de crainte ni d'espérance. Maintenant, au contraire, c'était ce dernier sentiment qui presque autant que la crainte rendait ma souffrance intolérable. N'ayant pas eu de lettre de Gilberte le soir même, j'avais fait la part de sa négligence, de ses occupations, je ne doutais pas d'en trouver une d'elle dans le courrier du matin. Il fut attendu par moi, chaque jour, avec des palpitations de cœur auxquelles succédait un état d'abattement quand je n'y avais trouvé que des lettres de personnes qui n'étaient pas Gilberte ou bien rien, ce qui n'était pas pire, les preuves d'amitié d'une autre me rendant plus cruelles celles de son indifférence. Je me remettais à espérer pour le courrier de l'après-midi. Même entre les heures des levées des lettres je n'osais pas sortir, car elle eût pu faire porter la sienne. Puis le moment finissait par arriver où, ni facteur ni valet de pied des Swann ne pouvant plus venir, il fallait remettre au lendemain matin l'espoir d'être rassuré, et ainsi, parce que je croyais que ma souffrance ne durerait pas, j'étais obligé pour ainsi dire de la renouveler sans cesse. Le chagrin était peut-être le même, mais au lieu de ne faire, comme autrefois, que prolonger uniformément une émotion initiale, recommençait plusieurs fois par jour en débutant par une émotion si fréquemment renouvelée qu'elle finissait – elle, état tout physique, si momentané – par se stabiliser, si bien que les troubles causés par l'attente ayant à peine le temps de se calmer avant qu'une nouvelle raison d'attendre survînt, il n'y avait plus une seule minute par jour où je ne fusse dans cette anxiété qu'il est pourtant si difficile de supporter pendant une heure. Ainsi ma souffrance était infiniment plus cruelle qu'au temps de cet ancien 1er janvier, parce que cette fois il y avait en moi, au lieu de l'acceptation pure et simple de cette souffrance, l'espoir, à chaque instant, de la voir cesser. À cette acceptation, je finis pourtant par arriver, alors je compris qu'elle devait être définitive et je renonçai pour toujours à Gilberte, dans l'intérêt même de mon amour, et parce que je souhaitais avant tout qu'elle ne conservât pas de moi un souvenir dédaigneux. Même, à partir de ce moment-là, et pour qu'elle ne pût former la supposition d'une sorte de dépit amoureux de ma part, quand, dans la suite, elle me fixa des rendez-vous, je les acceptais souvent et, au dernier moment, je lui écrivais que je ne pouvais pas venir, mais en protestant que j'en étais désolé comme j'aurais fait avec quelqu'un que je n'aurais pas désiré voir. Ces expressions de regret qu'on réserve d'ordinaire aux indifférents persuaderaient mieux Gilberte de mon indifférence, me semblait-il, que ne ferait le ton d'indifférence qu'on affecte seulement envers celle qu'on aime. Quand mieux qu'avec des paroles, par des actions indéfiniment répétées, je lui aurais prouvé que je n'avais pas de goût à la voir, peut-être en retrouverait-elle pour moi. Hélas ! ce serait en vain : chercher en ne la voyant plus à ranimer en elle ce goût de me voir, c'était la perdre pour toujours ; d'abord, parce que quand il commencerait à renaître, si je voulais qu'il durât, il ne faudrait pas y céder tout de suite ; d'ailleurs, les heures les plus cruelles seraient passées ; c'était en ce moment qu'elle m'était indispensable et j'aurais voulu pouvoir l'avertir que bientôt elle ne calmerait, en me revoyant, qu'une douleur tellement diminuée qu'elle ne serait plus, comme elle l'eût été encore en ce moment même, et pour y mettre fin, un motif de capitulation, de se réconcilier, de se revoir. Et enfin plus tard quand je pourrais enfin avouer sans péril à Gilberte, tant son goût pour moi aurait repris de force, le mien pour elle, celui-ci n'aurait pu résister à une si longue absence et n'existerait plus ; Gilberte me serait devenue indifférente. Je le savais, mais je ne pouvais pas le lui dire ; elle aurait cru que si je prétendais que je cesserais de l'aimer en restant trop longtemps sans la voir, c'était à seule fin qu'elle me dît de revenir vite auprès d'elle.

En attendant, ce qui me rendait plus aisé de me condamner à cette séparation, c'est que (afin qu'elle se rendît bien compte que, malgré mes affirmations contraires, c'était ma volonté, et non un empêchement, non mon état de santé, qui me privaient de la voir) toutes les fois où je savais d'avance que Gilberte ne serait pas chez ses parents, devait sortir avec une amie, et ne rentrerait pas dîner, j'allais voir Mme Swann (laquelle était redevenue pour moi ce qu'elle était au temps où je voyais si difficilement sa fille et où, les jours où celle-ci ne venait pas aux Champs-Élysées, j'allais me promener avenue des Acacias). De cette façon j'entendrais parler de Gilberte et j'étais sûr qu'elle entendrait ensuite parler de moi et d'une façon qui lui montrerait que je ne tenais pas à elle. Et je trouvais, comme tous ceux qui souffrent, que ma triste situation aurait pu être pire. Car ayant libre entrée dans la demeure où habitait Gilberte, je me disais toujours, bien que décidé à ne pas user de cette faculté, que si jamais ma douleur était trop vive je pourrais la faire cesser. Je n'étais malheureux qu'au jour le jour. Et c'est trop dire encore. Combien de fois par heure (mais maintenant sans l'anxieuse attente qui m'avait étreint les premières semaines après notre brouille, avant d'être retourné chez les Swann) ne me récitais-je pas la lettre que Gilberte m'enverrait bien un jour, m'apporterait peut-être elle-même. La constante vision de ce bonheur imaginaire m'aidait à supporter la destruction du bonheur réel. Pour les femmes qui ne nous aiment pas, comme pour les « disparus », savoir qu'on n'a plus rien à espérer n'empêche pas de continuer à attendre. On vit aux aguets, aux écoutes ; des mères dont le fils est parti en mer pour une exploration dangereuse se figurent à toute minute, et alors que la certitude qu'il a péri est acquise depuis longtemps, qu'il va entrer miraculeusement sauvé et bien portant. Et cette attente, selon la force du souvenir et la résistance des organes, ou bien les aide à traverser les années au bout desquelles elles supporteront que leur fils ne soit plus, d'oublier peu à peu et de survivre – ou bien les fait mourir.

D'autre part, mon chagrin était un peu consolé par l'idée qu'il profitait à mon amour. Chaque visite que je faisais à Mme Swann sans voir Gilberte m'était cruelle, mais je sentais qu'elle améliorait d'autant l'idée que Gilberte avait de moi.

D'ailleurs si je m'arrangeais toujours, avant d'aller chez Mme Swann, à être certain de l'absence de sa fille, cela tenait peut-être autant qu'à ma résolution d'être brouillé avec elle, à cet espoir de réconciliation qui se superposait à ma volonté de renoncement (bien peu sont absolus, au moins d'une façon continue, dans cette âme humaine dont une des lois, fortifiée par les afflux inopinés de souvenirs différents, est l'intermittence) et me masquait ce qu'elle avait de trop cruel. Cet espoir je savais bien ce qu'il avait de chimérique. J'étais comme un pauvre qui mêle moins de larmes à son pain sec s'il se dit que tout à l'heure peut-être un étranger va lui laisser toute sa fortune. Nous sommes tous obligés, pour rendre la réalité supportable, d'entretenir en nous quelques petites folies. Or mon espérance restait plus intacte – tout en même temps que la séparation s'effectuait mieux – si je ne rencontrais pas Gilberte. Si je m'étais trouvé face à face avec elle chez sa mère nous aurions peut-être échangé des paroles irréparables qui eussent rendu définitive notre brouille, tué mon espérance et d'autre part, en créant une anxiété nouvelle, réveillé mon amour et rendu plus difficile ma résignation.

Depuis bien longtemps et fort avant ma brouille avec sa fille, Mme Swann m'avait dit : « C'est très bien de venir voir Gilberte, mais j'aimerais aussi que vous veniez quelquefois pour moi, pas à mon Choufleury, où vous vous ennuieriez parce que j'ai trop de monde, mais les autres jours où vous me trouverez toujours un peu tard. » J'avais donc l'air, en allant la voir, de n'obéir que longtemps après à un désir anciennement exprimé par elle. Et très tard, déjà dans la nuit, presque au moment où mes parents se mettaient à table, je partais faire à Mme Swann une visite pendant laquelle je savais que je ne verrais pas Gilberte et où pourtant je ne penserais qu'à elle. Dans ce quartier, considéré alors comme éloigné, d'un Paris plus sombre qu'aujourd'hui, et qui, même dans le centre, n'avait pas d'électricité sur la voie publique et bien peu dans les maisons, les lampes d'un salon situé au rez-de-chaussée ou à un entresol très bas (tel qu'était celui de ses appartements où recevait habituellement Mme Swann), suffisaient à illuminer la rue et à faire lever les yeux au passant qui rattachait à leur clarté comme à sa cause apparente et voilée la présence devant la porte de quelques coupés bien attelés. Le passant croyait, et non sans un certain émoi, à une modification survenue dans cette cause mystérieuse, quand il voyait l'un de ces coupés se mettre en mouvement ; mais c'était seulement un cocher qui, craignant que ses bêtes prissent froid, leur faisait faire de temps à autre des allées et venues d'autant plus impressionnantes que les roues caoutchoutées donnaient au pas des chevaux un fond de silence sur lequel il se détachait plus distinct et plus explicite.

Le « jardin d'hiver », que dans ces années-là le passant apercevait d'ordinaire, quelle que fût la rue, si l'appartement n'était pas à un niveau trop élevé au-dessus du trottoir, ne se voit plus que dans les héliogravures des livres d'étrennes de P.-J. Stahl où, en contraste avec les rares ornements floraux des salons Louis XVI d'aujourd'hui – une rose ou un iris du Japon dans un vase de cristal à long col qui ne pourrait pas contenir une fleur de plus – il semble, à cause de la profusion des plantes d'appartement qu'on avait alors, et du manque absolu de stylisation dans leur arrangement, avoir dû, chez les maîtresses de maison, répondre plutôt à quelque vivante et délicieuse passion pour la botanique qu'à un froid souci de morte décoration. Il faisait penser en plus grand, dans les hôtels d'alors, à ces serres minuscules et portatives posées au matin du 1er janvier sous la lampe allumée – les enfants n'ayant pas eu la patience d'attendre qu'il fît jour – parmi les autres cadeaux du jour de l'an, mais le plus beau d'entre eux, consolant, avec les plantes qu'on va pouvoir cultiver, de la nudité de l'hiver ; plus encore qu'à ces serres-là elles-mêmes, ces jardins d'hiver ressemblaient à celle qu'on voyait tout auprès d'elles, figurée dans un beau livre, autre cadeau du jour de l'an, et qui bien qu'elle fût donnée non aux enfants, mais à Mlle Lili, l'héroïne de l'ouvrage, les enchantait à tel point que, devenus maintenant presque vieillards, ils se demandaient si dans ces années fortunées l'hiver n'était pas la plus belle des saisons. Enfin, au fond de ce jardin d'hiver, à travers les arborescences d'espèces variées qui de la rue faisaient ressembler la fenêtre éclairée au vitrage de ces serres d'enfants, dessinées ou réelles, le passant, se hissant sur ses pointes, apercevait généralement un homme en redingote, un gardénia ou un œillet à la boutonnière, debout devant une femme assise, tous deux vagues, comme deux intailles dans une topaze, au fond de l'atmosphère du salon, ambrée par le samovar – importation récente alors – de vapeurs qui s'en échappent peut-être encore aujourd'hui, mais qu'à cause de l'habitude personne ne voit plus. Mme Swann tenait beaucoup à ce « thé » ; elle croyait montrer de l'originalité et dégager du charme en disant à un homme : « Vous me trouverez tous les jours un peu tard, venez prendre le thé », de sorte qu'elle accompagnait d'un sourire fin et doux ces mots prononcés par elle avec un accent anglais momentané et desquels son interlocuteur prenait bonne note en saluant d'un air grave, comme s'ils avaient été quelque chose d'important et de singulier qui commandât la déférence et exigeât de l'attention. Il y avait une autre raison que celles données plus haut et pour laquelle les fleurs n'avaient pas qu'un caractère d'ornement dans le salon de Mme Swann, et cette raison-là ne tenait pas à l'époque, mais en partie à l'existence qu'avait menée jadis Odette. Une grande cocotte, comme elle avait été, vit beaucoup pour ses amants, c'est-à-dire chez elle, ce qui peut la conduire à vivre pour elle. Les choses que chez une honnête femme on voit et qui certes peuvent lui paraître, à elle aussi, avoir de l'importance, sont celles, en tous cas, qui pour la cocotte en ont le plus. Le point culminant de sa journée est celui non pas où elle s'habille pour le monde, mais où elle se déshabille pour un homme. Il lui faut être aussi élégante en robe de chambre, en chemise de nuit, qu'en toilette de ville. D'autres femmes montrent leurs bijoux, elle, elle vit dans l'intimité de ses perles. Ce genre d'existence impose l'obligation et finit par donner le goût d'un luxe secret, c'est-à-dire bien près d'être désintéressé. Mme Swann l'étendait aux fleurs. Il y avait toujours près de son fauteuil une immense coupe de cristal remplie entièrement de violettes de Parme ou de marguerites effeuillées dans l'eau, et qui semblait témoigner aux yeux de l'arrivant de quelque occupation préférée et interrompue, comme eût été la tasse de thé que Mme Swann eût bue seule, pour son plaisir ; d'une occupation plus intime même et plus mystérieuse, si bien qu'on avait envie de s'excuser en voyant les fleurs étalées là, comme on l'eût fait de regarder le titre du volume encore ouvert qui eût révélé la lecture récente, donc peut-être la pensée actuelle d'Odette. Et plus que le livre, les fleurs vivaient ; on était gêné si on entrait faire une visite à Mme Swann, de s'apercevoir qu'elle n'était pas seule, ou, si on rentrait avec elle, de ne pas trouver le salon vide, tant y tenaient une place énigmatique et se rapportant à des heures de la vie de la maîtresse de maison, qu'on ne connaissait pas, ces fleurs qui n'avaient pas été préparées pour les visiteurs d'Odette, mais comme oubliées là par elle, avaient eu et auraient encore avec elle des entretiens particuliers qu'on avait peur de déranger, et dont on essayait en vain de lire le secret, en fixant des yeux la couleur délavée, liquide, mauve et dissolue des violettes de Parme. Dès la fin d'octobre Odette rentrait le plus régulièrement qu'elle pouvait pour le thé, qu'on appelait encore dans ce temps-là le « five o'clock tea », ayant entendu dire (et aimant à répéter) que si Mme Verdurin s'était fait un salon c'était parce qu'on était toujours sûr de pouvoir la rencontrer chez elle à la même heure. Elle s'imaginait elle-même en avoir un, du même genre, mais plus libre, « senza rigore », aimait-elle à dire. Elle se voyait ainsi comme une espèce de Lespinasse et croyait avoir fondé un salon rival en enlevant à la du Deffant du petit groupe ses hommes les plus agréables, en particulier Swann, qui l'avait suivie dans sa sécession et sa retraite, selon une version qu'on comprend qu'elle eût réussi à accréditer auprès de nouveaux venus, ignorants du passé, mais non auprès d'elle-même. Mais certains rôles favoris sont par nous joués tant de fois devant le monde, et ressassés en nous-mêmes, que nous nous référons plus aisément à leur témoignage fictif qu'à celui d'une réalité presque complètement oubliée. Les jours où Mme Swann n'était pas sortie du tout, on la trouvait dans une robe de chambre de crêpe de Chine, blanche comme une première neige, parfois aussi dans un de ces longs tuyautages de mousseline de soie, qui ne semblent qu'une jonchée de pétales roses ou blancs et qu'on trouverait aujourd'hui peu appropriés à l'hiver, et bien à tort. Car ces étoffes légères et ces couleurs tendres donnaient à la femme – dans la grande chaleur des salons d'alors fermés de portières et desquels ce que les romanciers mondains de l'époque trouvaient à dire de plus élégant, c'est qu'ils étaient « douillettement capitonnés » – le même air frileux qu'aux roses, qui pouvaient y rester à côté d'elle, malgré l'hiver, dans l'incarnat de leur nudité, comme au printemps. À cause de cet étouffement des sons par les tapis et de sa retraite dans des enfoncements, la maîtresse de la maison n'étant pas avertie de votre entrée comme aujourd'hui continuait à lire pendant que vous étiez déjà presque devant elle, ce qui ajoutait encore à cette impression de romanesque, à ce charme d'une sorte de secret surpris, que nous retrouvons aujourd'hui dans le souvenir de ces robes déjà démodées alors, que Mme Swann était peut-être la seule à ne pas avoir encore abandonnées et qui nous donnent l'idée que la femme qui les portait devait être une héroïne de roman parce que nous, pour la plupart, ne les avons guère vues que dans certains romans d'Henry Gréville. Odette avait maintenant, dans son salon, au commencement de l'hiver, des chrysanthèmes énormes et d'une variété de couleurs comme Swann jadis n'eût pu en voir chez elle. Mon admiration pour eux – quand j'allais faire à Mme Swann une de ces tristes visites où, lui ayant, de par mon chagrin, retrouvé toute sa mystérieuse poésie de mère de cette Gilberte à qui elle dirait le lendemain : « Ton ami m'a fait une visite » – venait sans doute de ce que, rose pâle comme la soie Louis XIV de ses fauteuils, blancs de neige comme sa robe de chambre en crêpe de Chine, ou d'un rouge métallique comme son samovar, ils superposaient à celle du salon une décoration supplémentaire, d'un coloris aussi riche, aussi raffiné, mais vivante et qui ne durerait que quelques jours. Mais j'étais touché, moins par ce que ces chrysanthèmes avaient d'éphémère, que de relativement durable par rapport à ces tons aussi roses ou aussi cuivrés, que le soleil couché exalte si somptueusement dans la brume des fins d'après-midi de novembre, et qu'après les avoir aperçus avant que j'entrasse chez Mme Swann, s'éteignant dans le ciel, je retrouvais prolongés, transposés dans la palette enflammée des fleurs. Comme des feux arrachés par un grand coloriste à l'instabilité de l'atmosphère et du soleil, afin qu'ils vinssent orner une demeure humaine, ils m'invitaient, ces chrysanthèmes, et malgré toute ma tristesse, à goûter avidement pendant cette heure du thé les plaisirs si courts de novembre dont ils faisaient flamber près de moi la splendeur intime et mystérieuse. Hélas, ce n'était pas dans les conversations que j'entendais que je pouvais l'atteindre ; elles lui ressemblaient bien peu. Même avec Mme Cottard et quoique l'heure fût avancée, Mme Swann se faisait caressante pour dire : « Mais non, il n'est pas tard, ne regardez pas la pendule, ce n'est pas l'heure, elle ne va pas ; qu'est-ce que vous pouvez avoir de si pressé à faire » ; et elle offrait une tartelette de plus à la femme du professeur qui gardait son porte-cartes à la main.

– On ne peut pas s'en aller de cette maison, disait Mme Bontemps à Mme Swann tandis que Mme Cottard, dans sa surprise d'entendre exprimer sa propre impression, s'écriait : « C'est ce que je me dis toujours, avec ma petite jugeotte, dans mon for intérieur ! » approuvée par des Messieurs du Jockey qui s'étaient confondus en saluts, et comme comblés par tant d'honneur, quand Mme Swann les avait présentés à cette petite bourgeoise peu aimable, qui restait devant les brillants amis d'Odette sur la réserve sinon sur ce qu'elle appelait la « défensive », car elle employait toujours un langage noble pour les choses les plus simples. « On ne le dirait pas, voilà trois mercredis que vous me faites faux-bond », disait Mme Swann à Mme Cottard. « C'est vrai, Odette, il y a des siècles, des éternités que je ne vous ai vue. Vous voyez que je plaide coupable, mais il faut vous dire, ajoutait-elle d'un air pudibond et vague, car quoique femme de médecin elle n'aurait pas oser parler sans périphrases de rhumatismes ou de coliques néphrétiques, que j'ai eu bien des petites misères. Chacun a les siennes. Et puis j'ai eu une crise dans ma domesticité mâle. Sans être plus qu'une autre très imbue de mon autorité, j'ai dû, pour faire un exemple, renvoyer mon Vatel qui, je crois, cherchait d'ailleurs une place plus lucrative. Mais son départ a failli entraîner la démission de tout le ministère. Ma femme de chambre ne voulait pas rester non plus, il y a eu des scènes homériques. Malgré tout, j'ai tenu ferme le gouvernail, et c'est une véritable leçon de choses qui n'aura pas été perdue pour moi. Je vous ennuie avec ces histoires de serviteurs, mais vous savez comme moi quel tracas c'est d'être obligée de procéder à des remaniements dans son personnel. »

– Et nous ne verrons pas votre délicieuse fille, demandait-elle. – Non, ma délicieuse fille, dîne chez une amie », répondait Mme Swann, et elle ajoutait en se tournant vers moi : « Je crois qu'elle vous a écrit pour que vous veniez la voir demain... Et nos babys », demandait-elle à la femme du Professeur. Je respirai largement. Ces mots de Mme Swann, qui me prouvaient que je pourrais voir Gilberte quand je voudrais, me faisaient justement le bien que j'étais venu chercher et qui me rendait à cette époque-là les visites à Mme Swann si nécessaires. « Non, je lui écrirai un mot ce soir. Du reste, Gilberte et moi nous ne pouvons plus nous voir », ajoutais-je, ayant l'air d'attribuer notre séparation à une cause mystérieuse, ce qui me donnait encore une illusion d'amour, entretenue aussi par la manière tendre dont je parlais de Gilberte et dont elle parlait de moi. « Vous savez qu'elle vous aime infiniment, me disait Mme Swann. Vraiment vous ne voulez pas demain ? » Tout d'un coup une allégresse me soulevait, je venais de me dire : « Mais après tout pourquoi pas, puisque c'est sa mère elle-même qui me le propose. » Mais aussitôt je retombais dans ma tristesse. Je craignais qu'en me revoyant Gilberte pensât que mon indifférence de ces derniers temps avait été simulée et j'aimais mieux prolonger la séparation. Pendant ces apartés Mme Bontemps se plaignait de l'ennui que lui causaient les femmes des hommes politiques, car elle affectait de trouver tout le monde assommant et ridicule, et d'être désolée de la position de son mari. « Alors vous pouvez comme ça recevoir cinquante femmes de médecins de suite, disait-elle à Mme Cottard qui elle, au contraire, était pleine de bienveillance pour chacun et de respect pour toutes les obligations. Ah, vous avez de la vertu ! Moi, au ministère, n'est-ce pas, je suis obligée, naturellement. Eh bien ! c'est plus fort que moi, vous savez, ces femmes de fonctionnaires, je ne peux pas m'empêcher de leur tirer la langue. Et ma nièce Albertine est comme moi. Vous ne savez pas ce qu'elle est effrontée cette petite. La semaine dernière il y avait à mon jour la femme du sous-secrétaire d'État aux Finances qui disait qu'elle ne s'y connaissait pas en cuisine. « Mais, Madame, lui a répondu ma nièce avec son plus gracieux sourire, vous devriez pourtant savoir ce que c'est puisque votre père était marmiton. » « Oh ! j'aime beaucoup cette histoire, je trouve cela exquis, disait Mme Swann. Mais au moins pour les jours de consultation du docteur vous devriez avoir un petit home, avec vos fleurs, vos livres, les choses que vous aimez », conseillait-elle à Mme Cottard. « Comme ça, v'lan dans la figure, v'lan, elle ne lui a pas envoyé dire. Et elle ne m'avait prévenue de rien cette petite masque, elle est rusée comme un singe. Vous avez de la chance de pouvoir vous retenir ; j'envie les gens qui savent déguiser leur pensée. » « Mais je n'en ai pas besoin, Madame : je ne suis pas si difficile, répondait avec douceur Mme Cottard. D'abord, je n'y ai pas les mêmes droits que vous, ajoutait-elle d'une voix un peu plus forte qu'elle prenait, afin de les souligner, chaque fois qu'elle glissait dans la conversation quelqu'une de ces amabilités délicates, de ces ingénieuses flatteries qui faisaient l'admiration et aidaient à la carrière de son mari. Et puis je fais avec plaisir tout ce qui peut être utile au professeur.

– Mais, Madame, il faut pouvoir. Probablement vous n'êtes pas nerveuse. Moi quand je vois la femme du ministre de la Guerre faire des grimaces, immédiatement je me mets à l'imiter. C'est terrible d'avoir un tempérament comme ça.

– Ah ! oui, dit Mme Cottard, j'ai entendu dire qu'elle avait des tics, mon mari connaît aussi quelqu'un de très haut placé et naturellement, quand ces Messieurs causent entre eux...

– Mais tenez, Madame, c'est encore comme le chef du Protocole qui est bossu, c'est réglé, il n'est pas depuis cinq minutes chez moi que je vais toucher sa bosse. Mon mari dit que je le ferai révoquer. Eh bien ! zut pour le ministère ! Oui, zut pour le ministère ! je voulais fait mettre ça comme devise sur mon papier à lettres. Je suis sûre que je vous scandalise parce que vous êtes bonne, moi j'avoue que rien ne m'amuse comme les petites méchancetés. Sans cela la vie serait bien monotone.

Et elle continuait à parler tout le temps du ministère comme si ç'avait été l'Olympe. Pour changer la conversation Mme Swann se tournait vers Mme Cottard :

– Mais vous me semblez bien belle ? Redfern fecit ?

– Non, vous savez que je suis une fervente de Raudnitz. Du reste c'est un retapage.

– Eh bien ! cela a un chic !

– Combien croyez-vous ?... Non, changez le premier chiffre.

– Comment, mais c'est pour rien, c'est donné. On m'avait dit trois fois autant.

– Voilà comme on écrit l'Histoire, concluait la femme du docteur. Et montrant à Mme Swann un tour de cou dont celle-ci lui avait fait présent :

– Regardez, Odette. Vous reconnaissez ?

Dans l'entrebâillement d'une tenture une tête se montrait cérémonieusement déférente, feignant par plaisanterie la peur de déranger : c'était Swann. « Odette, le prince d'Agrigente qui est avec moi dans mon cabinet demande s'il pourrait venir vous présenter ses hommages. Que dois-je aller lui répondre ? – Mais que je serai enchantée », disait Odette avec satisfaction sans se départir d'un calme qui lui était d'autant plus facile qu'elle avait toujours, même comme cocotte, reçu des hommes élégants. Swann partait transmettre l'autorisation et, accompagné du prince, il revenait auprès de sa femme à moins que dans l'intervalle ne fût entrée Mme Verdurin. Quand il avait épousé Odette, il lui avait demandé de ne plus fréquenter le petit clan (il avait pour cela bien des raisons et, s'il n'en avait pas eu, l'eût fait tout de même par obéissance à une loi d'ingratitude qui ne souffre pas d'exception et qui faisait ressortir l'imprévoyance de tous les entremetteurs ou leur désintéressement). Il avait seulement permis qu'Odette échangeât avec Mme Verdurin deux visites par an, ce qui semblait encore excessif à certains fidèles indignés de l'injure faite à la Patronne qui avait pendant tant d'années traité Odette et même Swann comme les enfants chéris de la maison. Car s'il contenait des faux frères qui lâchaient certains soirs pour se rendre sans le dire à une invitation d'Odette, prêts, dans le cas où ils seraient découverts, à s'excuser sur la curiosité de rencontrer Bergotte (quoique la Patronne prétendît qu'il ne fréquentait pas chez les Swann, était dépourvu de talent, et malgré cela elle cherchait, suivant une expression qui lui était chère, à l'attirer), le petit groupe avait aussi ses « ultras ». Et ceux-ci, ignorants des convenances particulières qui détournent souvent les gens de l'attitude extrême qu'on aimerait à leur voir prendre pour ennuyer quelqu'un, auraient souhaité et n'avaient pas obtenu que Mme Verdurin cessât toutes relations avec Odette, et lui ôtât ainsi la satisfaction de dire en riant : « Nous allons très rarement chez la Patronne depuis le Schisme. C'était encore possible quand mon mari était garçon, mais pour un ménage ce n'est pas toujours très facile... M. Swann, pour vous dire la vérité, n'avale pas la mère Verdurin et il n'apprécierait pas beaucoup que j'en fasse ma fréquentation habituelle. Et moi, fidèle épouse... » Swann y accompagnait sa femme en soirée, mais évitait d'être là quand Mme Verdurin venait chez Odette en visite. Aussi si la Patronne était dans le salon, le prince d'Agrigente entrait seul. Seul aussi d'ailleurs il était présenté par Odette, qui préférait que Mme Verdurin n'entendît pas de noms obscurs et, voyant plus d'un visage inconnu d'elle, pût se croire au milieu de notabilités aristocratiques, calcul qui réussissait si bien que le soir Mme Verdurin disait avec dégoût à son mari : « Charmant milieu ! Il y avait toute la fleur de la Réaction ! » Odette vivait à l'égard de Mme Verdurin dans une illusion inverse. Non que ce salon eût même seulement commencé alors de devenir ce que nous le verrons être un jour. Mme Verdurin n'en était même pas encore à la période d'incubation où on suspend les grandes fêtes dans lesquelles les rares éléments brillants récemment acquis seraient noyés dans trop de tourbe et où on préfère attendre que le pouvoir générateur des dix justes qu'on a réussi à attirer en ait produit septante fois dix. Comme Odette n'allait pas tarder à le faire, Mme Verdurin se proposait bien le « monde » comme objectif, mais ses zones d'attaque étaient encore si limitées et d'ailleurs si éloignées de celles par où Odette avait quelque chance d'arriver à un résultat identique, à percer, que celle-ci vivait dans la plus complète ignorance des plans stratégiques qu'élaborait la Patronne. Et c'était de la meilleure foi du monde que, quand on parlait à Odette de Mme Verdurin comme d'une snob, Odette se mettait à rire et disait : « C'est tout le contraire. D'abord elle n'en a pas les éléments, elle ne connaît personne. Ensuite il faut lui rendre cette justice que cela lui plaît ainsi. Non, ce qu'elle aime ce sont ses mercredis, les causeurs agréables. » Et secrètement elle enviait à Mme Verdurin (bien qu'elle ne désespérât pas d'avoir elle-même à une si grande école fini par les apprendre) ces arts auxquels la Patronne attachait une si belle importance bien qu'ils ne fassent que nuancer l'inexistant, sculpter le vide, et soient à proprement parler les Arts du Néant : l'art (pour une maîtresse de maison) de savoir « réunir », de s'entendre à « grouper », de « mettre en valeur », de « s'effacer », de servir de « trait d'union ».

En tous cas les amies de Mme Swann étaient impressionnées de voir chez elle une femme qu'on ne se représentait habituellement que dans son propre salon, entourée d'un cadre inséparable d'invités, de tout un petit groupe qu'on s'émerveillait de voir ainsi, évoqué, résumé, resserré, dans un seul fauteuil, sous les espèces de la Patronne devenue visiteuse dans l'emmitouflement de son manteau fourré de grèbe, aussi duveteux que les blanches fourrures qui tapissaient ce salon au sein duquel Mme Verdurin était elle-même un salon. Les femmes les plus timides voulaient se retirer par discrétion et employant le pluriel, comme quand on veut faire comprendre aux autres qu'il est plus sage de ne pas trop fatiguer une convalescente qui se lève pour la première fois, disaient : « Odette, nous allons vous laisser. » On enviait Mme Cottard que la Patronne appelait par son prénom. « Est-ce que je vous enlève ? » lui disait Mme Verdurin qui ne pouvait supporter la pensée qu'une fidèle allait rester là au lieu de la suivre. « Mais Madame est assez aimable pour me ramener, répondait Mme Cottard, ne voulant pas avoir l'air d'oublier, en faveur d'une personne plus célèbre, qu'elle avait accepté l'offre que Mme Bontemps lui avait faite de la ramener dans sa voiture à cocarde. J'avoue que je suis particulièrement reconnaissante aux amies qui veulent bien me prendre avec elles dans leur véhicule. C'est une véritable aubaine pour moi qui n'ai pas d'automédon. » « D'autant plus, répondait la Patronne (n'osant trop rien dire car elle connaissait un peu Mme Bontemps et venait de l'inviter à ses mercredis), que chez Mme de Crécy vous n'êtes pas près de chez vous. Oh ! mon Dieu, je n'arriverai jamais à dire Madame Swann. » C'était une plaisanterie dans le petit clan, pour des gens qui n'avaient pas beaucoup d'esprit, de faire semblant de ne pas pouvoir s'habituer à dire Mme Swann. « J'avais tellement l'habitude de dire Madame de Crécy, j'ai encore failli de me tromper. » Seule Mme Verdurin, quand elle parlait à Odette, ne faisait pas que faillir et se trompait exprès. « Cela ne vous fait pas peur, Odette, d'habiter ce quartier perdu. Il me semble que je ne serais qu'à moitié tranquille le soir pour rentrer. Et puis c'est si humide. Ça ne doit rien valoir pour l'eczéma de votre mari. Vous n'avez pas de rats au moins ? – Mais non ! Quelle horreur ! – Tant mieux, on m'avait dit cela. Je suis bien aise de savoir que ce n'est pas vrai, parce que j'en ai une peur épouvantable et que je ne serais pas revenue chez vous. Au revoir, ma bonne chérie, à bientôt, vous savez comme je suis heureuse de vous voir. Vous ne savez pas arranger les chrysanthèmes, disait-elle en s'en allant tandis que Mme Swann se levait pour la reconduire. Ce sont des fleurs japonaises, il faut les disposer comme font les Japonais. – Je ne suis pas de l'avis de Madame Verdurin, bien qu'en toutes choses elle soit pour moi la Loi et les Prophètes. Il n'y a que vous, Odette, pour trouver des chrysanthèmes si belles, ou plutôt si beaux puisque il paraît que c'est ainsi qu'on dit maintenant, déclarait Mme Cottard, quand la Patronne avait refermé la porte. – Chère Mme Verdurin n'est pas toujours très bienveillante pour les fleurs des autres, répondait doucement Mme Swann. – Qui cultivez-vous, Odette, demandait Mme Cottard pour ne pas laisser se prolonger les critiques à l'adresse de la Patronne... Lemaître ? J'avoue que devant chez Lemaître il y avait l'autre jour un grand arbuste rose qui m'a fait faire une folie. » Mais par pudeur elle se refusa à donner des renseignements plus précis sur le prix de l'arbuste et dit seulement que le professeur « qui n'avait pourtant pas la tête près du bonnet » avait tiré flamberge au vent et lui avait dit qu'elle ne savait pas la valeur de l'argent. « Non, non, je n'ai de fleuriste attitré que Debac. – Moi aussi, disait Mme Cottard, mais je confesse que je lui fais des infidélités avec Lachaume. – Ah ! vous le trompez avec Lachaume, je lui dirai, répondait Odette qui s'efforçait d'avoir de l'esprit et de conduire la conversation chez elle, où elle se sentait plus à l'aise que dans le petit clan. Du reste Lachaume devient vraiment trop cher ; ses prix sont excessifs, savez-vous, ses prix je les trouve inconvenants ! » ajoutait-elle en riant.

Cependant Mme Bontemps, qui avait dit cent fois qu'elle ne voulait pas aller chez les Verdurin, ravie d'être invitée aux mercredis, était en train de calculer comment elle pourrait s'y rendre le plus de fois possible. Elle ignorait que Mme Verdurin souhaitait qu'on n'en manquât aucun ; d'autre part, elle était de ces personnes peu recherchées, qui quand elles sont conviées à des « séries » par une maîtresse de maison, ne vont pas chez elle, comme ceux qui savent toujours faire plaisir, quand ils ont un moment et le désir de sortir ; elles, au contraire, se privent par exemple de la première soirée et de la troisième, s'imaginant que leur absence sera remarquée, et se réservent pour la deuxième et la quatrième ; à moins que, leurs informations leur ayant appris que la troisième sera particulièrement brillante, elles ne suivent un ordre inverse, alléguant que « malheureusement la dernière fois elles n'étaient pas libres ». Telle Mme Bontemps supputait combien il pouvait y avoir encore de mercredis avant Pâques et de quelle façon elle arriverait à en avoir un de plus, sans pourtant paraître s'imposer. Elle comptait sur Mme Cottard, avec laquelle elle allait revenir, pour lui donner quelques indications. « Oh ! Mme Bontemps, je vois que vous vous levez, c'est très mal de donner ainsi le signal de la fuite. Vous me devez une compensation pour n'être pas venue jeudi dernier... Allons, rasseyez-vous un moment. Vous ne ferez tout de même plus d'autre visite avant le dîner. Vraiment vous ne vous laissez pas tenter, ajoutait Mme Swann et tout en tendant une assiette de gâteaux : Vous savez que ce n'est pas mauvais du tout ces petites saletés-là. Ça ne paye pas de mine, mais goûtez-en, vous m'en direz des nouvelles. – Au contraire, ça a l'air délicieux, répondait Mme Cottard, chez vous, Odette, on n'est jamais à court de victuailles. Je n'ai pas besoin de vous demander la marque de fabrique, je sais que vous faites tout venir de chez Rebattet. Je dois dire que je suis plus éclectique. Pour les petits fours, pour toutes les friandises, je m'adresse souvent à Bourbonneux. Mais je reconnais qu'ils ne savent pas ce que c'est qu'une glace. Rebattet pour tout ce qui est glace bavaroise, ou sorbet, c'est le grand art. Comme dirait mon mari, le nec plus ultra. – Mais ceci est tout simplement fait ici. Vraiment non ? – Je ne pourrai pas dîner, répondait Mme Bontemps, mais je me rassieds un instant, vous savez, moi j'adore causer avec une femme intelligente comme vous. – Vous allez me trouver indiscrète, Odette, mais j'aimerais savoir comment vous jugez le chapeau qu'avait Mme Trombert. Je sais bien que la mode est aux grands chapeaux. Tout de même n'y a-t-il pas un peu d'exagération ? Et à côté de celui avec lequel elle est venue l'autre jour chez moi, celui qu'elle portait tantôt était microscopique. – Mais non, je ne suis pas intelligente, disait Odette, pensant que cela faisait bien. Je suis au fond une gobeuse, qui croit tout ce qu'on lui dit, qui se fait du chagrin pour un rien. » Et elle insinuait qu'elle avait, au commencement, beaucoup souffert d'avoir épousé un homme comme Swann qui avait une vie de son côté et qui la trompait. Cependant le prince d'Agrigente ayant entendu les mots : « Je ne suis pas intelligente », trouvait de son devoir de protester, mais il n'avait pas d'esprit de répartie. « Taratata, s'écriait Mme Bontemps, vous, pas intelligente ! – En effet je me disais : « Qu'est-ce que j'entends ? » disait le prince en saisissant cette perche. Il faut que mes oreilles m'aient trompé. – Mais non, je vous assure, disait Odette, je suis au fond une petite bourgeoise très choquable, pleine de préjugés, vivant dans son trou, surtout très ignorante. » Et pour demander des nouvelles du baron de Charlus : « Avez-vous vu cher baronet ? lui disait-elle. – Vous, ignorante, s'écriait Mme Bontemps ! Hé bien alors qu'est-ce que vous diriez du monde officiel, toutes ces femmes d'Excellences, qui ne savent parler que de chiffons !... Tenez, madame, pas plus tard qu'il y a huit jours je mets sur Lohengrin la ministresse de l'Instruction publique. Elle me répond : « Lohengrin ? Ah ! oui, la dernière revue des Folies-Bergères, il paraît que c'est tordant. » Hé bien ! madame, qu'est-ce que vous voulez, quand on entend des choses comme ça, ça vous fait bouillir. J'avais envie de la gifler. Parce que j'ai mon petit caractère vous savez. Voyons, monsieur, disait-elle en se tournant vers moi, est-ce que je n'ai pas raison ? – Écoutez, disait Mme Cottard, on est excusable de répondre un peu de travers quand on est interrogée ainsi de but en blanc, sans être prévenue. J'en sais quelque chose car Mme Verdurin a l'habitude de nous mettre ainsi le couteau sur la gorge. – À propos de Mme Verdurin, demandait Mme Bontemps à Mme Cottard, savez-vous qui il y aura mercredi chez elle ?... Ah ! je me rappelle maintenant que nous avons accepté une invitation pour mercredi prochain. Vous ne voulez pas dîner de mercredi en huit avec nous. Nous irions ensemble chez Mme Verdurin. Cela m'intimide d'entrer seule, je ne sais pas pourquoi cette grande femme m'a toujours fait peur. – Je vais vous le dire, répondait Mme Cottard, ce qui vous effraye chez Mme Verdurin, c'est son organe. Que voulez-vous ? tout le monde n'a pas un aussi joli organe que Mme Swann. Mais le temps de prendre langue, comme dit la Patronne, et la glace sera bientôt rompue. Car dans le fond elle est très accueillante. Mais je comprends très bien votre sensation, ce n'est jamais agréable de se trouver la première fois en pays perdu. – Vous pourriez aussi dîner avec nous, disait Mme Bontemps à Mme Swann. Après dîner on irait tous ensemble en Verdurin, faire Verdurin ; et même si ce devait avoir pour effet que la Patronne me fasse les gros yeux et ne m'invite plus, une fois chez elle nous resterons toutes les trois à causer entre nous, je sens que c'est ce qui m'amusera le plus. » Mais cette affirmation ne devait pas être très véridique car Mme Bontemps demandait : « Qui pensez-vous qu'il y aura de mercredi en huit ? Qu'est-ce qui se passera ? Il n'y aura pas trop de monde, au moins ? – Moi, je n'irai certainement pas, disait Odette. Nous ne ferons qu'une petite apparition au mercredi final. Si cela vous est égal d'attendre jusque-là... » Mais Mme Bontemps ne semblait pas séduite par cette proposition d'ajournement.

Bien que les mérites spirituels d'un salon et son élégance soient généralement en rapports inverses plutôt que directs, il faut croire, puisque Swann trouvait Mme Bontemps agréable, que toute déchéance acceptée a pour conséquence de rendre les gens moins difficiles sur ceux avec qui ils sont résignés à se plaire, moins difficiles sur leur esprit comme sur le reste. Et si cela est vrai, les hommes doivent, comme les peuples, voir leur culture et même leur langage disparaître avec leur indépendance. Un des effets de cette indulgence est d'aggraver la tendance qu'à partir d'un certain âge on a à trouver agréables les paroles qui sont un hommage à notre propre tour d'esprit, à nos penchants, un encouragement à nous y livrer ; cet âge-là est celui où un grand artiste préfère à la société de génies originaux celle d'élèves qui n'ont en commun avec lui que la lettre de sa doctrine et par qui il est encensé, écouté ; où un homme ou une femme remarquables qui vivent pour un amour trouveront la plus intelligente dans une réunion la personne peut-être inférieure, mais dont une phrase aura montré qu'elle sait comprendre et approuver ce qu'est une existence vouée à la galanterie, et aura ainsi chatouillé agréablement la tendance voluptueuse de l'amant ou de la maîtresse ; c'était l'âge aussi où Swann, en tant qu'il était devenu le mari d'Odette, se plaisait à entendre dire à Mme Bontemps que c'est ridicule de ne recevoir que des duchesses (concluant de là, au contraire de ce qu'il eût fait jadis chez les Verdurin, que c'était une bonne femme, très spirituelle et qui n'était pas snob) et à lui raconter des histoires qui la faisaient « tordre », parce qu'elle ne les connaissait pas et que d'ailleurs elle « saisissait » vite, aimant à flatter et à s'amuser. « Alors le docteur ne raffole pas, comme vous, des fleurs, demandait Mme Swann à Mme Cottard. – Oh ! vous savez que mon mari est un sage ; il est modéré en toutes choses. Si, pourtant, il a une passion. » L'œil brillant de malveillance, de joie et de curiosité : « Laquelle, madame ? » demandait Mme Bontemps. Avec simplicité, Mme Cottard répondait : « La lecture. – Oh ! c'est une passion de tout repos chez un mari ! s'écriait Mme Bontemps en étouffant un rire satanique. – Quand le docteur est dans un livre, vous savez ! – Hé bien, madame, cela ne doit pas vous effrayer beaucoup... – Mais si !... pour sa vue. Je vais aller le retrouver, Odette, et je reviendrai au premier jour frapper à votre porte. À propos de vue, vous a-t-on dit que l'hôtel particulier que vient d'acheter Mme Verdurin sera éclairé à l'électricité ? Je ne le tiens pas de ma petite police particulière, mais d'une autre source : c'est l'électricien lui-même, Mildé, qui me l'a dit. Vous voyez que je cite mes auteurs ! Jusqu'aux chambres qui auront leurs lampes électriques avec un abat-jour qui tamisera la lumière. C'est évidemment un luxe charmant. D'ailleurs nos contemporaines veulent absolument du nouveau, n'en fût-il plus au monde. Il y a la belle-sœur d'une de mes amies qui a le téléphone posé chez elle ! Elle peut faire une commande à un fournisseur sans sortir de son appartement ! J'avoue que j'ai platement intrigué pour avoir la permission de venir un jour parler devant l'appareil. Cela me tente beaucoup, mais plutôt chez une amie que chez moi. Il me semble que je n'aimerais pas avoir le téléphone à domicile. Le premier amusement passé, cela doit être un vrai casse-tête. Allons, Odette, je me sauve, ne retenez plus Mme Bontemps puisqu'elle se charge de moi, il faut absolument que je m'arrache, vous me faites faire du joli, je vais être rentrée après mon mari ! »

Et moi aussi, il fallait que je rentrasse, avant d'avoir goûté à ces plaisirs de l'hiver, desquels les chrysanthèmes m'avaient semblé être l'enveloppe éclatante. Ces plaisirs n'étaient pas venus et cependant Mme Swann n'avait pas l'air d'attendre encore quelque chose. Elle laissait les domestiques emporter le thé comme elle aurait annoncé : « On ferme ! » Et elle finissait par me dire : « Alors, vraiment, vous partez ? Hé bien, good bye ! » Je sentais que j'aurais pu rester sans rencontrer ces plaisirs inconnus, et que ma tristesse n'était pas seule à m'avoir privé d'eux. Ne se trouvaient-ils donc pas situés sur cette route battue des heures, qui mènent toujours si vite à l'instant du départ, mais plutôt sur quelque chemin de traverse inconnu de moi et par où il eût fallu bifurquer ? Du moins le but de ma visite était atteint, Gilberte saurait que j'étais venu chez ses parents quand elle n'était pas là, et que j'y avais, comme n'avait cessé de le répéter Mme Cottard, fait d'emblée, de prime abord, la conquête de Mme Verdurin. « Il faut, m'avait dit la femme du docteur qui ne l'avait jamais vue faire « autant de frais », que vous ayez ensemble des atomes crochus. » Gilberte saurait que j'avais parlé d'elle comme je devais le faire, avec tendresse, mais que je n'avais pas cette incapacité de vivre sans que nous nous vissions que je croyais à la base de l'ennui qu'elle avait éprouvé ces derniers temps auprès de moi. J'avais dit à Mme Swann que je ne pouvais plus me trouver avec Gilberte. Je l'avais dit comme si j'avais décidé pour toujours de ne plus la voir. Et la lettre que j'allais envoyer à Gilberte serait conçue dans le même sens. Seulement à moi-même pour me donner courage je ne me proposais qu'un suprême et court effort de peu de jours. Je me disais : « C'est le dernier rendez-vous d'elle que je refuse, j'accepterai le prochain. » Pour me rendre la séparation moins difficile à réaliser, je ne me la présentais pas comme définitive. Mais je sentais bien qu'elle le serait.

   

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