A la recherche du temps perdu
追忆似水年华
Proust
普鲁斯特
034: ma grand'mère plus souffrante
Je remontai et trouvai ma grand'mère plus souffrante. Depuis quelque temps, sans trop savoir ce qu'elle avait, elle se plaignait de sa santé. C'est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons pas seuls, mais enchaînés à un être d'un règne différent, dont des abîmes nous séparent, qui ne nous connaît pas et duquel il est impossible de nous faire comprendre : notre corps. Quelque brigand que nous rencontrions sur une route, peut-être pourrons-nous arriver à le rendre sensible à son intérêt personnel sinon à notre malheur. Mais demander pitié à notre corps, c'est discourir devant une pieuvre, pour qui nos paroles ne peuvent pas avoir plus de sens que le bruit de l'eau, et avec laquelle nous serions épouvantés d'être condamnés à vivre. Les malaises de ma grand'mère passaient souvent inaperçus à son attention toujours détournée vers nous. Quand elle en souffrait trop, pour arriver à les guérir, elle s'efforçait en vain de les comprendre. Si les phénomènes morbides dont son corps était le théâtre restaient obscurs et insaisissables à la pensée de ma grand'mère, ils étaient clairs et intelligibles pour des êtres appartenant au même règne physique qu'eux, de ceux à qui l'esprit humain a fini par s'adresser pour comprendre ce que lui dit son corps, comme devant les réponses d'un étranger on va chercher quelqu'un du même pays qui servira d'interprète. Eux peuvent causer avec notre corps, nous dire si sa colère est grave ou s'apaisera bientôt. Cottard, qu'on avait appelé auprès de ma grand'mère et qui nous avait agacés en nous demandant avec un sourire fin, dès la première minute où nous lui avions dit que ma grand'mère était malade : « Malade ? Ce n'est pas au moins une maladie diplomatique ? », Cottard essaya, pour calmer l'agitation de sa malade, le régime lacté. Mais les perpétuelles soupes au lait ne firent pas d'effet parce que ma grand'mère y mettait beaucoup de sel (Widal n'ayant pas encore fait ses découvertes), dont on ignorait l'inconvénient en ce temps-là. Car la médecine étant un compendium des erreurs successives et contradictoires des médecins, en appelant à soi les meilleurs d'entre eux on a grande chance d'implorer une vérité qui sera reconnue fausse quelques années plus tard. De sorte que croire à la médecine serait la suprême folie, si n'y pas croire n'en était pas une plus grande, car de cet amoncellement d'erreurs se sont dégagées à la longue quelques vérités. Cottard avait recommandé qu'on prît sa température. On alla chercher un thermomètre. Dans presque toute sa hauteur le tube était vide de mercure. À peine si l'on distinguait, tapie au fond dans sa petite cuve, la salamandre d'argent. Elle semblait morte. On plaça le chalumeau de verre dans la bouche de ma grand'mère. Nous n'eûmes pas besoin de l'y laisser longtemps ; la petite sorcière n'avait pas été longue à tirer son horoscope. Nous la trouvâmes immobile, perchée à mi-hauteur de sa tour et n'en bougeant plus, nous montrant avec exactitude le chiffre que nous lui avions demandé et que toutes les réflexions qu'ait pu faire sur soi-même l'âme de ma grand'mère eussent été bien incapables de lui fournir : 38° 3. Pour la première fois nous ressentîmes quelque inquiétude. Nous secouâmes bien fort le thermomètre pour effacer le signe fatidique, comme si nous avions pu par là abaisser la fièvre en même temps que la température marquée. Hélas ! il fut bien clair que la petite sibylle dépourvue de raison n'avait pas donné arbitrairement cette réponse, car le lendemain, à peine le thermomètre fut-il replacé entre les lèvres de ma grand'mère que presque aussitôt, comme d'un seul bond, belle de certitude et de l'intuition d'un fait pour nous invisible, la petite prophétesse était venue s'arrêter au même point, en une immobilité implacable, et nous montrait encore ce chiffre 38° 3, de sa verge étincelante. Elle ne disait rien d'autre, mais nous avions eu beau désirer, vouloir, prier, sourde, il semblait que ce fût son dernier mot avertisseur et menaçant. Alors, pour tâcher de la contraindre à modifier sa réponse, nous nous adressâmes à une autre créature du même règne, mais plus puissante, qui ne se contente pas d'interroger le corps mais peut lui commander, un fébrifuge du même ordre que l'aspirine, non encore employée alors. Nous n'avions pas fait baisser le thermomètre au delà de 37° ½ dans l'espoir qu'il n'aurait pas ainsi à remonter. Nous fîmes prendre ce fébrifuge à ma grand'mère et remîmes alors le thermomètre. Comme un gardien implacable à qui on montre l'ordre d'une autorité supérieure auprès de laquelle on a fait jouer une protection, et qui le trouvant en règle répond : « C'est bien, je n'ai rien à dire, du moment que c'est comme ça, passez », la vigilante tourière ne bougea pas cette fois. Mais, morose, elle semblait dire : « À quoi cela vous servira-t-il ? Puisque vous connaissez la quinine, elle me donnera l'ordre de ne pas bouger, une fois, dix fois, vingt fois. Et puis elle se lassera, je la connais, allez. Cela ne durera pas toujours. Alors vous serez bien avancés. » Alors ma grand'mère éprouva la présence, en elle, d'une créature qui connaissait mieux le corps humain que ma grand'mère, la présence d'une contemporaine des races disparues, la présence du premier occupant – bien antérieur à la création de l'homme qui pense ; – elle sentit cet allié millénaire qui la tâtait, un peu durement même, à la tête, au cœur, au coude ; il reconnaissait les lieux, organisait tout pour le combat préhistorique qui eut lieu aussitôt après. En un moment, Python écrasé, la fièvre fut vaincue par le puissant élément chimique, que ma grand'mère, à travers les règnes, passant par-dessus tous les animaux et les végétaux, aurait voulu pouvoir remercier. Et elle restait émue de cette entrevue qu'elle venait d'avoir, à travers tant de siècles, avec un climat antérieur à la création même des plantes. De son côté le thermomètre, comme une Parque momentanément vaincue par un dieu plus ancien, tenait immobile son fuseau d'argent. Hélas ! d'autres créatures inférieures, que l'homme a dressées à la chasse de ces gibiers mystérieux qu'il ne peut pas poursuivre au fond de lui-même, nous apportaient cruellement tous les jours un chiffre d'albumine faible, mais assez fixe pour que lui aussi parût en rapport avec quelque état persistant que nous n'apercevions pas. Bergotte avait choqué en moi l'instinct scrupuleux qui me faisait subordonner mon intelligence, quand il m'avait parlé du docteur du Boulbon comme d'un médecin qui ne m'ennuierait pas, qui trouverait des traitements, fussent-ils en apparence bizarres, mais s'adapteraient à la singularité de mon intelligence. Mais les idées se transforment en nous, elles triomphent des résistances que nous leur opposions d'abord et se nourrissent de riches réserves intellectuelles toutes prêtes, que nous ne savions pas faites pour elles. Maintenant, comme il arrive chaque fois que les propos entendus au sujet de quelqu'un que nous ne connaissons pas ont eu la vertu d'éveiller en nous l'idée d'un grand talent, d'une sorte de génie, au fond de mon esprit je faisais bénéficier le docteur du Boulbon de cette confiance sans limites que nous inspire celui qui d'un œil plus profond qu'un autre perçoit la vérité. Je savais certes qu'il était plutôt un spécialiste des maladies nerveuses, celui à qui Charcot avant de mourir avait prédit qu'il régnerait sur la neurologie et la psychiatrie. « Ah ! je ne sais pas, c'est très possible », dit Françoise qui était là et qui entendait pour la première fois le nom de Charcot comme celui de du Boulbon. Mais cela ne l'empêchait nullement de dire : « C'est possible. » Ses « c'est possible », ses « peut-être », ses « je ne sais pas » étaient exaspérants en pareil cas. On avait envie de lui répondre : « Bien entendu que vous ne le saviez pas puisque vous ne connaissez rien à la chose dont il s'agit, comment pouvez-vous même dire que c'est possible ou pas, vous n'en savez rien ? En tout cas maintenant vous ne pouvez pas dire que vous ne savez pas ce que Charcot a dit à du Boulbon, etc., vous le savez puisque nous vous l'avons dit, et vos « peut-être », vos « c'est possible » ne sont pas de mise puisque c'est certain. »
Malgré cette compétence plus particulière en matière cérébrale et nerveuse, comme je savais que du Boulbon était un grand médecin, un homme supérieur, d'une intelligence inventive et profonde, je suppliai ma mère de le faire venir, et l'espoir que, par une vue juste du mal, il le guérirait peut-être, finit par l'emporter sur la crainte que nous avions, si nous appelions un consultant, d'effrayer ma grand'mère. Ce qui décida ma mère fut que, inconsciemment encouragée par Cottard, ma grand'mère ne sortait plus, ne se levait guère. Elle avait beau nous répondre par la lettre de Mme de Sévigné sur Mme de la Fayette : « On disait qu'elle était folle de ne vouloir point sortir. Je disais à ces personnes si précipitées dans leur jugement : « Mme de la Fayette n'est pas folle » et je m'en tenais là. Il a fallu qu'elle soit morte pour faire voir qu'elle avait raison de ne pas sortir. » Du Boulbon appelé donna tort, sinon à Mme de Sévigné qu'on ne lui cita pas, du moins à ma grand'mère. Au lieu de l'ausculter, tout en posant sur elle ses admirables regards où il y avait peut-être l'illusion de scruter profondément la malade, ou le désir de lui donner cette illusion, qui semblait spontanée mais devait être tenue machinale, ou de ne pas lui laisser voir qu'il pensait à tout autre chose, ou de prendre de l'empire sur elle, – il commença à parler de Bergotte.
– Ah ! je crois bien, Madame, c'est admirable ; comme vous avez raison de l'aimer ! Mais lequel de ses livres préférez-vous ? Ah ! vraiment ! Mon Dieu, c'est peut-être en effet le meilleur. C'est en tout cas son roman le mieux composé : Claire y est bien charmante ; comme personnage d'homme lequel vous y est le plus sympathique ?
Je crus d'abord qu'il la faisait ainsi parler littérature parce que, lui, la médecine l'ennuyait, peut-être aussi pour faire montre de sa largeur d'esprit, et même, dans un but plus thérapeutique, pour rendre confiance à la malade, lui montrer qu'il n'était pas inquiet, la distraire de son état. Mais, depuis, j'ai compris que, surtout particulièrement remarquable comme aliéniste et pour ses études sur le cerveau, il avait voulu se rendre compte par ses questions si la mémoire de ma grand'mère était bien intacte. Comme à contre-cœur il l'interrogea un peu sur sa vie, l'œil sombre et fixe. Puis tout à coup, comme apercevant la vérité et décidé à l'atteindre coûte que coûte, avec un geste préalable qui semblait avoir peine à s'ébrouer, en les écartant, du flot des dernières hésitations qu'il pouvait avoir et de toutes les objections que nous aurions pu faire, regardant ma grand'mère d'un œil lucide, librement et comme enfin sur la terre ferme, ponctuant les mots sur un ton doux et prenant, dont l'intelligence nuançait toutes les inflexions (sa voix du reste, pendant toute la visite, resta ce qu'elle était naturellement, caressante, et sous ses sourcils embroussaillés, ses yeux ironiques étaient remplis de bonté) :
– Vous irez bien, Madame, le jour lointain ou proche, et il dépend de vous que ce soit aujourd'hui même, où vous comprendrez que vous n'avez rien et où vous aurez repris la vie commune. Vous m'avez dit que vous ne mangiez pas, que vous ne sortiez pas ?
– Mais, Monsieur, j'ai un peu de fièvre.
Il toucha sa main.
– Pas en ce moment en tout cas. Et puis la belle excuse ! Ne savez-vous pas que nous laissons au grand air, que nous suralimentons, des tuberculeux qui ont jusqu'à 39° ?
– Mais j'ai aussi un peu d'albumine.
– Vous ne devriez pas le savoir. Vous avez ce que j'ai décrit sous le nom d'albumine mentale. Nous avons tous eu, au cours d'une indisposition, notre petite crise d'albumine que notre médecin s'est empressé de rendre durable en nous la signalant. Pour une affection que les médecins guérissent avec des médicaments (on assure, du moins, que cela est arrivé quelquefois), ils en produisent dix chez des sujets bien portants, en leur inoculant cet agent pathogène, plus virulent mille fois que tous les microbes, l'idée qu'on est malade. Une telle croyance, puissante sur le tempérament de tous, agit avec une efficacité particulière chez les nerveux. Dites-leur qu'une fenêtre fermée est ouverte dans leur dos, ils commencent à éternuer ; faites-leur croire que vous avez mis de la magnésie dans leur potage, ils seront pris de coliques ; que leur café était plus fort que d'habitude, ils ne fermeront pas l'œil de la nuit. Croyez-vous, Madame, qu'il ne m'a pas suffi de voir vos yeux, d'entendre seulement la façon dont vous vous exprimez, que dis-je ? de voir Madame votre fille et votre petit-fils qui vous ressemblent tant, pour connaître à qui j'avais affaire ? « Ta grand'mère pourrait peut-être aller s'asseoir, si le docteur le lui permet, dans une allée calme des Champs-Élysées, près de ce massif de lauriers devant lequel tu jouais autrefois », me dit ma mère consultant ainsi indirectement du Boulbon et de laquelle la voix prenait, à cause de cela, quelque chose de timide et de déférent qu'elle n'aurait pas eu si elle s'était adressée à moi seul. Le docteur se tourna vers ma grand'mère et, comme il n'était pas moins lettré que savant : « Allez aux Champs-Élysées, Madame, près du massif de lauriers qu'aime votre petit-fils. Le laurier vous sera salutaire. Il purifie. Après avoir exterminé le serpent Python, c'est une branche de laurier à la main qu'Apollon fit son entrée dans Delphes. Il voulait ainsi se préserver des germes mortels de la bête venimeuse. Vous voyez que le laurier est le plus ancien, le plus vénérable, et j'ajouterai – ce qui a sa valeur en thérapeutique, comme en prophylaxie – le plus beau des antiseptiques. »
Comme une grande partie de ce que savent les médecins leur est enseignée par les malades, ils sont facilement portés à croire que ce savoir des « patients » est le même chez tous, et ils se flattent d'étonner celui auprès de qui ils se trouvent avec quelque remarque apprise de ceux qu'ils ont auparavant soignés. Aussi fut-ce avec le fin sourire d'un Parisien qui, causant avec un paysan, espérerait l'étonner en se servant d'un mot de patois, que le docteur du Boulbon dit à ma grand'mère : « Probablement les temps de vent réussissent à vous faire dormir là où échoueraient les plus puissants hypnotiques. – Au contraire, Monsieur, le vent m'empêche absolument de dormir. » Mais les médecins sont susceptibles. « Ach ! » murmura du Boulbon en fronçant les sourcils, comme si on lui avait marché sur le pied et si les insomnies de ma grand'mère par les nuits de tempête étaient pour lui une injure personnelle. Il n'avait pas tout de même trop d'amour-propre, et comme, en tant qu'« esprit supérieur », il croyait de son devoir de ne pas ajouter foi à la médecine, il reprit vite sa sérénité philosophique.
Ma mère, par désir passionné d'être rassurée par l'ami de Bergotte, ajouta à l'appui de son dire qu'une cousine germaine de ma grand'mère, en proie à une affection nerveuse, était restée sept ans cloîtrée dans sa chambre à coucher de Combray, sans se lever qu'une fois ou deux par semaine.
– Vous voyez, Madame, je ne le savais pas, et j'aurais pu vous le dire.
– Mais, Monsieur, je ne suis nullement comme elle, au contraire ; mon médecin ne peut pas me faire rester couchée, dit ma grand'mère, soit qu'elle fût un peu agacée par les théories du docteur ou désireuse de lui soumettre les objections qu'on y pouvait faire, dans l'espoir qu'il les réfuterait, et que, une fois qu'il serait parti, elle n'aurait plus en elle-même aucun doute à élever sur son heureux diagnostic.
– Mais naturellement, Madame, on ne peut pas avoir, pardonnez-moi le mot, toutes les vésanies ; vous en avez d'autres, vous n'avez pas celle-là. Hier, j'ai visité une maison de santé pour neurasthéniques. Dans le jardin, un homme était debout sur un banc, immobile comme un fakir, le cou incliné dans une position qui devait être fort pénible. Comme je lui demandais ce qu'il faisait là, il me répondit sans faire un mouvement ni tourner la tête : « Docteur, je suis extrêmement rhumatisant et enrhumable, je viens de prendre trop d'exercice, et pendant que je me donnais bêtement chaud ainsi, mon cou était appuyé contre mes flanelles. Si maintenant je l'éloignais de ces flanelles avant d'avoir laissé tomber ma chaleur, je suis sûr de prendre un torticolis et peut-être une bronchite. » Et il l'aurait pris, en effet. « Vous êtes un joli neurasthénique, voilà ce que vous êtes », lui dis-je. Savez-vous la raison qu'il me donna pour me prouver que non ? C'est que, tandis que tous les malades de l'établissement avaient la manie de prendre leur poids, au point qu'on avait dû mettre un cadenas à la balance pour qu'ils ne passassent pas toute la journée à se peser, lui on était obligé de le forcer à monter sur la bascule, tant il en avait peu envie. Il triomphait de n'avoir pas la manie des autres, sans penser qu'il avait aussi la sienne et que c'était elle qui le préservait d'une autre. Ne soyez pas blessée de la comparaison, Madame, car cet homme qui n'osait pas tourner le cou de peur de s'enrhumer est le plus grand poète de notre temps. Ce pauvre maniaque est la plus haute intelligence que je connaisse. Supportez d'être appelée une nerveuse. Vous appartenez à cette famille magnifique et lamentable qui est le sel de la terre. Tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et non pas d'autres qui ont fondé les religions et composé les chefs-d'œuvre. Jamais le monde ne saura tout ce qu'il leur doit et surtout ce qu'eux ont souffert pour le lui donner. Nous goûtons les fines musiques, les beaux tableaux, mille délicatesses, mais nous ne savons pas ce qu'elles ont coûté, à ceux qui les inventèrent, d'insomnies, de pleurs, de rires spasmodiques, d'urticaires, d'asthmes, d'épilepsies, d'une angoisse de mourir qui est pire que tout cela, et que vous connaissez peut-être, Madame, ajouta-t-il en souriant à ma grand'mère, car, avouez-le, quand je suis venu, vous n'étiez pas très rassurée. Vous vous croyiez malade, dangereusement malade peut-être. Dieu sait de quelle affection vous croyiez découvrir en vous les symptômes. Et vous ne vous trompiez pas, vous les aviez. Le nervosisme est un pasticheur de génie. Il n'y a pas de maladie qu'il ne contrefasse à merveille. Il imite à s'y méprendre la dilatation des dyspeptiques, les nausées de la grossesse, l'arythmie du cardiaque, la fébricité du tuberculeux. Capable de tromper le médecin, comment ne tromperait-il pas le malade ? Ah ! ne croyez pas que je raille vos maux, je n'entreprendrais pas de les soigner si je ne savais pas les comprendre. Et, tenez, il n'y a de bonne confession que réciproque. Je vous ai dit que sans maladie nerveuse il n'est pas de grand artiste, qui plus est, ajouta-t-il en élevant gravement l'index, il n'y a pas de grand savant. J'ajouterai que, sans qu'il soit atteint lui-même de maladie nerveuse, il n'est pas, ne me faites pas dire de bon médecin, mais seulement de médecin correct des maladies nerveuses. Dans la pathologie nerveuse, un médecin qui ne dit pas trop de bêtises, c'est un malade à demi guéri, comme un critique est un poète qui ne fait plus de vers, un policier un voleur qui n'exerce plus. Moi, Madame, je ne me crois pas comme vous albuminurique, je n'ai pas la peur nerveuse de la nourriture, du grand air, mais je ne peux pas m'endormir sans m'être relevé plus de vingt fois pour voir si ma porte est fermée. Et cette maison de santé où j'ai trouvé hier un poète qui ne tournait pas le cou, j'y allais retenir une chambre, car, ceci entre nous, j'y passe mes vacances à me soigner quand j'ai augmenté mes maux en me fatiguant trop à guérir ceux des autres.
– Mais, Monsieur, devrais-je faire une cure semblable ? dit avec effroi ma grand'mère.
– C'est inutile, Madame. Les manifestations que vous accusez céderont devant ma parole. Et puis vous avez près de vous quelqu'un de très puissant que je constitue désormais votre médecin. C'est votre mal, votre suractivité nerveuse. Je saurais la manière de vous en guérir, je me garderais bien de le faire. Il me suffit de lui commander. Je vois sur votre table un ouvrage de Bergotte. Guérie de votre nervosisme, vous ne l'aimeriez plus. Or, me sentirais-je le droit d'échanger les joies qu'il procure contre une intégrité nerveuse qui serait bien incapable de vous les donner ? Mais ces joies mêmes, c'est un puissant remède, le plus puissant de tous peut-être. Non, je n'en veux pas à votre énergie nerveuse. Je lui demande seulement de m'écouter ; je vous confie à elle. Qu'elle fasse machine en arrière. La force qu'elle mettait pour vous empêcher de vous promener, de prendre assez de nourriture, qu'elle l'emploie à vous faire manger, à vous faire lire, à vous faire sortir, à vous distraire de toutes façons. Ne me dites pas que vous êtes fatiguée. La fatigue est la réalisation organique d'une idée préconçue. Commencez par ne pas la penser. Et si jamais vous avez une petite indisposition, ce qui peut arriver à tout le monde, ce sera comme si vous ne l'aviez pas, car elle aura fait de vous, selon un mot profond de M. de Talleyrand, un bien portant imaginaire. Tenez, elle a commencé à vous guérir, vous m'écoutez toute droite, sans vous être appuyée une fois, l'œil vif, la mine bonne, et il y a de cela une demi-heure d'horloge et vous ne vous en êtes pas aperçue. Madame, j'ai bien l'honneur de vous saluer.
Quand, après avoir reconduit le docteur du Boulbon, je rentrai dans la chambre où ma mère était seule, le chagrin qui m'oppressait depuis plusieurs semaines s'envola, je sentis que ma mère allait laisser éclater sa joie et qu'elle allait voir la mienne, j'éprouvai cette impossibilité de supporter l'attente de l'instant prochain où, près de nous, une personne va être émue qui, dans un autre ordre, est un peu comme la peur qu'on éprouve quand on sait que quelqu'un va entrer pour vous effrayer par une porte qui est encore fermée ; je voulus dire un mot à maman, mais ma voix se brisa, et fondant en larmes, je restai longtemps, la tête sur son épaule, à pleurer, à goûter, à accepter, à chérir la douleur, maintenant que je savais qu'elle était sortie de ma vie, comme nous aimons à nous exalter de vertueux projets que les circonstances ne nous permettent pas de mettre à exécution. Françoise m'exaspéra en ne prenant pas part à notre joie. Elle était tout émue parce qu'une scène terrible avait éclaté entre le valet de pied et le concierge rapporteur. Il avait fallu que la duchesse, dans sa bonté, intervînt, rétablît un semblant de paix et pardonnât au valet de pied. Car elle était bonne, et ç'aurait été la place idéale si elle n'avait pas écouté les « racontages ».
On commençait déjà depuis plusieurs jours à savoir ma grand'mère souffrante et à prendre de ses nouvelles. Saint-Loup m'avait écrit : « Je ne veux pas profiter de ces heures où ta chère grand'mère n'est pas bien pour te faire ce qui est beaucoup plus que des reproches et où elle n'est pour rien. Mais je mentirais en te disant, fût-ce par prétérition, que je n'oublierai jamais la perfidie de ta conduite et qu'il n'y aura jamais un pardon pour ta fourberie et ta trahison. » Mais des amis, jugeant ma grand'mère peu souffrante (on ignorait même qu'elle le fût du tout), m'avaient demandé de les prendre le lendemain aux Champs-Élysées pour aller de là faire une visite et assister, à la campagne, à un dîner qui m'amusait. Je n'avais plus aucune raison de renoncer à ces deux plaisirs. Quand on avait dit à ma grand'mère qu'il faudrait maintenant, pour obéir au docteur du Boulbon, qu'elle se promenât beaucoup, on a vu qu'elle avait tout de suite parlé des Champs-Élysées. Il me serait aisé de l'y conduire ; pendant qu'elle serait assise à lire, de m'entendre avec mes amis sur le lieu où nous retrouver, et j'aurais encore le temps, en me dépêchant, de prendre avec eux le train pour Ville-d'Avray. Au moment convenu, ma grand'mère ne voulut pas sortir, se trouvant fatiguée. Mais ma mère, instruite par du Boulbon, eut l'énergie de se fâcher et de se faire obéir. Elle pleurait presque à la pensée que ma grand'mère allait retomber dans sa faiblesse nerveuse, et ne s'en relèverait plus. Jamais un temps aussi beau et chaud ne se prêterait si bien à sa sortie. Le soleil changeant de place intercalait çà et là dans la solidité rompue du balcon ses inconsistantes mousselines et donnait à la pierre de taille un tiède épiderme, un halo d'or imprécis. Comme Françoise n'avait pas eu le temps d'envoyer un « tube » à sa fille, elle nous quitta dès après le déjeuner. Ce fut déjà bien beau qu'avant elle entrât chez Jupien pour faire faire un point au mantelet que ma grand'mère mettrait pour sortir. Rentrant moi-même à ce moment-là de ma promenade matinale, j'allai avec elle chez le giletier. « Est-ce votre jeune maître qui vous amène ici, dit Jupien à Françoise, est-ce vous qui me l'amenez, ou bien est-ce quelque bon vent et la fortune qui vous amènent tous les deux ? » Bien qu'il n'eût pas fait ses classes, Jupien respectait aussi naturellement la syntaxe que M. de Guermantes, malgré bien des efforts, la violait. Une fois Françoise partie et le mantelet réparé, il fallut que ma grand-mère s'habillât. Ayant refusé obstinément que maman restât avec elle, elle mit, toute seule, un temps infini à sa toilette, et maintenant que je savais qu'elle était bien portante, et avec cette étrange indifférence que nous avons pour nos parents tant qu'ils vivent, qui fait que nous les faisons passer après tout le monde, je la trouvais bien égoïste d'être si longue, de risquer de me mettre en retard quand elle savait que j'avais rendez-vous avec des amis et devais dîner à Ville-d'Avray. D'impatience, je finis par descendre d'avance, après qu'on m'eut dit deux fois qu'elle allait être prête. Enfin elle me rejoignit, sans me demander pardon de son retard comme elle faisait d'habitude dans ces cas-là, rouge et distraite comme une personne qui est pressée et qui a oublié la moitié de ses affaires, comme j'arrivais près de la porte vitrée entr'ouverte qui, sans les en réchauffer le moins du monde, laissait entrer l'air liquide, gazouillant et tiède du dehors, comme si on avait ouvert un réservoir, entre les glaciales parois de l'hôtel.
– Mon Dieu, puisque tu vas voir des amis, j'aurais pu mettre un autre mantelet. J'ai l'air un peu malheureux avec cela.
Je fus frappé comme elle était congestionnée et compris que, s'étant mise en retard, elle avait dû beaucoup se dépêcher. Comme nous venions de quitter le fiacre à l'entrée de l'avenue Gabriel, dans les Champs-Élysées, je vis ma grand'mère qui, sans me parler, s'était détournée et se dirigeait vers le petit pavillon ancien, grillagé de vert, où un jour j'avais attendu Françoise. Le même garde forestier qui s'y trouvait alors y était encore auprès de la « marquise », quand, suivant ma grand'mère qui, parce qu'elle avait sans doute une nausée, tenait sa main devant sa bouche, je montai les degrés du petit théâtre rustique édifié au milieu des jardins. Au contrôle, comme dans ces cirques forains où le clown, prêt à entrer en scène et tout enfariné, reçoit lui-même à la porte le prix des places, la « marquise », percevant les entrées, était toujours là avec son museau énorme et irrégulier enduit de plâtre grossier, et son petit bonnet de fleurs rouges et de dentelle noire surmontant sa perruque rousse. Mais je ne crois pas qu'elle me reconnut. Le garde, délaissant la surveillance des verdures, à la couleur desquelles était assorti son uniforme, causait, assis à côté d'elle.
– Alors, disait-il, vous êtes toujours là. Vous ne pensez pas à vous retirer.
– Et pourquoi que je me retirerais, Monsieur ? Voulez-vous me dire où je serais mieux qu'ici, où j'aurais plus mes aises et tout le confortable ? Et puis toujours du va-et-vient, de la distraction ; c'est ce que j'appelle mon petit Paris : mes clients me tiennent au courant de ce qui se passe. Tenez, Monsieur, il y en a un qui est sorti il n'y a pas plus de cinq minutes, c'est un magistrat tout ce qu'il y a de plus haut placé. Eh bien ! Monsieur, s'écria-t-elle avec ardeur comme prête à soutenir cette assertion par la violence – si l'agent de l'autorité avait fait mine d'en contester l'exactitude, – depuis huit ans, vous m'entendez bien, tous les jours que Dieu a faits, sur le coup de 3 heures, il est ici, toujours poli, jamais un mot plus haut que l'autre, ne salissant jamais rien, il reste plus d'une demi-heure pour lire ses journaux en faisant ses petits besoins. Un seul jour il n'est pas venu. Sur le moment je ne m'en suis pas aperçue, mais le soir tout d'un coup je me suis dit : « Tiens, mais ce monsieur n'est pas venu, il est peut-être mort. » Ça m'a fait quelque chose parce que je m'attache quand le monde est bien. Aussi j'ai été bien contente quand je l'ai revu le lendemain, je lui ai dit : « Monsieur, il ne vous était rien arrivé hier ? » Alors il m'a dit comme ça qu'il ne lui était rien arrivé à lui, que c'était sa femme qui était morte, et qu'il avait été si retourné qu'il n'avait pas pu venir. Il avait l'air triste assurément, vous comprenez, des gens qui étaient mariés depuis vingt-cinq ans, mais il avait l'air content tout de même de revenir. On sentait qu'il avait été tout dérangé dans ses petites habitudes. J'ai tâché de le remonter, je lui ai dit : « Il ne faut pas se laisser aller. Venez comme avant, dans votre chagrin ça vous fera une petite distraction. »
La « marquise » reprit un ton plus doux, car elle avait constaté que le protecteur des massifs et des pelouses l'écoutait avec bonhomie sans songer à la contredire, gardant inoffensive au fourreau une épée qui avait plutôt l'air de quelque instrument de jardinage ou de quelque attribut horticole.
– Et puis, dit-elle, je choisis mes clients, je ne reçois pas tout le monde dans ce que j'appelle mes salons. Est-ce que ça n'a pas l'air d'un salon, avec mes fleurs ? Comme j'ai des clients très aimables, toujours l'un ou l'autre veut m'apporter une petite branche de beau lilas, de jasmin, ou des roses, ma fleur préférée.
L'idée que nous étions peut-être mal jugés par cette dame en ne lui apportant jamais ni lilas, ni belles roses me fit rougir, et pour tâcher d'échapper physiquement – ou de n'être jugé par elle que par contumace – à un mauvais jugement, je m'avançai vers la porte de sortie. Mais ce ne sont pas toujours dans la vie les personnes qui apportent les belles roses pour qui on est le plus aimable, car la « marquise », croyant que je m'ennuyais, s'adressa à moi :
– Vous ne voulez pas que je vous ouvre une petite cabine ?
Et comme je refusais :
– Non, vous ne voulez pas ? ajouta-t-elle avec un sourire ; c'était de bon cœur, mais je sais bien que ce sont des besoins qu'il ne suffit pas de ne pas payer pour les avoir.
À ce moment une femme mal vêtue entra précipitamment qui semblait précisément les éprouver. Mais elle ne faisait pas partie du monde de la « marquise », car celle-ci, avec une férocité de snob, lui dit sèchement :
– Il n'y a rien de libre, Madame.
– Est-ce que ce sera long ? demanda la pauvre dame, rouge sous ses fleurs jaunes.
– Ah ! Madame, je vous conseille d'aller ailleurs, car, vous voyez, il y a encore ces deux messieurs qui attendent, dit-elle en nous montrant moi et le garde, et je n'ai qu'un cabinet, les autres sont en réparation.
« Ça a une tête de mauvais payeur, dit la « marquise ». Ce n'est pas le genre d'ici, ça n'a pas de propreté, pas de respect, il aurait fallu que ce soit moi qui passe une heure à nettoyer pour madame. Je ne regrette pas ses deux sous. »
Enfin ma grand'mère sortit, et songeant qu'elle ne chercherait pas à effacer par un pourboire l'indiscrétion qu'elle avait montrée en restant un temps pareil, je battis en retraite pour ne pas avoir une part du dédain que lui témoignerait sans doute la « marquise », et je m'engageai dans une allée, mais lentement, pour que ma grand'mère pût facilement me rejoindre et continuer avec moi. C'est ce qui arriva bientôt. Je pensais que ma grand'mère allait me dire : « Je t'ai fait bien attendre, j'espère que tu ne manqueras tout de même pas tes amis », mais elle ne prononça pas une seule parole, si bien qu'un peu déçu, je ne voulus pas lui parler le premier ; enfin levant les yeux vers elle, je vis que, tout en marchant auprès de moi, elle tenait la tête tournée de l'autre côté. Je craignais qu'elle n'eût encore mal au cœur. Je la regardai mieux et fus frappé de sa démarche saccadée. Son chapeau était de travers, son manteau sale, elle avait l'aspect désordonné et mécontent, la figure rouge et préoccupée d'une personne qui vient d'être bousculée par une voiture ou qu'on a retirée d'un fossé.
– J'ai eu peur que tu n'aies eu une nausée, grand'mère ; te sens-tu mieux ? lui dis-je.
Sans doute pensa-t-elle qu'il lui était impossible, sans m'inquiéter, de ne pas me répondre.
– J'ai entendu toute la conversation entre la « marquise » et le garde, me dit-elle. C'était on ne peut plus Guermantes et petit noyau Verdurin. Dieu ! qu'en termes galants ces choses-là étaient mises. Et elle ajouta encore, avec application, ceci de sa marquise à elle, Mme de Sévigné : « En les écoutant je pensais qu'ils me préparaient les délices d'un adieu. »
Voilà le propos qu'elle me tint et où elle avait mis toute sa finesse, son goût des citations, sa mémoire des classiques, un peu plus même qu'elle n'eût fait d'habitude et comme pour montrer qu'elle gardait bien tout cela en sa possession. Mais ces phrases, je les devinai plutôt que je ne les entendis, tant elle les prononça d'une voix ronchonnante et en serrant les dents plus que ne pouvait l'expliquer la peur de vomir.
– Allons, lui dis-je assez légèrement pour n'avoir pas l'air de prendre trop au sérieux son malaise, puisque tu as un peu mal au cœur, si tu veux bien nous allons rentrer, je ne veux pas promener aux Champs-Élysées une grand'mère qui a une indigestion.
– Je n'osais pas te le proposer à cause de tes amis, me répondit-elle. Pauvre petit ! Mais puisque tu le veux bien, c'est plus sage.
J'eus peur qu'elle ne remarquât la façon dont elle prononçait ces mots.
– Voyons, lui dis-je brusquement, ne te fatigue donc pas à parler, puisque tu as mal au cœur ; c'est absurde, attends au moins que nous soyons rentrés.
Elle me sourit tristement et me serra la main. Elle avait compris qu'il n'y avait pas à me cacher ce que j'avais deviné tout de suite : qu'elle venait d'avoir une petite attaque.