A la recherche du temps perdu
追忆似水年华
Proust
普鲁斯特
027: Maintenant tous les matins
Maintenant tous les matins, bien avant l'heure où elle sortait, j'allais par un long détour me poster à l'angle de la rue qu'elle descendait d'habitude, et, quand le moment de son passage me semblait proche, je remontais d'un air distrait, regardant dans une direction opposée et levant les yeux vers elle dès que j'arrivais à sa hauteur, mais comme si je ne m'étais nullement attendu à la voir. Même les premiers jours, pour être plus sûr de ne pas la manquer, j'attendais devant la maison. Et chaque fois que la porte cochère s'ouvrait (laissant passer successivement tant de personnes qui n'étaient pas celle que j'attendais), son ébranlement se prolongeait ensuite dans mon cœur en oscillations qui mettaient longtemps à se calmer. Car jamais fanatique d'une grande comédienne qu'il ne connaît pas, allant faire « le pied de grue » devant la sortie des artistes, jamais foule exaspérée ou idolâtre réunie pour insulter ou porter en triomphe le condamné ou le grand homme qu'on croit être sur le point de passer chaque fois qu'on entend du bruit venu de l'intérieur de la prison ou du palais ne furent aussi émus que je l'étais, attendant le départ de cette grande dame qui, dans sa toilette simple, savait, par la grâce de sa marche (toute différente de l'allure qu'elle avait quand elle entrait dans un salon ou dans une loge), faire de sa promenade matinale – il n'y avait pour moi qu'elle au monde qui se promenât – tout un poème d'élégance et la plus fine parure, la plus curieuse fleur du beau temps. Mais après trois jours, pour que le concierge ne pût se rendre compte de mon manège, je m'en allai beaucoup plus loin, jusqu'à un point quelconque du parcours habituel de la duchesse. Souvent avant cette soirée au théâtre, je faisais ainsi de petites sorties avant le déjeuner, quand le temps était beau ; s'il avait plu, à la première éclaircie je descendais faire quelques pas, et tout d'un coup, venant sur le trottoir encore mouillé, changé par la lumière en laque d'or, dans l'apothéose d'un carrefour poudroyant d'un brouillard que tanne et blondit le soleil, j'apercevais une pensionnaire suivie de son institutrice ou une laitière avec ses manches blanches, je restais sans mouvement, une main contre mon cœur qui s'élançait déjà vers une vie étrangère ; je tâchais de me rappeler la rue, l'heure, la porte sous laquelle la fillette (que quelquefois je suivais) avait disparu sans ressortir. Heureusement la fugacité de ces images caressées et que je me promettais de chercher à revoir les empêchait de se fixer fortement dans mon souvenir. N'importe, j'étais moins triste d'être malade, de n'avoir jamais eu encore le courage de me mettre à travailler, à commencer un livre, la terre me paraissait plus agréable à habiter, la vie plus intéressante à parcourir depuis que je voyais que les rues de Paris comme les routes de Balbec étaient fleuries de ces beautés inconnues que j'avais si souvent cherché à faire surgir des bois de Méséglise, et dont chacune excitait un désir voluptueux qu'elle seule semblait capable d'assouvir.
En rentrant de l'Opéra, j'avais ajouté pour le lendemain à celles que depuis quelques jours je souhaitais de retrouver l'image de Mme de Guermantes, grande, avec sa coiffure haute de cheveux blonds et légers ; avec la tendresse promise dans le sourire qu'elle m'avait adressé de la baignoire de sa cousine. Je suivrais le chemin que Françoise m'avait dit que prenait la duchesse et je tâcherais pourtant, pour retrouver deux jeunes filles que j'avais vues l'avant-veille, de ne pas manquer la sortie d'un cours et d'un catéchisme. Mais, en attendant, de temps à autre, le scintillant sourire de Mme de Guermantes, la sensation de douceur qu'il m'avait donnée, me revenaient. Et sans trop savoir ce que je faisais, je m'essayais à les placer (comme une femme regarde l'effet que ferait sur une robe une certaine sorte de boutons de pierrerie qu'on vient de lui donner) à côté des idées romanesques que je possédais depuis longtemps et que la froideur d'Albertine, le départ prématuré de Gisèle et, avant cela, la séparation voulue et trop prolongée d'avec Gilberte avaient libérées (l'idée par exemple d'être aimé d'une femme, d'avoir une vie en commun avec elle) ; puis c'était l'image de l'une ou l'autre des deux jeunes filles que j'approchais de ces idées auxquelles, aussitôt après, je tâchais d'adapter le souvenir de la duchesse. Auprès de ces idées, le souvenir de Mme de Guermantes à l'Opéra était bien peu de chose, une petite étoile à côté de la longue queue de sa comète flamboyante ; de plus je connaissais très bien ces idées longtemps avant de connaître Mme de Guermantes ; le souvenir, lui, au contraire, je le possédais imparfaitement ; il m'échappait par moments ; ce fut pendant les heures où, de flottant en moi au même titre que les images d'autres femmes jolies, il passa peu à peu à une association unique et définitive – exclusive de toute autre image féminine – avec mes idées romanesques si antérieures à lui, ce fut pendant ces quelques heures où je me le rappelais le mieux que j'aurais dû m'aviser de savoir exactement quel il était ; mais je ne savais pas alors l'importance qu'il allait prendre pour moi ; il était doux seulement comme un premier rendez-vous de Mme de Guermantes en moi-même, il était la première esquisse, la seule vraie, la seule faite d'après la vie, la seule qui fût réellement Mme de Guermantes ; durant les quelques heures où j'eus le bonheur de le détenir sans savoir faire attention à lui, il devait être bien charmant pourtant, ce souvenir, puisque c'est toujours à lui, librement encore à ce moment-là, sans hâte, sans fatigue, sans rien de nécessaire ni d'anxieux, que mes idées d'amour revenaient ; ensuite au fur et à mesure que ces idées le fixèrent plus définitivement, il acquit d'elles une plus grande force, mais devint lui-même plus vague ; bientôt je ne sus plus le retrouver ; et dans mes rêveries, je le déformais sans doute complètement, car, chaque fois que je voyais Mme de Guermantes, je constatais un écart, d'ailleurs toujours différent, entre ce que j'avais imaginé et ce que je voyais. Chaque jour maintenant, certes, au moment que Mme de Guermantes débouchait au haut de la rue, j'apercevais encore sa taille haute, ce visage au regard clair sous une chevelure légère, toutes choses pour lesquelles j'étais là ; mais en revanche, quelques secondes plus tard, quand, ayant détourné les yeux dans une autre direction pour avoir l'air de ne pas m'attendre à cette rencontre que j'étais venu chercher, je les levais sur la duchesse au moment où j'arrivais au même niveau de la rue qu'elle, ce que je voyais alors, c'étaient des marques rouges, dont je ne savais si elles étaient dues au grand air ou à la couperose, sur un visage maussade qui, par un signe fort sec et bien éloigné de l'amabilité du soir de Phèdre, répondait à ce salut que je lui adressais quotidiennement avec un air de surprise et qui ne semblait pas lui plaire. Pourtant, au bout de quelques jours pendant lesquels le souvenir des deux jeunes filles lutta avec des chances inégales pour la domination de mes idées amoureuses avec celui de Mme de Guermantes, ce fut celui-ci, comme de lui-même, qui finit par renaître le plus souvent pendant que ses concurrents s'éliminaient ; ce fut sur lui que je finis par avoir, en somme volontairement encore et comme par choix et plaisir, transféré toutes mes pensées d'amour. Je ne songeai plus aux fillettes du catéchisme, ni à une certaine laitière ; et pourtant je n'espérai plus de retrouver dans la rue ce que j'étais venu y chercher, ni la tendresse promise au théâtre dans un sourire, ni la silhouette et le visage clair sous la chevelure blonde qui n'étaient tels que de loin. Maintenant je n'aurais même pu dire comment était Mme de Guermantes, à quoi je la reconnaissais, car chaque jour, dans l'ensemble de sa personne, la figure était autre comme la robe et le chapeau.
Pourquoi tel jour, voyant s'avancer de face sous une capote mauve une douce et lisse figure aux charmes distribués avec symétrie autour de deux yeux bleus et dans laquelle la ligne du nez semblait résorbée, apprenais-je d'une commotion joyeuse que je ne rentrerais pas sans avoir aperçu Mme de Guermantes ? pourquoi ressentais-je le même trouble, affectais-je la même indifférence, détournais-je les yeux de la même façon distraite que la veille à l'apparition de profil dans une rue de traverse et sous un toquet bleu marine, d'un nez en bec d'oiseau, le long d'une joue rouge, barrée d'un œil perçant, comme quelque divinité égyptienne ? Une fois ce ne fut pas seulement une femme à bec d'oiseau que je vis, mais comme un oiseau même : la robe et jusqu'au toquet de Mme de Guermantes étaient en fourrures et, ne laissant ainsi voir aucune étoffe, elle semblait naturellement fourrée, comme certains vautours dont le plumage épais, uni, fauve et doux, a l'air d'une sorte de pelage. Au milieu de ce plumage naturel, la petite tête recourbait son bec d'oiseau et les yeux à fleur de tête étaient perçants et bleus.
Tel jour, je venais de me promener de long en large dans la rue pendant des heures sans apercevoir Mme de Guermantes, quand tout d'un coup, au fond d'une boutique de crémier cachée entre deux hôtels dans ce quartier aristocratique et populaire, se détachait le visage confus et nouveau d'une femme élégante qui était en train de se faire montrer des « petits suisses » et, avant que j'eusse eu le temps de la distinguer, venait me frapper, comme un éclair qui aurait mis moins de temps à arriver à moi que le reste de l'image, le regard de la duchesse ; une autre fois, ne l'ayant pas rencontrée et entendant sonner midi, je comprenais que ce n'était plus la peine de rester à attendre, je reprenais tristement le chemin de la maison ; et, absorbé dans ma déception, regardant sans la voir une voiture qui s'éloignait, je comprenais tout d'un coup que le mouvement de tête qu'une dame avait fait de la portière était pour moi et que cette dame, dont les traits dénoués et pâles, ou au contraire tendus et vifs, composaient sous un chapeau rond, au bas d'une haute aigrette, le visage d'une étrangère que j'avais cru ne pas reconnaître, était Mme de Guermantes par qui je m'étais laissé saluer sans même lui répondre. Et quelquefois je la trouvais en rentrant, au coin de la loge, où le détestable concierge dont je haïssais les coup d'œil investigateurs était en train de lui faire de grands saluts et sans doute aussi des « rapports ». Car tout le personnel des Guermantes, dissimulé derrière les rideaux des fenêtres, épiait en tremblant le dialogue qu'il n'entendait pas et à la suite duquel la duchesse ne manquait pas de priver de ses sorties tel ou tel domestique que le « pipelet » avait vendu. À cause de toutes les apparitions successives de visages différents qu'offrait Mme de Guermantes, visages occupant une étendue relative et variée, tantôt étroite, tantôt vaste, dans l'ensemble de sa toilette, mon amour n'était pas attaché à telle ou telle de ces parties changeantes de chair et d'étoffe qui prenaient, selon les jours, la place des autres et qu'elle pouvait modifier et renouveler presque entièrement sans altérer mon trouble parce qu'à travers elles, à travers le nouveau collet la joue inconnue, je sentais que c'était toujours Mme de Guermantes. Ce que j'aimais, c'était la personne invisible qui mettait en mouvement tout cela, c'était elle, dont l'hostilité me chagrinait, dont l'approche me bouleversait, dont j'eusse voulu capter la vie et chasser les amis. Elle pouvait arborer une plume bleue ou montrer un teint de feu, sans que ses actions perdissent pour moi de leur importance.
Je n'aurais pas senti moi-même que Mme de Guermantes était excédée de me rencontrer tous les jours que je l'aurais indirectement appris du visage plein de froideur, de réprobation et de pitié qui était celui de Françoise quand elle m'aidait à m'apprêter pour ces sorties matinales. Dès que je lui demandais mes affaires, je sentais s'élever un vent contraire dans les traits rétractés et battus de sa figure. Je n'essayais même pas de gagner la confiance de Françoise, je sentais que je n'y arriverais pas. Elle avait, pour savoir immédiatement tout ce qui pouvait nous arriver, à mes parents et à moi, de désagréable, un pouvoir dont la nature m'est toujours restée obscure. Peut-être n'était-il pas surnaturel et aurait-il pu s'expliquer par des moyens d'informations qui lui étaient spéciaux ; c'est ainsi que des peuplades sauvages apprennent certaines nouvelles plusieurs jours avant que la poste les ait apportées à la colonie européenne, et qui leur ont été en réalité transmises, non par télépathie, mais de colline en colline à l'aide de feux allumés. Ainsi dans le cas particulier de mes promenades, peut-être les domestiques de Mme de Guermantes avaient-ils entendu leur maîtresse exprimer sa lassitude de me trouver inévitablement sur son chemin et avaient-ils répété ces propos à Françoise. Mes parents, il est vrai, auraient pu affecter à mon service quelqu'un d'autre que Françoise, je n'y aurais pas gagné. Françoise en un sens était moins domestique que les autres. Dans sa manière de sentir, d'être bonne et pitoyable, d'être dure et hautaine, d'être fine et bornée, d'avoir la peau blanche et les mains rouges, elle était la demoiselle de village dont les parents « étaient bien de chez eux » mais, ruinés, avaient été obligés de la mettre en condition. Sa présence dans notre maison, c'était l'air de la campagne et la vie sociale dans une ferme, il y a cinquante ans, transportés chez nous, grâce à une sorte de voyage inverse où c'est la villégiature qui vient vers le voyageur. Comme la vitrine d'un musée régional l'est par ces curieux ouvrages que les paysannes exécutent et passementent encore dans certaines provinces, notre appartement parisien était décoré par les paroles de Françoise inspirées d'un sentiment traditionnel et local et qui obéissaient à des règles très anciennes. Et elle savait y retracer comme avec des fils de couleur les cerisiers et les oiseaux de son enfance, le lit où était morte sa mère, et qu'elle voyait encore. Mais malgré tout cela, dès qu'elle était entrée à Paris à notre service, elle avait partagé – et à plus forte raison toute autre l'eût fait à sa place – les idées, les jurisprudences d'interprétation des domestiques des autres étages, se rattrapant du respect qu'elle était obligée de nous témoigner, en nous répétant ce que la cuisinière du quatrième disait de grossier à sa maîtresse, et avec une telle satisfaction de domestique, que, pour la première fois de notre vie, nous sentant une sorte de solidarité avec la détestable locataire du quatrième, nous nous disions que peut-être, en effet, nous étions des maîtres. Cette altération du caractère de Françoise était peut-être inévitable. Certaines existences sont si anormales qu'elles doivent engendrer fatalement certaines tares, telle celle que le Roi menait à Versailles entre ses courtisans, aussi étrange que celle d'un pharaon ou d'un doge, et, bien plus que celle du Roi, la vie des courtisans. Celle des domestiques est sans doute d'une étrangeté plus monstrueuse encore et que seule l'habitude nous voile. Mais c'est jusque dans des détails encore plus particuliers que j'aurais été condamné, même si j'avais renvoyé Françoise, à garder le même domestique. Car divers autres purent entrer plus tard à mon service ; déjà pourvus des défauts généraux des domestiques, ils n'en subissaient pas moins chez moi une rapide transformation. Comme les lois de l'attaque commandent celles de la riposte, pour ne pas être entamés par les aspérités de mon caractère, tous pratiquaient dans le leur un rentrant identique et au même endroit ; et, en revanche, ils profitaient de mes lacunes pour y installer des avancées. Ces lacunes, je ne les connaissais pas, non plus que les saillants auxquels leur entre-deux donnait lieu, précisément parce qu'elles étaient des lacunes. Mais mes domestiques, en se gâtant peu à peu, me les apprirent. Ce fut par leurs défauts invariablement acquis que j'appris mes défauts naturels et invariables, leur caractère me présenta une sorte d'épreuve négative du mien. Nous nous étions beaucoup moqués autrefois, ma mère et moi, de Mme Sazerat qui disait en parlant des domestiques : « Cette race, cette espèce. » Mais je dois dire que la raison pourquoi je n'avais pas lieu de souhaiter de remplacer Françoise par quelque autre est que cette autre aurait appartenu tout autant et inévitablement à la race générale des domestiques et à l'espèce particulière des miens.
Pour en revenir à Françoise, je n'ai jamais dans ma vie éprouvé une humiliation sans avoir trouvé d'avance sur le visage de Françoise des condoléances toutes prêtes ; et si, lorsque dans ma colère d'être plaint par elle, je tentais de prétendre avoir au contraire remporté un succès, mes mensonges venaient inutilement se briser à son incrédulité respectueuse, mais visible, et à la conscience qu'elle avait de son infaillibilité. Car elle savait la vérité ; elle la taisait et faisait seulement un petit mouvement des lèvres comme si elle avait encore la bouche pleine et finissait un bon morceau. Elle la taisait, du moins je l'ai cru longtemps, car à cette époque-là je me figurais encore que c'était au moyen de paroles qu'on apprend aux autres la vérité. Même les paroles qu'on me disait déposaient si bien leur signification inaltérable dans mon esprit sensible, que je ne croyais pas plus possible que quelqu'un qui m'avait dit m'aimer ne m'aimât pas, que Françoise elle-même n'aurait pu douter, quand elle l'avait lu dans un journal, qu'un prêtre ou un monsieur quelconque fût capable, contre une demande adressée par la poste, de nous envoyer gratuitement un remède infaillible contre toutes les maladies ou un moyen de centupler nos revenus. (En revanche, si notre médecin lui donnait la pommade la plus simple contre le rhume de cerveau, elle si dure aux plus rudes souffrances gémissait de ce qu'elle avait dû renifler, assurant que cela lui « plumait le nez », et qu'on ne savait plus où vivre.) Mais la première, Françoise me donna l'exemple (que je ne devais comprendre que plus tard quand il me fut donné de nouveau et plus douloureusement, comme on le verra dans les derniers volumes de cet ouvrage, par une personne qui m'était plus chère) que la vérité n'a pas besoin d'être dite pour être manifestée, et qu'on peut peut-être la recueillir plus sûrement sans attendre les paroles et sans tenir même aucun compte d'elles, dans mille signes extérieurs, même dans certains phénomènes invisibles, analogues dans le monde des caractères à ce que sont, dans la nature physique, les changements atmosphériques. J'aurais peut-être pu m'en douter, puisque à moi-même, alors, il m'arrivait souvent de dire des choses où il n'y avait nulle vérité, tandis que je la manifestais par tant de confidences involontaires de mon corps et de mes actes (lesquelles étaient fort bien interprétées par Françoise) ; j'aurais peut-être pu m'en douter, mais pour cela il aurait fallu que j'eusse su que j'étais alors quelquefois menteur et fourbe. Or le mensonge et la fourberie étaient chez moi, comme chez tout le monde, commandés d'une façon si immédiate et contingente, et pour sa défensive, par un intérêt particulier, que mon esprit, fixé sur un bel idéal, laissait mon caractère accomplir dans l'ombre ces besognes urgentes et chétives et ne se détournait pas pour les apercevoir. Quand Françoise, le soir, était gentille avec moi, me demandait la permission de s'asseoir dans ma chambre, il me semblait que son visage devenait transparent et que j'apercevais en elle la bonté et la franchise. Mais Jupien, lequel avait des parties d'indiscrétion que je ne connus que plus tard, révéla depuis qu'elle disait que je ne valais pas la corde pour me pendre et que j'avais cherché à lui faire tout le mal possible. Ces paroles de Jupien tirèrent aussitôt devant moi, dans une teinte inconnue, une épreuve de mes rapports avec Françoise si différente de celle sur laquelle je me complaisais souvent à reposer mes regards et où, sans la plus légère indécision, Françoise m'adorait et ne perdait pas une occasion de me célébrer, que je compris que ce n'est pas le monde physique seul qui diffère de l'aspect sous lequel nous le voyons ; que toute réalité est peut-être aussi dissemblable de celle que nous croyons percevoir directement, que les arbres, le soleil et le ciel ne seraient pas tels que nous les voyons, s'ils étaient connus par des êtres ayant des yeux autrement constitués que les nôtres, ou bien possédant pour cette besogne des organes autres que des yeux et qui donneraient des arbres, du ciel et du soleil des équivalents mais non visuels. Telle qu'elle fut, cette brusque échappée que m'ouvrit une fois Jupien sur le monde réel m'épouvanta. Encore ne s'agissait-il que de Françoise dont je ne me souciais guère. En était-il ainsi dans tous les rapports sociaux ? Et jusqu'à quel désespoir cela pourrait-il me mener un jour, s'il en était de même dans l'amour ? C'était le secret de l'avenir. Alors, il ne s'agissait encore que de Françoise. Pensait-elle sincèrement ce qu'elle avait dit à Jupien ? L'avait-elle dit seulement pour brouiller Jupien avec moi, peut-être pour qu'on ne prît pas la fille de Jupien pour la remplacer ? Toujours est-il que je compris l'impossibilité de savoir d'une manière directe et certaine si Françoise m'aimait ou me détestait. Et ainsi ce fut elle qui la première me donna l'idée qu'une personne n'est pas, comme j'avais cru, claire et immobile devant nous avec ses qualités, ses défauts, ses projets, ses intentions à notre égard (comme un jardin qu'on regarde, avec toutes ses plates-bandes, à travers une grille) mais est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer, pour laquelle il n'existe pas de connaissance directe, au sujet de quoi nous nous faisons des croyances nombreuses à l'aide de paroles et même d'actions, lesquelles les unes et les autres ne nous donnent que des renseignements insuffisants et d'ailleurs contradictoires, une ombre où nous pouvons tour à tour imaginer, avec autant de vraisemblance, que brillent la haine et l'amour.
J'aimais vraiment Mme de Guermantes. Le plus grand bonheur que j'eusse pu demander à Dieu eût été de faire fondre sur elle toutes les calamités, et que ruinée, déconsidérée, dépouillée de tous les privilèges qui me séparaient d'elle, n'ayant plus de maison où habiter ni de gens qui consentissent à la saluer, elle vînt me demander asile. Je l'imaginais le faisant. Et même les soirs où quelque changement dans l'atmosphère ou dans ma propre santé amenait dans ma conscience quelque rouleau oublié sur lequel étaient inscrites des impressions d'autrefois, au lieu de profiter des forces de renouvellement qui venaient de naître en moi, au lieu de les employer à déchiffrer en moi-même des pensées qui d'habitude m'échappaient, au lieu de me mettre enfin au travail, je préférais parler tout haut, penser d'une manière mouvementée, extérieure, qui n'était qu'un discours et une gesticulation inutiles, tout un roman purement d'aventures, stérile et sans vérité, où la duchesse, tombée dans la misère, venait m'implorer, moi qui étais devenu par suite de circonstances inverses riche et puissant. Et quand j'avais passé des heures ainsi à imaginer des circonstances, à prononcer les phrases que je dirais à la duchesse en l'accueillant sous mon toit, la situation restait la même ; j'avais, hélas, dans la réalité, choisi précisément pour l'aimer la femme qui réunissait peut-être le plus d'avantages différents et aux yeux de qui, à cause de cela, je ne pouvais espérer avoir aucun prestige ; car elle était aussi riche que le plus riche qui n'eût pas été noble ; sans compter ce charme personnel qui la mettait à la mode, en faisait entre toutes une sorte de reine.
Je sentais que je lui déplaisais en allant chaque matin au-devant d'elle ; mais si même j'avais eu le courage de rester deux ou trois jours sans le faire, peut-être cette abstention qui eût représenté pour moi un tel sacrifice, Mme de Guermantes ne l'eût pas remarquée, ou l'aurait attribuée à quelque empêchement indépendant de ma volonté. Et en effet je n'aurais pu réussir à cesser d'aller sur sa route qu'en m'arrangeant à être dans l'impossibilité de le faire, car le besoin sans cesse renaissant de la rencontrer, d'être pendant un instant l'objet de son attention, la personne à qui s'adressait son salut, ce besoin-là était plus fort que l'ennui de lui déplaire. Il aurait fallu m'éloigner pour quelque temps ; je n'en avais pas le courage. J'y songeais quelquefois. Je disais alors à Françoise de faire mes malles, puis aussitôt après de les défaire. Et comme le démon du pastiche, et de ne pas paraître vieux jeu, altère la forme la plus naturelle et la plus sûre de soi, Françoise, empruntant cette expression au vocabulaire de sa fille, disait que j'étais dingo. Elle n'aimait pas cela, elle disait que je « balançais » toujours, car elle usait, quand elle ne voulait pas rivaliser avec les modernes, du langage de Saint-Simon. Il est vrai qu'elle aimait encore moins quand je parlais en maître. Elle savait que cela ne m'était pas naturel et ne me seyait pas, ce qu'elle traduisait en disant que « le voulu ne m'allait pas ». Je n'aurais eu le courage de partir que dans une direction qui me rapprochât de Mme de Guermantes. Ce n'était pas chose impossible. Ne serait-ce pas en effet me trouver plus près d'elle que je ne l'étais le matin dans la rue, solitaire, humilié, sentant que pas une seule des pensées que j'aurais voulu lui adresser n'arrivait jamais jusqu'à elle, dans ce piétinement sur place de mes promenades, qui pourraient durer indéfiniment sans m'avancer en rien, si j'allais à beaucoup de lieues de Mme de Guermantes, mais chez quelqu'un qu'elle connût, qu'elle sût difficile dans le choix de ses relations et qui m'appréciât, qui pourrait lui parler de moi, et sinon obtenir d'elle ce que je voulais, au moins le lui faire savoir, quelqu'un grâce à qui, en tout cas, rien que parce que j'envisagerais avec lui s'il pourrait se charger ou non de tel ou tel message auprès d'elle, je donnerais à mes songeries solitaires et muettes une forme nouvelle, parlée, active, qui me semblerait un progrès, presque une réalisation. Ce qu'elle faisait durant la vie mystérieuse de la « Guermantes » qu'elle était, cela, qui était l'objet de ma rêverie constante, y intervenir, même de façon indirecte, comme avec un levier, en mettant en œuvre quelqu'un à qui ne fussent pas interdits l'hôtel de la duchesse, ses soirées, la conversation prolongée avec elle, ne serait-ce pas un contact plus distant mais plus effectif que ma contemplation dans la rue tous les matins ?