A la recherche du temps perdu
追忆似水年华
Proust
普鲁斯特
043: soirée des Guermantes
Deuxième partie
Chapitre premier
M. de Charlus dans le monde. – Un médecin. – Face caractéristique de Mme de Vaugoubert. – Mme d'Arpajon, le jet d'eau d'Hubert Robert et la gaieté du grand-duc Wladimir. – Mme d'Amoncourt de Citri, Mme de Saint-Euverte, etc. – Curieuse conversation entre Swann et le prince de Guermantes. – Albertine au téléphone. – Visites en attendant mon dernier et deuxième séjour à Balbec. – Arrivée à Balbec. – Les intermittences du cœur.
Comme je n'étais pas pressé d'arriver à cette soirée des Guermantes où je n'étais pas certain d'être invité, je restais oisif dehors ; mais le jour d'été ne semblait pas avoir plus de hâte que moi à bouger. Bien qu'il fût plus de neuf heures, c'était lui encore qui sur la place de la Concorde donnait à l'obélisque de Louqsor un air de nougat rose. Puis il en modifia la teinte et le changea en une matière métallique, de sorte que l'obélisque ne devint pas seulement plus précieux, mais sembla aminci et presque flexible. On s'imaginait qu'on aurait pu tordre, qu'on avait peut-être déjà légèrement faussé ce bijou. La lune était maintenant dans le ciel comme un quartier d'orange pelé délicatement quoique un peu entamé. Mais elle devait plus tard être faite de l'or le plus résistant. Blottie toute seule derrière elle, une pauvre petite étoile allait servir d'unique compagne à la lune solitaire, tandis que celle-ci, tout en protégeant son amie, mais plus hardie et allant de l'avant, brandirait comme une arme irrésistible, comme un symbole oriental, son ample et merveilleux croissant d'or.
1 Cette division en deux parties (Sodome et Gomorrhe I et II) est celle que Marcel Proust a établie pour la première édition de l'ouvrage.
Devant l'hôtel de la princesse de Guermantes, je rencontrai le duc de Châtellerault ; je ne me rappelais plus qu'une demi-heure auparavant me persécutait encore la crainte – laquelle allait du reste bientôt me ressaisir – de venir sans avoir été invité. On s'inquiète, et c'est parfois longtemps après l'heure du danger, oubliée grâce à la distraction, que l'on se souvient de son inquiétude. Je dis bonjour au jeune duc et pénétrai dans l'hôtel. Mais ici il faut d'abord que je note une circonstance minime, laquelle permettra de comprendre un fait qui suivra bientôt.
Il y avait quelqu'un qui, ce soir-là comme les précédents, pensait beaucoup au duc de Châtellerault, sans soupçonner du reste qui il était : c'était l'huissier (qu'on appelait dans ce temps-là « l'aboyeur ») de Mme de Guermantes. M. de Châtellerault, bien loin d'être un des intimes – comme il était l'un des cousins – de la princesse, était reçu dans son salon pour la première fois. Ses parents, brouillés avec elle depuis dix ans, s'étaient réconciliés depuis quinze jours et, forcés d'être ce soir absents de Paris, avaient chargé leur fils de les représenter. Or, quelques jours auparavant, l'huissier de la princesse avait rencontré dans les Champs-Élysées un jeune homme qu'il avait trouvé charmant mais dont il n'avait pu arriver à établir l'identité. Non que le jeune homme ne se fût montré aussi aimable que généreux. Toutes les faveurs que l'huissier s'était figuré avoir à accorder à un monsieur si jeune, il les avait au contraire reçues. Mais M. de Châtellerault était aussi froussard qu'imprudent ; il était d'autant plus décidé à ne pas dévoiler son incognito qu'il ignorait à qui il avait affaire ; il aurait eu une peur bien plus grande – quoique mal fondée – s'il l'avait su. Il s'était borné à se faire passer pour un Anglais, et à toutes les questions passionnées de l'huissier, désireux de retrouver quelqu'un à qui il devait tant de plaisir et de largesses, le duc s'était borné à répondre, tout le long de l'avenue Gabriel : « I do not speak french. »
Bien que, malgré tout – à cause de l'origine maternelle de son cousin – le duc de Guermantes affectât de trouver un rien de Courvoisier dans le salon de la princesse de Guermantes-Bavière, on jugeait généralement l'esprit d'initiative et la supériorité intellectuelle de cette dame d'après une innovation qu'on ne rencontrait nulle part ailleurs dans ce milieu. Après le dîner, et quelle que fût l'importance du raout qui devait suivre, les sièges, chez la princesse de Guermantes, se trouvaient disposés de telle façon qu'on formait de petits groupes, qui, au besoin, se tournaient le dos. La princesse marquait alors son sens social en allant s'asseoir, comme par préférence, dans l'un d'eux. Elle ne craignait pas du reste d'élire et d'attirer le membre d'un autre groupe. Si, par exemple, elle avait fait remarquer à M. Detaille, lequel avait naturellement acquiescé, combien Mme de Villemur, que sa place dans un autre groupe faisait voir de dos, possédait un joli cou, la princesse n'hésitait pas à élever la voix : « Madame de Villemur, M. Detaille, en grand peintre qu'il est, est en train d'admirer votre cou. » Mme de Villemur sentait là une invite directe à la conversation ; avec l'adresse que donne l'habitude du cheval, elle faisait lentement pivoter sa chaise selon un arc de trois quarts de cercle et, sans déranger en rien ses voisins, faisait presque face à la princesse. « Vous ne connaissez pas M. Detaille ? demandait la maîtresse de maison, à qui l'habile et pudique conversion de son invitée ne suffisait pas. – Je ne le connais pas, mais je connais ses œuvres », répondait Mme de Villemur, d'un air respectueux, engageant, et avec un à-propos que beaucoup enviaient, tout en adressant au célèbre peintre, que l'interpellation n'avait pas suffi à lui présenter d'une manière formelle, un imperceptible salut. « Venez, monsieur Detaille, disait la princesse, je vais vous présenter à Mme de Villemur. » Celle-ci mettait alors autant d'ingéniosité à faire une place à l'auteur du Rêve que tout à l'heure à se tourner vers lui. Et la princesse s'avançait une chaise pour elle-même ; elle n'avait en effet interpellé Mme de Villemur que pour avoir un prétexte de quitter le premier groupe où elle avait passé les dix minutes de règle, et d'accorder une durée égale de présence au second. En trois quarts d'heure, tous les groupes avaient reçu sa visite, laquelle semblait n'avoir été guidée chaque fois que par l'improviste et les prédilections, mais avait surtout pour but de mettre en relief avec quel naturel « une grande dame sait recevoir ». Mais maintenant les invités de la soirée commençaient d'arriver et la maîtresse de maison s'était assise non loin de l'entrée – droite et fière, dans sa majesté quasi royale, les yeux flambant par leur incandescence propre – entre deux Altesses sans beauté et l'ambassadrice d'Espagne.
Je faisais la queue derrière quelques invités arrivés plus tôt que moi. J'avais en face de moi la princesse, de laquelle la beauté ne me fait pas seule sans doute, entre tant d'autres, souvenir de cette fête-là. Mais ce visage de la maîtresse de maison était si parfait, était frappé comme une si belle médaille, qu'il a gardé pour moi une vertu commémorative. La princesse avait l'habitude de dire à ses invités, quand elle les rencontrait quelques jours avant une de ses soirées : « Vous viendrez, n'est-ce pas ? » comme si elle avait un grand désir de causer avec eux. Mais comme, au contraire, elle n'avait à leur parler de rien, dès qu'ils arrivaient devant elle, elle se contentait, sans se lever, d'interrompre un instant sa vaine conversation avec les deux Altesses et l'ambassadrice et de remercier en disant : « C'est gentil d'être venu », non qu'elle trouvât que l'invité eût fait preuve de gentillesse en venant, mais pour accroître encore la sienne ; puis aussitôt le rejetant à la rivière, elle ajoutait : « Vous trouverez M. de Guermantes à l'entrée des jardins », de sorte qu'on partait visiter et qu'on la laissait tranquille. À certains même elle ne disait rien, se contentant de leur montrer ses admirables yeux d'onyx, comme si on était venu seulement à une exposition de pierres précieuses.
La première personne à passer avant moi était le duc de Châtellerault.
Ayant à répondre à tous les sourires, à tous les bonjours de la main qui lui venaient du salon, il n'avait pas aperçu l'huissier. Mais dès le premier instant l'huissier l'avait reconnu. Cette identité qu'il avait tant désiré d'apprendre, dans un instant il allait la connaître. En demandant à son « Anglais » de l'avant-veille quel nom il devait annoncer, l'huissier n'était pas seulement ému, il se jugeait indiscret, indélicat. Il lui semblait qu'il allait révéler à tout le monde (qui pourtant ne se douterait de rien) un secret qu'il était coupable de surprendre de la sorte et d'étaler publiquement. En entendant la réponse de l'invité : « Le duc de Châtellerault », il se sentit troublé d'un tel orgueil qu'il resta un instant muet. Le duc le regarda, le reconnut, se vit perdu, cependant que le domestique, qui s'était ressaisi et connaissait assez son armorial pour compléter de lui-même une appellation trop modeste, hurlait avec l'énergie professionnelle qui se veloutait d'une tendresse intime : « Son Altesse Monseigneur le duc de Châtellerault ! » Mais c'était maintenant mon tour d'être annoncé. Absorbé dans la contemplation de la maîtresse de maison, qui ne m'avait pas encore vu, je n'avais pas songé aux fonctions, terribles pour moi – quoique d'une autre façon que pour M. de Châtellerault – de cet huissier habillé de noir comme un bourreau, entouré d'une troupe de valets aux livrées les plus riantes, solides gaillards prêts à s'emparer d'un intrus et à le mettre à la porte. L'huissier me demanda mon nom, je le lui dis aussi machinalement que le condamné à mort se laisse attacher au billot. Il leva aussitôt majestueusement la tête et, avant que j'eusse pu le prier de m'annoncer à mi-voix pour ménager mon amour-propre si je n'étais pas invité, et celui de la princesse de Guermantes si je l'étais, il hurla les syllabes inquiétantes avec une force capable d'ébranler la voûte de l'hôtel.
L'illustre Huxley (celui dont le neveu occupe actuellement une place prépondérante dans le monde de la littérature anglaise) raconte qu'une de ses malades n'osait plus aller dans le monde parce que souvent, dans le fauteuil même qu'on lui indiquait d'un geste courtois, elle voyait assis un vieux monsieur. Elle était bien certaine que, soit le geste inviteur, soit la présence du vieux monsieur, était une hallucination, car on ne lui aurait pas ainsi désigné un fauteuil déjà occupé. Et quand Huxley, pour la guérir, la força à retourner en soirée, elle eut un instant de pénible hésitation en se demandant si le signe aimable qu'on lui faisait était la chose réelle, ou si, pour obéir à une vision inexistante, elle allait en public s'asseoir sur les genoux d'un monsieur en chair et en os. Sa brève incertitude fut cruelle. Moins peut-être que la mienne. À partir du moment où j'avais perçu le grondement de mon nom, comme le bruit préalable d'un cataclysme possible, je dus, pour plaider en tout cas ma bonne foi et comme si je n'étais tourmenté d'aucun doute, m'avancer vers la princesse d'un air résolu.
Elle m'aperçut comme j'étais à quelques pas d'elle et, ce qui ne me laissa plus douter que j'avais été victime d'une machination, au lieu de rester assise comme pour les autres invités, elle se leva, vint à moi. Une seconde après, je pus pousser le soupir de soulagement de la malade d'Huxley quand, ayant pris le parti de s'asseoir dans le fauteuil, elle le trouva libre et comprit que c'était le vieux monsieur qui était une hallucination. La princesse venait de me tendre la main en souriant. Elle resta quelques instants debout, avec le genre de grâce particulier à la stance de Malherbe qui finit ainsi :
Et pour leur faire honneur les Anges se lever.
Elle s'excusa de ce que la duchesse ne fût pas encore arrivée, comme si je devais m'ennuyer sans elle. Pour me dire ce bonjour, elle exécuta autour de moi, en me tenant la main, un tournoiement plein de grâce, dans le tourbillon duquel je me sentais emporté. Je m'attendais presque à ce qu'elle me remît alors, telle une conductrice de cotillon, une canne à bec d'ivoire, ou une montre-bracelet. Elle ne me donna à vrai dire rien de tout cela, et comme si au lieu de danser le boston elle avait plutôt écouté un sacro-saint quatuor de Beethoven dont elle eût craint de troubler les sublimes accents, elle arrêta là la conversation, ou plutôt ne la commença pas et, radieuse encore de m'avoir vu entrer, me fit part seulement de l'endroit où se trouvait le prince.
Je m'éloignai d'elle et n'osai plus m'en rapprocher, sentant qu'elle n'avait absolument rien à me dire et que, dans son immense bonne volonté, cette femme merveilleusement haute et belle, noble comme l'étaient tant de grandes dames qui montèrent si fièrement à l'échafaud, n'aurait pu, faute d'oser m'offrir de l'eau de mélisse, que me répéter ce qu'elle m'avait déjà dit deux fois : « Vous trouverez le prince dans le jardin. » Or, aller auprès du prince, c'était sentir renaître sous une autre forme mes doutes.
En tout cas fallait-il trouver quelqu'un qui me présentât. On entendait, dominant toutes les conversations, l'intarissable jacassement de M. de Charlus, lequel causait avec Son Excellence le duc de Sidonia, dont il venait de faire la connaissance. De profession à profession, on se devine, et de vice à vice aussi. M. de Charlus et M. de Sidonia avaient chacun immédiatement flairé celui de l'autre, et qui, pour tous les deux, était, dans le monde, d'être monologuistes, au point de ne pouvoir souffrir aucune interruption. Ayant jugé tout de suite que le mal était sans remède, comme dit un célèbre sonnet, ils avaient pris la détermination, non de se taire, mais de parler chacun sans s'occuper de ce que dirait l'autre. Cela avait réalisé ce bruit confus, produit dans les comédies de Molière par plusieurs personnes qui disent ensemble des choses différentes. Le baron, avec sa voix éclatante, était du reste certain d'avoir le dessus, de couvrir la voix faible de M. de Sidonia ; sans décourager ce dernier pourtant car, lorsque M. de Charlus reprenait un instant haleine, l'intervalle était rempli par le susurrement du grand d'Espagne qui avait continué imperturbablement son discours. J'aurais bien demandé à M. de Charlus de me présenter au prince de Guermantes, mais je craignais (avec trop de raison) qu'il ne fût fâché contre moi. J'avais agi envers lui de la façon la plus ingrate en laissant pour la seconde fois tomber ses offres et en ne lui donnant pas signe de vie depuis le soir où il m'avait si affectueusement reconduit à la maison. Et pourtant je n'avais nullement comme excuse anticipée la scène que je venais de voir, cet après-midi même, se passer entre Jupien et lui. Je ne soupçonnais rien de pareil. Il est vrai que peu de temps auparavant, comme mes parents me reprochaient ma paresse et de n'avoir pas encore pris la peine d'écrire un mot à M. de Charlus, je leur avais violemment reproché de vouloir me faire accepter des propositions déshonnêtes. Mais seuls la colère, le désir de trouver la phrase qui pouvait leur être le plus désagréable m'avaient dicté cette réponse mensongère. En réalité, je n'avais rien imaginé de sensuel, ni même de sentimental, sous les offres du baron. J'avais dit cela à mes parents comme une folie pure. Mais quelquefois l'avenir habite en nous sans que nous le sachions, et nos paroles qui croient mentir dessinent une réalité prochaine.
M. de Charlus m'eût sans doute pardonné mon manque de reconnaissance. Mais ce qui le rendait furieux, c'est que ma présence ce soir chez la princesse de Guermantes, comme depuis quelque temps chez sa cousine, paraissait narguer la déclaration solennelle : « On n'entre dans ces salons-là que par moi. » Faute grave, crime peut-être inexpiable, je n'avais pas suivi la voie hiérarchique. M. de Charlus savait bien que les tonnerres qu'il brandissait contre ceux qui ne se pliaient pas à ses ordres, ou qu'il avait pris en haine, commençaient à passer, selon beaucoup de gens, quelque rage qu'il y mît, pour des tonnerres en carton, et n'avaient plus la force de chasser n'importe qui de n'importe où. Mais peut-être croyait-il que son pouvoir amoindri, grand encore, restait intact aux yeux des novices tels que moi. Aussi ne le jugeai-je pas très bien choisi pour lui demander un service dans une fête où ma présence seule semblait un ironique démenti à ses prétentions.
Je fus à ce moment arrêté par un homme assez vulgaire, le professeur E... Il avait été surpris de m'apercevoir chez les Guermantes. Je ne l'étais pas moins de l'y trouver, car jamais on n'avait vu, et on ne vit dans la suite, chez la princesse, un personnage de sa sorte. Il venait de guérir le prince, déjà administré, d'une pneumonie infectieuse, et la reconnaissance toute particulière qu'en avait pour lui Mme de Guermantes était cause qu'on avait rompu avec les usages et qu'on l'avait invité. Comme il ne connaissait absolument personne dans ces salons et ne pouvait y rôder indéfiniment seul, comme un ministre de la mort, m'ayant reconnu, il s'était senti, pour la première fois de sa vie, une infinité de choses à me dire, ce qui lui permettait de prendre une contenance, et c'était une des raisons pour lesquelles il s'était avancé vers moi. Il y en avait une autre. Il attachait beaucoup d'importance à ne jamais faire d'erreur de diagnostic. Or son courrier était si nombreux qu'il ne se rappelait pas toujours très bien, quand il n'avait vu qu'une fois un malade, si la maladie avait bien suivi le cours qu'il lui avait assigné. On n'a peut-être pas oublié qu'au moment de l'attaque de ma grand'mère, je l'avais conduite chez lui le soir où il se faisait coudre tant de décorations. Depuis le temps écoulé, il ne se rappelait plus le faire-part qu'on lui avait envoyé à l'époque. « Madame votre grand'mère est bien morte, n'est-ce pas ? me dit-il d'une voix où une quasi-certitude calmait une légère appréhension. Ah ! En effet ! Du reste dès la première minute où je l'ai vue, mon pronostic avait été tout à fait sombre, je me souviens très bien. »
C'est ainsi que le professeur E... apprit ou rapprit la mort de ma grand'mère, et, je dois le dire à sa louange, qui est celle du corps médical tout entier, sans manifester, sans éprouver peut-être de satisfaction. Les erreurs des médecins sont innombrables. Ils pèchent d'habitude par optimisme quant au régime, par pessimisme quant au dénouement. « Du vin ? en quantité modérée cela ne peut vous faire du mal, c'est en somme un tonifiant... Le plaisir physique ? après tout c'est une fonction. Je vous le permets sans abus, vous m'entendez bien. L'excès en tout est un défaut. » Du coup, quelle tentation pour le malade de renoncer à ces deux résurrecteurs, l'eau et la chasteté. En revanche, si l'on a quelque chose au cœur, de l'albumine, etc., on n'en a pas pour longtemps. Volontiers, des troubles graves, mais fonctionnels, sont attribués à un cancer imaginé. Il est inutile de continuer des visites qui ne sauraient enrayer un mal inéluctable. Que le malade, livré à lui-même, s'impose alors un régime implacable, et ensuite guérisse ou tout au moins survive, le médecin, salué par lui avenue de l'Opéra quand il le croyait depuis longtemps au Père-Lachaise, verra dans ce coup de chapeau un geste de narquoise insolence. Une innocente promenade effectuée à son nez et à sa barbe ne causerait pas plus de colère au président d'assises qui, deux ans auparavant, a prononcé contre le badaud, qui semble sans crainte, une condamnation à mort. Les médecins (il ne s'agit pas de tous, bien entendu, et nous n'omettons pas, mentalement, d'admirables exceptions) sont en général plus mécontents, plus irrités de l'infirmation de leur verdict que joyeux de son exécution. C'est ce qui explique que le professeur E..., quelque satisfaction intellectuelle qu'il ressentît sans doute à voir qu'il ne s'était pas trompé, sut ne me parler que tristement du malheur qui nous avait frappés. Il ne tenait pas à abréger la conversation, qui lui fournissait une contenance et une raison de rester. Il me parla de la grande chaleur qu'il faisait ces jours-ci, mais, bien qu'il fût lettré et eût pu s'exprimer en bon français, il me dit : « Vous ne souffrez pas de cette hyperthermie ? » C'est que la médecine a fait quelques petits progrès dans ses connaissances depuis Molière, mais aucun dans son vocabulaire. Mon interlocuteur ajouta : « Ce qu'il faut, c'est éviter les sudations que cause, surtout dans les salons surchauffés, un temps pareil. Vous pouvez y remédier, quand vous rentrez et avez envie de boire, par la chaleur » (ce qui signifie évidemment des boissons chaudes).
À cause de la façon dont était morte ma grand'mère, le sujet m'intéressait et j'avais lu récemment dans un livre d'un grand savant que la transpiration était nuisible aux reins en faisant passer par la peau ce dont l'issue est ailleurs. Je déplorais ces temps de canicule par lesquels ma grand'mère était morte et n'étais pas loin de les incriminer. Je n'en parlai pas au docteur E..., mais de lui-même il me dit : « L'avantage de ces temps très chauds, où la transpiration est très abondante, c'est que le rein en est soulagé d'autant. » La médecine n'est pas une science exacte.
Accroché à moi, le professeur E... ne demandait qu'à ne pas me quitter. Mais je venais d'apercevoir, faisant à la princesse de Guermantes de grandes révérences de droite et de gauche, après avoir reculé d'un pas, le marquis de Vaugoubert. M. de Norpois m'avait dernièrement fait faire sa connaissance et j'espérais que je trouverais en lui quelqu'un qui fût capable de me présenter au maître de maison. Les proportions de cet ouvrage ne me permettent pas d'expliquer ici à la suite de quels incidents de jeunesse M. de Vaugoubert était un des seuls hommes du monde (peut-être le seul) qui se trouvât ce qu'on appelle à Sodome être « en confidences » avec M. de Charlus. Mais si notre ministre auprès du roi Théodose avait quelques-uns des mêmes défauts que le baron, ce n'était qu'à l'état de bien pâle reflet. C'était seulement sous une forme infiniment adoucie, sentimentale et niaise qu'il présentait ces alternances de sympathie et de haine par où le désir de charmer, et ensuite la crainte – également imaginaire – d'être, sinon méprisé, du moins découvert, faisait passer le baron. Rendues ridicules par une chasteté, un « platonisme » (auxquels en grand ambitieux il avait, dès l'âge du concours, sacrifié tout plaisir), par sa nullité intellectuelle surtout, ces alternances, M. de Vaugoubert les présentait pourtant. Mais tandis que chez M. de Charlus les louanges immodérées étaient clamées avec un véritable éclat d'éloquence, et assaisonnées des plus fines, des plus mordantes railleries et qui marquaient un homme à jamais, chez M. de Vaugoubert, au contraire, la sympathie était exprimée avec la banalité d'un homme de dernier ordre, d'un homme du grand monde, et d'un fonctionnaire, les griefs (forgés généralement de toutes pièces comme chez le baron) par une malveillance sans trêve mais sans esprit et qui choquait d'autant plus qu'elle était d'habitude en contradiction avec les propos que le ministre avait tenus six mois avant et tiendrait peut-être à nouveau dans quelque temps : régularité dans le changement qui donnait une poésie presque astronomique aux diverses phases de la vie de M. de Vaugoubert, bien que sans cela personne moins que lui ne fît penser à un astre.
Le bonsoir qu'il me rendit n'avait rien de celui qu'aurait eu M. de Charlus. À ce bonsoir M. de Vaugoubert, outre les mille façons qu'il croyait celles du monde et de la diplomatie, donnait un air cavalier, fringant, souriant, pour sembler, d'une part, ravi de l'existence – alors qu'il remâchait intérieurement les déboires d'une carrière sans avancement et menacée d'une mise à la retraite – d'autre part, jeune, viril et charmant, alors qu'il voyait et n'osait même plus aller regarder dans sa glace les rides se figer aux entours d'un visage qu'il eût voulu garder plein de séductions. Ce n'est pas qu'il eût souhaité des conquêtes effectives, dont la seule pensée lui faisait peur à cause du qu'en-dira-t-on, des éclats, des chantages. Ayant passé d'une débauche presque infantile à la continence absolue datant du jour où il avait pensé au quai d'Orsay et voulu faire une grande carrière, il avait l'air d'une bête en cage, jetant dans tous les sens des regards qui exprimaient la peur, l'appétence et la stupidité. La sienne était telle qu'il ne réfléchissait pas que les voyous de son adolescence n'étaient plus des gamins et que, quand un marchand de journaux lui criait en plein nez : La Presse ! plus encore que de désir il frémissait d'épouvante, se croyant reconnu et dépisté.
Mais à défaut des plaisirs sacrifiés à l'ingratitude du quai d'Orsay, M. de Vaugoubert – et c'est pour cela qu'il aurait voulu plaire encore – avait de brusques élans de cœur. Dieu sait de combien de lettres il assommait le ministère (quelles ruses personnelles il déployait, combien de prélèvements il opérait sur le crédit de Mme de Vaugoubert qu'à cause de sa corpulence, de sa haute naissance, de son air masculin, et surtout à cause de la médiocrité du mari, on croyait douée de capacités éminentes et remplissant les vraies fonctions de ministre) pour faire entrer sans aucune raison valable un jeune homme dénué de tout mérite dans le personnel de la légation. Il est vrai que quelques mois, quelques années après, pour peu que l'insignifiant attaché parût, sans l'ombre d'une mauvaise intention, avoir donné des marques de froideur à son chef, celui-ci se croyant méprisé ou trahi mettait la même ardeur hystérique à le punir que jadis à le combler. Il remuait ciel et terre pour qu'on le rappelât, et le directeur des Affaires politiques recevait journellement une lettre : « Qu'attendez-vous pour me débarrasser de ce lascar-là. Dressez-le un peu, dans son intérêt. Ce dont il a besoin c'est de manger un peu de vache enragée. » Le poste d'attaché auprès du roi Théodose était à cause de cela peu agréable. Mais pour tout le reste, grâce à son parfait bon sens d'homme du monde, M. de Vaugoubert était un des meilleurs agents du Gouvernement français à l'étranger. Quand un homme prétendu supérieur, jacobin, qui était savant en toutes choses, le remplaça plus tard, la guerre ne tarda pas à éclater entre la France et le pays dans lequel régnait le roi.
M. de Vaugoubert comme M. de Charlus n'aimait pas dire bonjour le premier. L'un et l'autre préféraient « répondre », craignant toujours les potins que celui auquel ils eussent sans cela tendu la main avait pu entendre sur leur compte depuis qu'ils ne l'avaient vu. Pour moi, M. de Vaugoubert n'eut pas à se poser la question, j'étais en effet allé le saluer le premier, ne fût-ce qu'à cause de la différence d'âge. Il me répondit d'un air émerveillé et ravi, ses deux yeux continuant à s'agiter comme s'il y avait eu de la luzerne défendue à brouter de chaque côté. Je pensai qu'il était convenable de solliciter de lui ma présentation à Mme de Vaugoubert avant celle au prince, dont je comptais ne lui parler qu'ensuite. L'idée de me mettre en rapports avec sa femme parut le remplir de joie pour lui comme pour elle et il me mena d'un pas délibéré vers la marquise. Arrivé devant elle et me désignant de la main et des yeux, avec toutes les marques de considération possibles, il resta néanmoins muet et se retira au bout de quelques secondes, d'un air frétillant, pour me laisser seul avec sa femme. Celle-ci m'avait aussitôt tendu la main, mais sans savoir à qui cette marque d'amabilité s'adressait, car je compris que M. de Vaugoubert avait oublié comment je m'appelais, peut-être même ne m'avait pas reconnu et, n'ayant pas voulu, par politesse, me l'avouer, avait fait consister la présentation en une simple pantomime. Aussi je n'étais pas plus avancé ; comment me faire présenter au maître de la maison par une femme qui ne savait pas mon nom ? De plus, je me voyais forcé de causer quelques instants avec Mme de Vaugoubert. Et cela m'ennuyait à deux points de vue. Je ne tenais pas à m'éterniser dans cette fête car j'avais convenu avec Albertine (je lui avais donné une loge pour Phèdre) qu'elle viendrait me voir un peu avant minuit. Certes je n'étais nullement épris d'elle ; j'obéissais en la faisant venir ce soir à un désir tout sensuel, bien qu'on fût à cette époque torride de l'année où la sensualité libérée visite plus volontiers les organes du goût, recherche surtout la fraîcheur. Plus que du baiser d'une jeune fille elle a soif d'une orangeade, d'un bain, voire de contempler cette lune épluchée et juteuse qui désaltérait le ciel. Mais pourtant je comptais me débarrasser, aux côtés d'Albertine – laquelle du reste me rappelait la fraîcheur du flot – des regrets que ne manqueraient pas de me laisser bien des visages charmants (car c'était aussi bien une soirée de jeunes filles que de dames que donnait la princesse). D'autre part, celui de l'imposante Mme de Vaugoubert, bourbonien et morose, n'avait rien d'attrayant.
On disait au ministère, sans y mettre ombre de malice, que, dans le ménage, c'était le mari qui portait les jupes et la femme les culottes. Or il y avait plus de vérité là dedans qu'on ne le croyait. Mme de Vaugoubert, c'était un homme. Avait-elle toujours été ainsi, ou était-elle devenue ce que je la voyais, peu importe, car dans l'un et l'autre cas on a affaire à l'un des plus touchants miracles de la nature et qui, le second surtout, font ressembler le règne humain au règne des fleurs. Dans la première hypothèse : – si la future Mme de Vaugoubert avait toujours été aussi lourdement hommasse – la nature, par une ruse diabolique et bienfaisante, donne à la jeune fille l'aspect trompeur d'un homme. Et l'adolescent qui n'aime pas les femmes et veut guérir trouve avec joie ce subterfuge de découvrir une fiancée qui lui représente un fort aux halles. Dans le cas contraire, si la femme n'a d'abord pas les caractères masculins, elle les prend peu à peu, pour plaire à son mari, même inconsciemment, par cette sorte de mimétisme qui fait que certaines fleurs se donnent l'apparence des insectes qu'elles veulent attirer. Le regret de ne pas être aimée, de ne pas être homme la virilise. Même en dehors du cas qui nous occupe, qui n'a remarqué combien les couples les plus normaux finissent par se ressembler, quelquefois même par interchanger leurs qualités ? Un ancien chancelier allemand, le prince de Bulow, avait épousé une Italienne. À la longue, sur le Pincio, on remarqua combien l'époux germanique avait pris de finesse italienne, et la princesse italienne de rudesse allemande. Pour sortir jusqu'à un point excentrique des lois que nous traçons, chacun connaît un éminent diplomate français dont l'origine n'était rappelée que par son nom, un des plus illustres de l'Orient. En mûrissant, en vieillissant, s'est révélé en lui l'Oriental qu'on n'avait jamais soupçonné, et en le voyant on regrette l'absence du fez qui le compléterait.
Pour en revenir à des mœurs fort ignorées de l'ambassadeur dont nous venons d'évoquer la silhouette ancestralement épaissie, Mme de Vaugoubert réalisait le type, acquis ou prédestiné, dont l'image immortelle est la princesse Palatine, toujours en habit de cheval et ayant pris de son mari plus que la virilité, épousant les défauts des hommes qui n'aiment pas les femmes, dénonçant dans ses lettres de commère les relations qu'ont entre eux tous les grands seigneurs de la cour de Louis XIV. Une des causes qui ajoutent encore à l'air masculin des femmes telles que Mme de Vaugoubert est que l'abandon où elles sont laissées par leur mari, la honte qu'elles en éprouvent, flétrissent peu à peu chez elles tout ce qui est de la femme. Elles finissent par prendre les qualités et les défauts que le mari n'a pas. Au fur et à mesure qu'il est plus frivole, plus efféminé, plus indiscret, elles deviennent comme l'effigie sans charme des vertus que l'époux devrait pratiquer.
Des traces d'opprobre, d'ennui, d'indignation, ternissaient le visage régulier de Mme de Vaugoubert. Hélas, je sentais qu'elle me considérait avec intérêt et curiosité comme un de ces jeunes hommes qui plaisaient à M. de Vaugoubert, et qu'elle aurait tant voulu être maintenant que son mari vieillissant préférait la jeunesse. Elle me regardait avec l'attention de ces personnes de province qui, dans un catalogue de magasin de nouveautés, copient la robe tailleur si seyante à la jolie personne dessinée (en réalité la même à toutes les pages, mais multipliée illusoirement en créatures différentes grâce à la différence des poses et à la variété des toilettes.) L'attrait végétal qui poussait vers moi Mme de Vaugoubert était si fort qu'elle alla jusqu'à m'empoigner le bras pour que je la conduisisse boire un verre d'orangeade. Mais je me dégageai en alléguant que moi, qui allais bientôt partir, je ne m'étais pas fait présenter encore au maître de la maison.
La distance qui me séparait de l'entrée des jardins où il causait avec quelques personnes n'était pas bien grande. Mais elle me faisait plus peur que si pour la franchir il eût fallu s'exposer à un feu continu. Beaucoup de femmes par qui il me semblait que j'eusse pu me faire présenter étaient dans le jardin où, tout en feignant une admiration exaltée, elles ne savaient pas trop que faire. Les fêtes de ce genre sont en général anticipées. Elles n'ont guère de réalité que le lendemain, où elles occupent l'attention des personnes qui n'ont pas été invitées. Un véritable écrivain, dépourvu du sot amour-propre de tant de gens de lettres, si, lisant l'article d'un critique qui lui a toujours témoigné la plus grande admiration, il voit cités les noms d'auteurs médiocres mais pas le sien, n'a pas le loisir de s'arrêter à ce qui pourrait être pour lui un sujet d'étonnement, ses livres le réclament. Mais une femme du monde n'a rien à faire, et en voyant dans le Figaro : « Hier le prince et la princesse de Guermantes ont donné une grande soirée, etc. », elle s'exclame : « Comment ! j'ai, il y a trois jours, causé une heure avec Marie Gilbert sans qu'elle m'en dise rien ! » et elle se casse la tête pour savoir ce qu'elle a pu faire aux Guermantes. Il faut dire qu'en ce qui concernait les fêtes de la princesse, l'étonnement était quelquefois aussi grand chez les invités que chez ceux qui ne l'étaient pas. Car elles explosaient au moment où on les attendait le moins, et faisaient appel à des gens que Mme de Guermantes avait oubliés pendant des années. Et presque tous les gens du monde sont si insignifiants que chacun de leurs pareils ne prend, pour les juger, que la mesure de leur amabilité, invité les chérit, exclu les déteste. Pour ces derniers, si, en effet, souvent la princesse, même s'ils étaient de ses amis, ne les conviait pas, cela tenait souvent à sa crainte de mécontenter « Palamède » qui les avait excommuniés. Aussi pouvais-je être certain qu'elle n'avait pas parlé de moi à M. de Charlus, sans quoi je ne me fusse pas trouvé là. Il s'était maintenant accoudé devant le jardin, à côté de l'ambassadeur d'Allemagne, à la rampe du grand escalier qui ramenait dans l'hôtel, de sorte que les invités, malgré les trois ou quatre admiratrices qui s'étaient groupées autour du baron et le masquaient presque, étaient forcés de venir lui dire bonsoir. Il y répondait en nommant les gens par leur nom. Et on entendait successivement : « Bonsoir, monsieur du Hazay, bonsoir madame de La Tour du Pin-Verclause, bonsoir madame de La Tour du Pin-Gouvernet, bonsoir Philibert, bonsoir ma chère Ambassadrice, etc. » Cela faisait un glapissement continu qu'interrompaient des recommandations bénévoles ou des questions (desquelles il n'écoutait pas la réponse), et que M. de Charlus adressait d'un ton radouci, factice afin de témoigner l'indifférence, et bénin : « Prenez garde que la petite n'ait pas froid, les jardins c'est toujours un peu humide. Bonsoir madame de Brantes. Bonsoir madame de Mecklembourg. Est-ce que la jeune fille est venue ? A-t-elle mis la ravissante robe rose ? Bonsoir Saint-Géran. » Certes il y avait de l'orgueil dans cette attitude. M. de Charlus savait qu'il était un Guermantes occupant une place prépondérante dans cette fête. Mais il n'y avait pas que de l'orgueil, et ce mot même de fête évoquait, pour l'homme aux dons esthétiques, le sens luxueux, curieux, qu'il peut avoir si cette fête est donnée non chez des gens du monde, mais dans un tableau de Carpaccio ou de Véronèse. Il est même plus probable que le prince allemand qu'était M. de Charlus devait plutôt se représenter la fête qui se déroule dans Tannhäuser, et lui-même comme le Margrave, ayant, à l'entrée de la Warburg, une bonne parole condescendante pour chacun des invités, tandis que leur écoulement dans le château ou le parc est salué par la longue phrase, cent fois reprise, de la fameuse « Marche ».
Il fallait pourtant me décider. Je reconnaissais bien sous les arbres des femmes avec qui j'étais plus ou moins lié, mais elles semblaient transformées parce qu'elles étaient chez la princesse et non chez sa cousine, et que je les voyais assises non devant une assiette de Saxe mais sous les branches d'un marronnier. L'élégance du milieu n'y faisait rien. Eût-elle été infiniment moindre que chez « Oriane », le même trouble eût existé en moi. Que l'électricité vienne à s'éteindre dans notre salon et qu'on doive la remplacer par des lampes à huile, tout nous paraît changé. Je fus tiré de mon incertitude par Mme de Souvré. « Bonsoir, me dit-elle en venant à moi. Y a-t-il longtemps que vous n'avez vu la duchesse de Guermantes ? » Elle excellait à donner à ce genre de phrases une intonation qui prouvait qu'elle ne les débitait pas par bêtise pure comme les gens qui, ne sachant pas de quoi parler, vous abordent mille fois en citant une relation commune, souvent très vague. Elle eut au contraire un fin fil conducteur du regard qui signifiait : « Ne croyez pas que je ne vous aie pas reconnu. Vous êtes le jeune homme que j'ai vu chez la duchesse de Guermantes. Je me rappelle très bien. » Malheureusement cette protection qu'étendait sur moi cette phrase d'apparence stupide et d'intention délicate était extrêmement fragile et s'évanouit aussitôt que je voulus en user. Madame de Souvré avait l'art, s'il s'agissait d'appuyer une sollicitation auprès de quelqu'un de puissant, de paraître à la fois aux yeux du solliciteur le recommander, et aux yeux du haut personnage ne pas recommander ce solliciteur, de manière que ce geste à double sens lui ouvrait un crédit de reconnaissance envers ce dernier sans lui créer aucun débit vis-à-vis de l'autre. Encouragé par la bonne grâce de cette dame à lui demander de me présenter à M. de Guermantes, elle profita d'un moment où les regards du maître de maison n'étaient pas tournés vers nous, me prit maternellement par les épaules et, souriant à la figure détournée du prince qui ne pouvait pas la voir, elle me poussa vers lui d'un mouvement prétendu protecteur et volontairement inefficace qui me laissa en panne presque à mon point de départ. Telle est la lâcheté des gens du monde.
Celle d'une dame qui vint me dire bonjour en m'appelant par mon nom fut plus grande encore. Je cherchais à retrouver le sien tout en lui parlant ; je me rappelais très bien avoir dîné avec elle, je me rappelais des mots qu'elle avait dits. Mais mon attention, tendue vers la région intérieure où il y avait ces souvenirs d'elle, ne pouvait y découvrir ce nom. Il était là pourtant. Ma pensée avait engagé comme une espèce de jeu avec lui pour saisir ses contours, la lettre par laquelle il commençait, et l'éclairer enfin tout entier. C'était peine perdue, je sentais à peu près sa masse, son poids, mais pour ses formes, les confrontant au ténébreux captif blotti dans la nuit intérieure, je me disais : « Ce n'est pas cela. » Certes mon esprit aurait pu créer les noms les plus difficiles. Par malheur il n'avait pas à créer mais à reproduire. Toute action de l'esprit est aisée si elle n'est pas soumise au réel. Là, j'étais forcé de m'y soumettre. Enfin d'un coup le nom vint tout entier : « Madame d'Arpajon. » J'ai tort de dire qu'il vint, car il ne m'apparut pas, je crois, dans une propulsion de lui-même. Je ne pense pas non plus que les légers et nombreux souvenirs qui se rapportaient à cette dame, et auxquels je ne cessais de demander de m'aider (par des exhortations comme celle-ci : « Voyons, c'est cette dame qui est amie de Mme de Souvré, qui éprouve à l'endroit de Victor Hugo une admiration si naïve, mêlée de tant d'effroi et d'horreur »), je ne crois pas que tous ces souvenirs, voletant entre moi et son nom, aient servi en quoi que ce soit à le renflouer. Dans ce grand « cache-cache » qui se joue dans la mémoire quand on veut retrouver un nom, il n'y a pas une série d'approximations graduées. On ne voit rien, puis tout d'un coup apparaît le nom exact et fort différent de ce qu'on croyait deviner. Ce n'est pas lui qui est venu à nous. Non, je crois plutôt qu'au fur et à mesure que nous vivons, nous passons notre temps à nous éloigner de la zone où un nom est distinct, et c'est par un exercice de ma volonté et de mon attention, qui augmentait l'acuité de mon regard intérieur, que tout d'un coup j'avais percé la demi-obscurité et vu clair. En tout cas, s'il y a des transitions entre l'oubli et le souvenir, alors ces transitions sont inconscientes. Car les noms d'étape par lesquels nous passons, avant de trouver le nom vrai, sont, eux, faux, et ne nous rapprochent en rien de lui. Ce ne sont même pas à proprement parler des noms, mais souvent de simples consonnes et qui ne se retrouvent pas dans le nom retrouvé. D'ailleurs ce travail de l'esprit passant du néant à la réalité est si mystérieux, qu'il est possible, après tout, que ces consonnes fausses soient des perches préalables, maladroitement tendues pour nous aider à nous accrocher au nom exact. « Tout ceci, dira le lecteur, ne nous apprend rien sur le manque de complaisance de cette dame ; mais puisque vous vous êtes si longtemps arrêté, laissez-moi, monsieur l'auteur, vous faire perdre une minute de plus pour vous dire qu'il est fâcheux que, jeune comme vous l'étiez (ou comme était votre héros s'il n'est pas vous), vous eussiez déjà si peu de mémoire, que de ne pouvoir vous rappeler le nom d'une dame que vous connaissiez fort bien. » C'est très fâcheux en effet, monsieur le lecteur. Et plus triste que vous croyez quand on y sent l'annonce du temps où les noms et les mots disparaîtront de la zone claire de la pensée, et où il faudra, pour jamais, renoncer à se nommer à soi-même ceux qu'on a le mieux connus. C'est fâcheux en effet qu'il faille ce labeur dès la jeunesse pour retrouver des noms qu'on connaît bien. Mais si cette infirmité ne se produisait que pour des noms à peine connus, très naturellement oubliés, et dont on ne voulût pas prendre la fatigue de se souvenir, cette infirmité-là ne serait pas sans avantages. « Et lesquels, je vous prie ? » Hé, monsieur, c'est que le mal seul fait remarquer et apprendre et permet de décomposer les mécanismes que sans cela on ne connaîtrait pas. Un homme qui chaque soir tombe comme une masse dans son lit et ne vit plus jusqu'au moment de s'éveiller et de se lever, cet homme-là songera-t-il jamais à faire, sinon de grandes découvertes, au moins de petites remarques sur le sommeil ? À peine sait-il s'il dort. Un peu d'insomnie n'est pas inutile pour apprécier le sommeil, projeter quelque lumière dans cette nuit. Une mémoire sans défaillance n'est pas un très puissant excitateur à étudier les phénomènes de mémoire. « Enfin, Mme d'Arpajon vous présenta-t-elle au prince ? » Non, mais taisez-vous et laissez-moi reprendre mon récit.
Mme d'Arpajon fut plus lâche encore que Mme de Souvré, mais sa lâcheté avait plus d'excuses. Elle savait qu'elle avait toujours eu peu de pouvoir dans la société. Ce pouvoir avait été encore affaibli par la liaison qu'elle avait eue avec le duc de Guermantes ; l'abandon de celui-ci y porta le dernier coup. La mauvaise humeur que lui causa ma demande de me présenter au Prince détermina chez elle un silence qu'elle eut la naïveté de croire un semblant de n'avoir pas entendu ce que j'avais dit. Elle ne s'aperçut même pas que la colère lui faisait froncer les sourcils. Peut-être au contraire s'en aperçut-elle, ne se soucia pas de la contradiction, et s'en servit pour la leçon de discrétion qu'elle pouvait me donner sans trop de grossièreté, je veux dire une leçon muette et qui n'était pas pour cela moins éloquente.
D'ailleurs, Mme d'Arpajon était fort contrariée ; beaucoup de regards s'étant levés vers un balcon Renaissance à l'angle duquel, au lieu des statues monumentales qu'on y avait appliquées si souvent à cette époque, se penchait, non moins sculpturale qu'elles, la magnifique duchesse de Surgis-le-Duc, celle qui venait de succéder à Mme d'Arpajon dans le cœur de Basin de Guermantes. Sous le léger tulle blanc qui la protégeait de la fraîcheur nocturne on voyait, souple, son corps envolé de Victoire.
Je n'avais plus recours qu'auprès de M. de Charlus, rentré dans une pièce du bas, laquelle accédait au jardin. J'eus tout le loisir (comme il feignait d'être absorbé dans une partie de whist simulée qui lui permettait de ne pas avoir l'air de voir les gens) d'admirer la volontaire et artiste simplicité de son frac qui, par des riens qu'un couturier seul eût discernés, avait l'air d'une « Harmonie » noir et blanc de Whistler ; noir, blanc et rouge plutôt, car M. de Charlus portait, suspendue à un large cordon au jabot de l'habit, la croix en émail blanc, noir et rouge de Chevalier de l'Ordre religieux de Malte. À ce moment la partie du baron fut interrompue par Mme de Gallardon, conduisant son neveu, le vicomte de Courvoisier, jeune homme d'une jolie figure et d'un air impertinent : « Mon cousin, dit Mme de Gallardon, permettez-moi de vous présenter mon neveu Adalbert. Adalbert, tu sais, le fameux oncle Palamède dont tu entends toujours parler. – Bonsoir, madame de Gallardon », répondit M. de Charlus. Et il ajouta sans même regarder le jeune homme : « Bonsoir, Monsieur », d'un air bourru et d'une voix si violemment impolie, que tout le monde en fut stupéfait. Peut-être M. de Charlus, sachant que Mme de Gallardon avait des doutes sur ses mœurs et n'avait pu résister une fois au plaisir d'y faire une allusion, tenait-il à couper court à tout ce qu'elle aurait pu broder sur un accueil aimable fait à son neveu, en même temps qu'à faire une retentissante profession d'indifférence à l'égard des jeunes gens ; peut-être n'avait-il pas trouvé que ledit Adalbert eût répondu aux paroles de sa tante par un air suffisamment respectueux ; peut-être, désireux de pousser plus tard sa pointe avec un aussi agréable cousin, voulait-il se donner les avantages d'une agression préalable, comme les souverains qui, avant d'engager une action diplomatique, l'appuient d'une action militaire.
Il n'était pas aussi difficile que je le croyais que M. de Charlus accédât à ma demande de me présenter. D'une part, au cours de ces vingt dernières années, ce Don Quichotte s'était battu contre tant de moulins à vent (souvent des parents qu'il prétendait s'être mal conduits à son égard), il avait avec tant de fréquence interdit « comme une personne impossible à recevoir » d'être invité chez tels ou telles Guermantes, que ceux-ci commençaient à avoir peur de se brouiller avec tous les gens qu'ils aimaient, de se priver, jusqu'à leur mort, de la fréquentation de certains nouveaux venus dont ils étaient curieux, pour épouser les rancunes tonnantes mais inexpliquées d'un beau-frère ou cousin qui aurait voulu qu'on abandonnât pour lui femme, frère, enfants. Plus intelligent que les autres Guermantes, M. de Charlus s'apercevait qu'on ne tenait plus compte de ses exclusives qu'une fois sur deux, et, anticipant l'avenir, craignant qu'un jour ce fût de lui qu'on se privât, il avait commencé à faire la part du feu, à baisser, comme on dit, ses prix. De plus, s'il avait la faculté de donner pour des mois, des années, une vie identique à un être détesté – à celui-là il n'eût pas toléré qu'on adressât une invitation, et se serait plutôt battu comme un portefaix avec une reine, la qualité de ce qui lui faisait obstacle ne comptant plus pour lui – en revanche il avait de trop fréquentes explosions de colère pour qu'elles ne fussent pas assez fragmentaires. « L'imbécile, le méchant drôle ! on va vous remettre cela à sa place, le balayer dans l'égout où malheureusement il ne sera pas inoffensif pour la salubrité de la ville », hurlait-il, même seul chez lui, à la lecture d'une lettre qu'il jugeait irrévérente, ou en se rappelant un propos qu'on lui avait redit. Mais une nouvelle colère contre un second imbécile dissipait l'autre, et pour peu que le premier se montrât déférent, la crise occasionnée par lui était oubliée, n'ayant pas assez duré pour faire un fond de haine où construire. Aussi, peut-être eusse-je – malgré sa mauvaise humeur contre moi – réussi auprès de lui quand je lui demandai de me présenter au Prince, si je n'avais pas eu la malheureuse idée d'ajouter par scrupule, et pour qu'il ne pût pas me supposer l'indélicatesse d'être entré à tout hasard en comptant sur lui pour me faire rester : « Vous savez que je les connais très bien, la Princesse a été très gentille pour moi. – Hé bien, si vous les connaissez, en quoi avez-vous besoin de moi pour vous présenter », me répondit-il d'un ton claquant, et, me tournant le dos, il reprit sa partie feinte avec le Nonce, l'ambassadeur d'Allemagne et un personnage que je ne connaissais pas.
Alors, du fond de ces jardins où jadis le duc d'Aiguillon faisait élever les animaux rares, vint jusqu'à moi, par les portes grandes ouvertes, le bruit d'un reniflement qui humait tant d'élégances et n'en voulait rien laisser perdre. Le bruit se rapprocha, je me dirigeai à tout hasard dans sa direction, si bien que le mot « bonsoir » fut susurré à mon oreille par M. de Bréauté, non comme le son ferrailleux et ébréché d'un couteau qu'on repasse pour l'aiguiser, encore moins comme le cri du marcassin dévastateur des terres cultivées, mais comme la voix d'un sauveur possible. Moins puissant que Mme de Souvré, mais moins foncièrement atteint qu'elle d'inserviabilité, beaucoup plus à l'aise avec le Prince que ne l'était Mme d'Arpajon, se faisant peut-être des illusions sur ma situation dans le milieu des Guermantes, ou peut-être la connaissant mieux que moi, j'eus pourtant, les premières secondes, quelque peine à capter son attention, car, les papilles du nez frétillantes, les narines dilatées, il faisait face de tous côtés, écarquillant curieusement son monocle comme s'il s'était trouvé devant cinq cents chefs-d'œuvre. Mais ayant entendu ma demande, il l'accueillit avec satisfaction, me conduisit vers le Prince et me présenta à lui d'un air friand, cérémonieux et vulgaire, comme s'il lui avait passé, en les recommandant, une assiette de petits fours. Autant l'accueil du duc de Guermantes était, quand il le voulait, aimable, empreint de camaraderie, cordial et familier, autant je trouvai celui du Prince compassé, solennel, hautain. Il me sourit à peine, m'appela gravement : « Monsieur ». J'avais souvent entendu le duc se moquer de la morgue de son cousin. Mais aux premiers mots qu'il me dit et qui, par leur froideur et leur sérieux faisaient le plus entier contraste avec le langage de Basin, je compris tout de suite que l'homme foncièrement dédaigneux était le duc qui vous parlait dès la première visite de « pair à compagnon », et que des deux cousins celui qui était vraiment simple c'était le Prince. Je trouvai dans sa réserve un sentiment plus grand, je ne dirai pas d'égalité, car ce n'eût pas été concevable pour lui, au moins de la considération qu'on peut accorder à un inférieur, comme il arrive dans tous les milieux fortement hiérarchisés, au Palais par exemple, dans une Faculté, où un procureur général ou un « doyen » conscients de leur haute charge cachent peut-être plus de simplicité réelle et, quand on les connaît davantage, plus de bonté, de simplicité vraie, de cordialité, dans leur hauteur traditionnelle que de plus modernes dans l'affectation de la camaraderie badine. « Est-ce que vous comptez suivre la carrière de monsieur votre père », me dit-il d'un air distant, mais d'intérêt. Je répondis sommairement à sa question, comprenant qu'il ne l'avait posée que par bonne grâce, et je m'éloignai pour le laisser accueillir les nouveaux arrivants.
J'aperçus Swann, voulus lui parler, mais à ce moment je vis que le prince de Guermantes, au lieu de recevoir sur place le bonsoir du mari d'Odette, l'avait aussitôt, avec la puissance d'une pompe aspirante, entraîné avec lui au fond du jardin, même, dirent certaines personnes, « afin de le mettre à la porte ».
Tellement distrait dans le monde que je n'appris que le surlendemain, par les journaux, qu'un orchestre tchèque avait joué toute la soirée et que, de minute en minute, s'étaient succédé les feux de Bengale, je retrouvai quelque faculté d'attention à la pensée d'aller voir le célèbre jet d'eau d'Hubert Robert.
Dans une clairière réservée par de beaux arbres dont plusieurs étaient aussi anciens que lui, planté à l'écart, on le voyait de loin, svelte, immobile, durci, ne laissant agiter par la brise que la retombée plus légère de son panache pâle et frémissant. Le XVIIIe siècle avait épuré l'élégance de ses lignes, mais, fixant le style du jet, semblait en avoir arrêté la vie ; à cette distance on avait l'impression de l'art plutôt que la sensation de l'eau. Le nuage humide lui-même qui s'amoncelait perpétuellement à son faîte gardait le caractère de l'époque comme ceux qui dans le ciel s'assemblent autour des palais de Versailles. Mais de près on se rendait compte que, tout en respectant, comme les pierres d'un palais antique, le dessin préalablement tracé, c'était des eaux toujours nouvelles qui, s'élançant et voulant obéir aux ordres anciens de l'architecte, ne les accomplissaient exactement qu'en paraissant les violer, leurs mille bonds épars pouvant seuls donner à distance l'impression d'un unique élan. Celui-ci était en réalité aussi souvent interrompu que l'éparpillement de la chute, alors que, de loin, il m'avait paru infléchissable, dense, d'une continuité sans lacune. D'un peu près, on voyait que cette continuité, en apparence toute linéaire, était assurée à tous les points de l'ascension du jet, partout où il aurait dû se briser, par l'entrée en ligne, par la reprise latérale d'un jet parallèle qui montait plus haut que le premier et était lui-même, à une plus grande hauteur, mais déjà fatigante pour lui, relevé par un troisième. De près, des gouttes sans force retombaient de la colonne d'eau en croisant au passage leurs sœurs montantes, et, parfois déchirées, saisies dans un remous de l'air troublé par ce jaillissement sans trêve, flottaient avant d'être chavirées dans le bassin. Elles contrariaient de leurs hésitations, de leur trajet en sens inverse, et estompaient de leur molle vapeur la rectitude et la tension de cette tige, portant au-dessus de soi un nuage oblong fait de mille gouttelettes, mais en apparence peint en brun doré et immuable, qui montait, infrangible, immobile, élancé et rapide, s'ajouter aux nuages du ciel. Malheureusement un coup de vent suffisait à l'envoyer obliquement sur la terre ; parfois même un simple jet désobéissant divergeait et, si elle ne s'était pas tenue à une distance respectueuse, aurait mouillé jusqu'aux moelles la foule imprudente et contemplative.
Un de ces petits accidents, qui ne se produisaient guère qu'au moment où la brise s'élevait, fut assez désagréable. On avait fait croire à Mme d'Arpajon que le duc de Guermantes – en réalité non encore arrivé – était avec Mme de Surgis dans les galeries de marbre rose où on accédait par la double colonnade, creusée à l'intérieur, qui s'élevait de la margelle du bassin. Or, au moment où Mme d'Arpajon allait s'engager dans l'une des colonnades, un fort coup de chaude brise tordit le jet d'eau et inonda si complètement la belle dame que, l'eau dégoulinante de son décolletage dans l'intérieur de sa robe, elle fut aussi trempée que si on l'avait plongée dans un bain. Alors, non loin d'elle, un grognement scandé retentit assez fort pour pouvoir se faire entendre à toute une armée et pourtant prolongé par période comme s'il s'adressait non pas à l'ensemble, mais successivement à chaque partie des troupes ; c'était le grand-duc Wladimir qui riait de tout son cœur en voyant l'immersion de Mme d'Arpajon, une des choses les plus gaies, aimait-il à dire ensuite, à laquelle il eût assisté de toute sa vie. Comme quelques personnes charitables faisaient remarquer au Moscovite qu'un mot de condoléances de lui serait peut-être mérité et ferait plaisir à cette femme qui, malgré sa quarantaine bien sonnée, et tout en s'épongeant avec son écharpe, sans demander le secours de personne, se dégageait malgré l'eau qui souillait malicieusement la margelle de la vasque, le Grand-Duc, qui avait bon cœur, crut devoir s'exécuter et, les derniers roulements militaires du rire à peine apaisés, on entendit un nouveau grondement plus violent encore que l'autre. « Bravo, la vieille ! » s'écriait-il en battant des mains comme au théâtre. Mme d'Arpajon ne fut pas sensible à ce qu'on vantât sa dextérité aux dépens de sa jeunesse. Et comme quelqu'un lui disait, assourdi par le bruit de l'eau, que dominait pourtant le tonnerre de Monseigneur : « Je crois que Son Altesse Impériale vous a dit quelque chose », « Non ! c'était à Mme de Souvré », répondit-elle.
Je traversai les jardins et remontai l'escalier où l'absence du Prince, disparu à l'écart avec Swann, grossissait autour de M. de Charlus la foule des invités, de même que, quand Louis XIV n'était pas à Versailles, il y avait plus de monde chez Monsieur, son frère. Je fus arrêté au passage par le baron, tandis que derrière moi deux dames et un jeune homme s'approchaient pour lui dire bonjour.
« C'est gentil de vous voir ici », me dit-il, en me tendant la main. « Bonsoir madame de la Trémoïlle, bonsoir ma chère Herminie. » Mais sans doute le souvenir de ce qu'il m'avait dit sur son rôle de chef dans l'hôtel Guermantes lui donnait le désir de paraître éprouver à l'endroit de ce qui le mécontentait, mais qu'il n'avait pu empêcher, une satisfaction à laquelle son impertinence de grand seigneur et son égaillement d'hystérique donnèrent immédiatement une forme d'ironie excessive : « C'est gentil, reprit-il, mais c'est surtout bien drôle. » Et il se mit à pousser des éclats de rire qui semblèrent à la fois témoigner de sa joie et de l'impuissance où la parole humaine était de l'exprimer. Cependant que certaines personnes, sachant combien il était à la fois difficile d'accès et propre aux « sorties » insolentes, s'approchaient avec curiosité et, avec un empressement presque indécent, prenaient leurs jambes à leur cou. « Allons, ne vous fâchez pas, me dit-il, en me touchant doucement l'épaule, vous savez que je vous aime bien. Bonsoir Antioche, bonsoir Louis-René. Avez-vous été voir le jet d'eau ? me demanda-t-il sur un ton plus affirmatif que questionneur. C'est bien joli, n'est-ce pas ? C'est merveilleux. Cela pourrait être encore mieux, naturellement, en supprimant certaines choses, et alors il n'y aurait rien de pareil, en France. Mais tel que c'est, c'est déjà parmi les choses les mieux. Bréauté vous dira qu'on a eu tort de mettre des lampions, pour tâcher de faire oublier que c'est lui qui a eu cette idée absurde. Mais, en somme, il n'a réussi que très peu à enlaidir. C'est beaucoup plus difficile de défigurer un chef-d'œuvre que de le créer. Nous nous doutions du reste déjà vaguement que Bréauté était moins puissant qu'Hubert Robert. »
Je repris la file des visiteurs qui entraient dans l'hôtel. « Est-ce qu'il y a longtemps que vous avez vu ma délicieuse cousine Oriane ? » me demanda la Princesse qui avait depuis peu déserté son fauteuil à l'entrée, et avec qui je retournais dans les salons. « Elle doit venir ce soir, je l'ai vue cet après-midi, ajouta la maîtresse de maison. Elle me l'a promis. Je crois du reste que vous dînez avec nous deux chez la reine d'Italie, à l'ambassade, jeudi. Il y aura toutes les Altesses possibles, ce sera très intimidant. » Elles ne pouvaient nullement intimider la princesse de Guermantes, de laquelle les salons en foisonnaient et qui disait : « Mes petits Cobourg » comme elle eût dit : « Mes petits chiens ». Aussi, Mme de Guermantes dit-elle : « Ce sera très intimidant », par simple bêtise, qui, chez les gens du monde, l'emporte encore sur la vanité. À l'égard de sa propre généalogie, elle en savait moins qu'un agrégé d'histoire. Pour ce qui concernait ses relations, elle tenait à montrer qu'elle connaissait les surnoms qu'on leur avait donnés. M'ayant demandé si je dînais la semaine suivante chez la marquise de la Pommelière, qu'on appelait souvent « la Pomme », la Princesse, ayant obtenu de moi une réponse négative, se tut pendant quelques instants. Puis, sans aucune autre raison qu'un étalage voulu d'érudition involontaire, de banalité et de conformité à l'esprit général, elle ajouta : « C'est une assez agréable femme, la Pomme ! »
Tandis que la Princesse causait avec moi, faisaient précisément leur entrée le duc et la duchesse de Guermantes ! Mais je ne pus d'abord aller au-devant d'eux, car je fus happé au passage par l'ambassadrice de Turquie, laquelle, me désignant la maîtresse de maison que je venais de quitter, s'écria en m'empoignant par le bras : « Ah ! quelle femme délicieuse que la Princesse ! Quel être supérieur à tous ! Il me semble que si j'étais un homme, ajouta-t-elle, avec un peu de bassesse et de sensualité orientales, je vouerais ma vie à cette céleste créature. » Je répondis qu'elle me semblait charmante en effet, mais que je connaissais plus sa cousine la duchesse. « Mais il n'y a aucun rapport, me dit l'ambassadrice. Oriane est une charmante femme du monde qui tire son esprit de Mémé et de Babal, tandis que Marie-Gilbert, c'est quelqu'un. »
Je n'aime jamais beaucoup qu'on me dise ainsi sans réplique ce que je dois penser des gens que je connais. Et il n'y avait aucune raison pour que l'ambassadrice de Turquie eût sur la valeur de la duchesse de Guermantes un jugement plus sûr que le mien. D'autre part, ce qui expliquait aussi mon agacement contre l'ambassadrice, c'est que les défauts d'une simple connaissance, et même d'un ami, sont pour nous de vrais poisons, contre lesquels nous sommes heureusement « mithridatés ».
Mais, sans apporter le moindre appareil de comparaison scientifique et parler d'anaphylaxie, disons qu'au sein de nos relations amicales ou purement mondaines, il y a une hostilité momentanément guérie, mais récurrente, par accès. Habituellement on souffre peu de ces poisons tant que les gens sont « naturels ». En disant « Babal », « Mémé », pour désigner des gens qu'elle ne connaissait pas, l'ambassadrice de Turquie suspendait les effets du « mithridatisme » qui, d'ordinaire, me la rendait tolérable. Elle m'agaçait, ce qui était d'autant plus injuste qu'elle ne parlait pas ainsi pour faire mieux croire qu'elle était intime de « Mémé », mais à cause d'une instruction trop rapide qui lui faisait nommer ces nobles seigneurs selon ce qu'elle croyait la coutume du pays. Elle avait fait ses classes en quelques mois et n'avait pas suivi la filière. Mais en y réfléchissant je trouvais à mon déplaisir de rester auprès de l'ambassadrice une autre raison. Il n'y avait pas si longtemps que chez « Oriane » cette même personnalité diplomatique m'avait dit, d'un air motivé et sérieux, que la princesse de Guermantes lui était franchement antipathique. Je crus bon de ne pas m'arrêter à ce revirement : l'invitation à la fête de ce soir l'avait amené. L'ambassadrice était parfaitement sincère en me disant que la princesse de Guermantes était une créature sublime. Elle l'avait toujours pensé. Mais n'ayant jamais été jusqu'ici invitée chez la princesse, elle avait cru devoir donner à ce genre de non-invitation la forme d'une abstention volontaire par principes. Maintenant qu'elle avait été conviée et vraisemblablement le serait désormais, sa sympathie pouvait librement s'exprimer. Il n'y a pas besoin, pour expliquer les trois quarts des opinions qu'on porte sur les gens, d'aller jusqu'au dépit amoureux, jusqu'à l'exclusion du pouvoir politique. Le jugement reste incertain : une invitation refusée ou reçue le détermine. Au reste, l'ambassadrice de Turquie, comme disait la princesse de Guermantes qui passa avec moi l'inspection des salons, « faisait bien ». Elle était surtout fort utile. Les étoiles véritables du monde sont fatiguées d'y paraître. Celui qui est curieux de les apercevoir doit souvent émigrer dans un autre hémisphère, où elles sont à peu près seules. Mais les femmes pareilles à l'ambassadrice ottomane, toutes récentes dans le monde, ne laissent pas d'y briller pour ainsi dire partout à la fois. Elles sont utiles à ces sortes de représentations qui s'appellent une soirée, un raout, et où elles se feraient traîner, moribondes, plutôt que d'y manquer. Elles sont les figurantes sur qui on peut toujours compter, ardentes à ne jamais manquer une fête. Aussi, les sots jeunes gens, ignorant que ce sont de fausses étoiles, voient-ils en elles les reines du chic, tandis qu'il faudrait une leçon pour leur expliquer en vertu de quelles raisons Mme Standish, ignorée d'eux et peignant des coussins, loin du monde, est au moins une aussi grande dame que la duchesse de Doudeauville.
Dans l'ordinaire de la vie, les yeux de la duchesse de Guermantes étaient distraits et un peu mélancoliques, elle les faisait briller seulement d'une flamme spirituelle chaque fois qu'elle avait à dire bonjour à quelque ami ; absolument comme si celui-ci avait été quelque mot d'esprit, quelque trait charmant, quelque régal pour délicats dont la dégustation a mis une expression de finesse et de joie sur le visage du connaisseur. Mais pour les grandes soirées, comme elle avait trop de bonjours à dire, elle trouvait qu'il eût été fatigant, après chacun d'eux, d'éteindre à chaque fois la lumière. Tel un gourmet de littérature, allant au théâtre voir une nouveauté d'un des maîtres de la scène, témoigne sa certitude de ne pas passer une mauvaise soirée en ayant déjà, tandis qu'il remet ses affaires à l'ouvreuse, sa lèvre ajustée pour un sourire sagace, son regard avivé pour une approbation malicieuse ; ainsi c'était dès son arrivée que la duchesse allumait pour toute la soirée. Et tandis qu'elle donnait son manteau du soir, d'un magnifique rouge Tiepolo, lequel laissa voir un véritable carcan de rubis qui enfermait son cou, après avoir jeté sur sa robe ce dernier regard rapide, minutieux et complet de couturière qui est celui d'une femme du monde, Oriane s'assura du scintillement de ses yeux non moins que de ses autres bijoux. Quelques « bonnes langues » comme M. de Janville eurent beau se précipiter sur le duc pour l'empêcher d'entrer : « Mais vous ignorez donc que le pauvre Mama est à l'article de la mort ? On vient de l'administrer. – Je le sais, je le sais, répondit M. de Guermantes en refoulant le fâcheux pour entrer. Le viatique a produit le meilleur effet », ajouta-t-il en souriant de plaisir à la pensée de la redoute à laquelle il était décidé de ne pas manquer après la soirée du prince. « Nous ne voulions pas qu'on sût que nous étions rentrés », me dit la duchesse. Elle ne se doutait pas que la princesse avait d'avance infirmé cette parole en me racontant qu'elle avait vu un instant sa cousine qui lui avait promis de venir. Le duc, après un long regard dont pendant cinq minutes il accabla sa femme : « J'ai raconté à Oriane les doutes que vous aviez. » Maintenant qu'elle voyait qu'ils n'étaient pas fondés et qu'elle n'avait aucune démarche à faire pour essayer de les dissiper, elle les déclara absurdes, me plaisanta longuement. « Cette idée de croire que vous n'étiez pas invité ! Et puis, il y avait moi. Croyez-vous que je n'aurais pas pu vous faire inviter chez ma cousine ? » Je dois dire qu'elle fit souvent, dans la suite, des choses bien plus difficiles pour moi ; néanmoins je me gardai de prendre ses paroles dans ce sens que j'avais été trop réservé. Je commençais à connaître l'exacte valeur du langage parlé ou muet de l'amabilité aristocratique, amabilité heureuse de verser un baume sur le sentiment d'infériorité de ceux à l'égard desquels elle s'exerce, mais pas pourtant jusqu'au point de la dissiper, car dans ce cas elle n'aurait plus de raison d'être. « Mais vous êtes notre égal, sinon mieux », semblaient, par toutes leurs actions, dire les Guermantes ; et ils le disaient de la façon la plus gentille que l'on puisse imaginer, pour être aimés, admirés, mais non pour être crus ; qu'on démêlât le caractère fictif de cette amabilité, c'est ce qu'ils appelaient être bien élevés ; croire l'amabilité réelle, c'était la mauvaise éducation. Je reçus du reste à peu de temps de là une leçon qui acheva de m'enseigner, avec la plus parfaite exactitude, l'extension et les limites de certaines formes de l'amabilité aristocratique. C'était à une matinée donnée par la duchesse de Montmorency pour la reine d'Angleterre ; il y eut une espèce de petit cortège pour aller au buffet, et en tête marchait la souveraine ayant à son bras le duc de Guermantes. J'arrivai à ce moment-là. De sa main libre, le duc me fit au moins à quarante mètres de distance mille signes d'appel et d'amitié, et qui avaient l'air de vouloir dire que je pouvais m'approcher sans crainte, que je ne serais pas mangé tout cru à la place des sandwichs. Mais moi, qui commençais à me perfectionner dans le langage des cours, au lieu de me rapprocher même d'un seul pas, à mes quarante mètres de distance je m'inclinai profondément, mais sans sourire, comme j'aurais fait devant quelqu'un que j'aurais à peine connu, puis continuai mon chemin en sens opposé. J'aurais pu écrire un chef-d'œuvre, les Guermantes m'en eussent moins fait d'honneur que de ce salut. Non seulement il ne passa pas inaperçu aux yeux du duc, qui ce jour-là pourtant eut à répondre à plus de cinq cents personnes, mais à ceux de la duchesse, laquelle, ayant rencontré ma mère, le lui raconta en se gardant bien de lui dire que j'avais eu tort, que j'aurais dû m'approcher. Elle lui dit que son mari avait été émerveillé de mon salut, qu'il était impossible d'y faire tenir plus de choses. On ne cessa de trouver à ce salut toutes les qualités, sans mentionner toutefois celle qui avait paru la plus précieuse, à savoir qu'il avait été discret, et on ne cessa pas non plus de me faire des compliments dont je compris qu'ils étaient encore moins une récompense pour le passé qu'une indication pour l'avenir, à la façon de celle délicatement fournie à ses élèves par le directeur d'un établissement d'éducation : « N'oubliez pas, mes chers enfants, que ces prix sont moins pour vous que pour vos parents, afin qu'ils vous renvoient l'année prochaine. » C'est ainsi que Mme de Marsantes, quand quelqu'un d'un monde différent entrait dans son milieu, vantait devant lui les gens discrets « qu'on trouve quand on va les chercher et qui se font oublier le reste du temps », comme on prévient, sous une forme indirecte, un domestique qui sent mauvais que l'usage des bains est parfait pour la santé.
Pendant que, avant même qu'elle eût quitté le vestibule, je causais avec Mme de Guermantes, j'entendis une voix d'une sorte qu'à l'avenir je devais, sans erreur possible, discerner. C'était, dans le cas particulier, celle de M. de Vaugoubert causant avec M. de Charlus. Un clinicien n'a même pas besoin que le malade en observation soulève sa chemise ni d'écouter la respiration, la voix suffit. Combien de fois plus tard fus-je frappé dans un salon par l'intonation ou le rire de tel homme, qui pourtant copiait exactement le langage de sa profession ou les manières de son milieu, affectant une distinction sévère ou une familière grossièreté, mais dont la voix fausse me suffisait pour apprendre : « C'est un Charlus », à mon oreille exercée, comme le diapason d'un accordeur. À ce moment tout le personnel d'une ambassade passa, lequel salua M. de Charlus. Bien que ma découverte du genre de maladie en question datât seulement du jour même (quand j'avais aperçu M. de Charlus et Jupien), je n'aurais pas eu besoin, pour donner un diagnostic, de poser des questions, d'ausculter. Mais M. de Vaugoubert causant avec M. de Charlus parut incertain. Pourtant il aurait dû savoir à quoi s'en tenir après les doutes de l'adolescence. L'inverti se croit seul de sa sorte dans l'univers ; plus tard seulement, il se figure – autre exagération – que l'exception unique, c'est l'homme normal. Mais, ambitieux et timoré, M. de Vaugoubert ne s'était pas livré depuis bien longtemps à ce qui eût été pour lui le plaisir. La carrière diplomatique avait eu sur sa vie l'effet d'une entrée dans les ordres. Combinée avec l'assiduité à l'École des Sciences politiques, elle l'avait voué depuis ses vingt ans à la chasteté du chrétien. Aussi, comme chaque sens perd de sa force et de sa vivacité, s'atrophie quand il n'est plus mis en usage, M. de Vaugoubert, de même que l'homme civilisé qui ne serait plus capable des exercices de force, de la finesse d'ouïe de l'homme des cavernes, avait perdu la perspicacité spéciale qui se trouvait rarement en défaut chez M. de Charlus ; et aux tables officielles, soit à Paris, soit à l'étranger, le ministre plénipotentiaire n'arrivait même plus à reconnaître ceux qui, sous le déguisement de l'uniforme, étaient au fond ses pareils. Quelques noms que prononça M. de Charlus, indigné si on le citait pour ses goûts, mais toujours amusé de faire connaître ceux des autres, causèrent à M. de Vaugoubert un étonnement délicieux. Non qu'après tant d'années il songeât à profiter d'aucune aubaine. Mais ces révélations rapides, pareilles à celles qui dans les tragédies de Racine apprennent à Athalie et à Abner que Joas est de la race de David, qu'Esther assise dans la pourpre a des parents youpins, changeant l'aspect de la légation de X... ou tel service du Ministère des Affaires étrangères, rendaient rétrospectivement ces palais aussi mystérieux que le temple de Jérusalem ou la salle du trône de Suse. Pour cette ambassade dont le jeune personnel vint tout entier serrer la main de M. de Charlus, M. de Vaugoubert prit l'air émerveillé d'Élise s'écriant dans Esther :
Ciel ! quel nombreux essaim d'innocentes beautés
S'offre à mes yeux en foule et sort de tous côtés !
Quelle aimable pudeur sur leur visage est peinte !
Puis désireux d'être plus « renseigné », il jeta en souriant à M. de Charlus un regard niaisement interrogateur et concupiscent : « Mais voyons, bien entendu », dit M. de Charlus, de l'air docte d'un érudit parlant à un ignare. Aussitôt M. de Vaugoubert (ce qui agaça beaucoup M. de Charlus) ne détacha plus ses yeux de ces jeunes secrétaires, que l'ambassadeur de X... en France, vieux cheval de retour, n'avait pas choisis au hasard. M. de Vaugoubert se taisait, je voyais seulement ses regards. Mais, habitué dès mon enfance à prêter, même à ce qui est muet, le langage des classiques, je faisais dire aux yeux de M. de Vaugoubert les vers par lesquels Esther explique à Élise que Mardochée a tenu, par zèle pour sa religion, à ne placer auprès de la Reine que des filles qui y appartinssent.
Cependant son amour pour notre nation
A peuplé ce palais de filles de Sion,
Jeunes et tendres fleurs par le sort agitées,
Sous un ciel étranger comme moi transplantées
Dans un lieu séparé de profanes témoins,
Il (l'excellent ambassadeur) met à les former son étude et ses soins.
Enfin M. de Vaugoubert parla, autrement que par ses regards. « Qui sait, dit-il avec mélancolie, si, dans le pays où je réside, la même chose n'existe pas. – C'est probable, répondit M. de Charlus, à commencer par le roi Théodose, bien que je ne sache rien de positif sur lui. – Oh ! pas du tout ! – Alors il n'est pas permis d'en avoir l'air à ce point-là. Et il fait des petites manières. Il a le genre « ma chère », le genre que je déteste le plus. Je n'oserais pas me montrer avec lui dans la rue. Du reste, vous devez bien le connaître pour ce qu'il est, il est connu comme le loup blanc. – Vous vous trompez tout à fait sur lui. Il est du reste charmant. Le jour où l'accord avec la France a été signé, le Roi m'a embrassé. Je n'ai jamais été si ému. – C'était le moment de lui dire ce que vous désiriez. – Oh ! mon Dieu, quelle horreur, s'il avait seulement un soupçon ! Mais je n'ai pas de crainte à cet égard. » Paroles que j'entendis, car j'étais peu éloigné, et qui firent que je me récitai mentalement :
Le Roi jusqu'à ce jour ignore qui je suis,
Et ce secret toujours tient ma langue enchaînée.
Ce dialogue, moitié muet, moitié parlé, n'avait duré que peu d'instants, et je n'avais encore fait que quelques pas dans les salons avec la duchesse de Guermantes quand une petite dame brune, extrêmement jolie, l'arrêta :
« Je voudrais bien vous voir. D'Annunzio vous a aperçue d'une loge, il a écrit à la princesse de T... une lettre où il dit qu'il n'a jamais rien vu de si beau. Il donnerait toute sa vie pour dix minutes d'entretien avec vous. En tout cas, même si vous ne pouvez pas ou ne voulez pas, la lettre est en ma possession. Il faudrait que vous me fixiez un rendez-vous. Il y a certaines choses secrètes que je ne puis dire ici. Je vois que vous ne me reconnaissez pas, ajouta-t-elle en s'adressant à moi ; je vous ai connu chez la princesse de Parme (chez qui je n'étais jamais allé). L'empereur de Russie voudrait que votre père fût envoyé à Pétersbourg. Si vous pouviez venir mardi, justement Isvolski sera là, il en parlerait avec vous. J'ai un cadeau à vous faire, chérie, ajouta-t-elle en se tournant vers la duchesse, et que je ne ferais à personne qu'à vous. Les manuscrits de trois pièces d'Ibsen, qu'il m'a fait porter par son vieux garde-malade. J'en garderai une et vous donnerai les deux autres. »
Le duc de Guermantes n'était pas enchanté de ces offres. Incertain si Ibsen ou d'Annunzio étaient morts ou vivants, il voyait déjà des écrivains, des dramaturges allant faire visite à sa femme et la mettant dans leurs ouvrages. Les gens du monde se représentent volontiers les livres comme une espèce de cube dont une face est enlevée, si bien que l'auteur se dépêche de « faire entrer » dedans les personnes qu'il rencontre. C'est déloyal évidemment, et ce ne sont que des gens de peu. Certes, ce ne serait pas ennuyeux de les voir « en passant », car grâce à eux, si on lit un livre ou un article, on connaît « le dessous des cartes », on peut « lever les masques ». Malgré tout, le plus sage est de s'en tenir aux auteurs morts. M. de Guermantes trouvait seulement « parfaitement convenable » le monsieur qui faisait la nécrologie dans le Gaulois. Celui-là, du moins, se contentait de citer le nom de M. de Guermantes en tête des personnes remarquées « notamment » dans les enterrements où le duc s'était inscrit. Quand ce dernier préférait que son nom ne figurât pas, au lieu de s'inscrire il envoyait une lettre de condoléances à la famille du défunt en l'assurant de ses sentiments bien tristes. Que si cette famille faisait mettre dans le journal : « Parmi les lettres reçues, citons celle du duc de Guermantes, etc. », ce n'était pas la faute de l'échotier, mais du fils, frère, père de la défunte, que le duc qualifiait d'arrivistes, et avec qui il était désormais décidé à ne plus avoir de relations (ce qu'il appelait, ne sachant pas bien le sens des locutions, « avoir maille à partir »). Toujours est-il que les noms d'Ibsen et d'Annunzio, et leur survivance incertaine, firent se froncer les sourcils du duc, qui n'était pas encore assez loin de nous pour ne pas avoir entendu les amabilités diverses de Mme Timoléon d'Amoncourt. C'était une femme charmante, d'un esprit, comme sa beauté, si ravissant, qu'un seul des deux eût réussi à plaire. Mais, née hors du milieu où elle vivait maintenant, n'ayant aspiré d'abord qu'à un salon littéraire, amie successivement – nullement amante, elle était de mœurs fort pures – et exclusivement de chaque grand écrivain qui lui donnait tous ses manuscrits, écrivait des livres pour elle, le hasard l'ayant introduite dans le faubourg Saint-Germain, ces privilèges littéraires l'y servirent. Elle avait maintenant une situation à n'avoir pas à dispenser d'autres grâces que celles que sa présence répandait. Mais habituée jadis à l'entregent, aux manèges, aux services à rendre, elle y persévérait bien qu'ils ne fussent plus nécessaires. Elle avait toujours un secret d'État à vous révéler, un potentat à vous faire connaître, une aquarelle de maître à vous offrir. Il y avait bien dans tous ces attraits inutiles un peu de mensonge, mais il faisaient de sa vie une comédie d'une complication scintillante et il était exact qu'elle faisait nommer des préfets et des généraux.
Tout en marchant à côté de moi, la duchesse de Guermantes laissait la lumière azurée de ses yeux flotter devant elle, mais dans le vague, afin d'éviter les gens avec qui elle ne tenait pas à entrer en relations, et dont elle devinait parfois, de loin, l'écueil menaçant. Nous avancions entre une double haie d'invités, lesquels, sachant qu'ils ne connaîtraient jamais « Oriane », voulaient au moins, comme une curiosité, la montrer à leur femme : « Ursule, vite, vite, venez voir Madame de Guermantes qui cause avec ce jeune homme. » Et on sentait qu'il ne s'en fallait pas de beaucoup pour qu'ils fussent montés sur des chaises, pour mieux voir, comme à la revue du 14 juillet ou au Grand Prix. Ce n'est pas que la duchesse de Guermantes eût un salon plus aristocratique que sa cousine. Chez la première fréquentaient des gens que la seconde n'eût jamais voulu inviter, surtout à cause de son mari. Jamais elle n'eût reçu Mme Alphonse de Rothschild, qui, intime amie de Mme de la Trémoïlle et de Mme de Sagan, comme Oriane elle-même, fréquentait beaucoup chez cette dernière. Il en était encore de même du baron Hirsch, que le prince de Galles avait amené chez elle, mais non chez la princesse à qui il aurait déplu, et aussi de quelques grandes notoriétés bonapartistes ou même républicaines, qui intéressaient la duchesse mais que le prince, royaliste convaincu, n'eût pas voulu recevoir. Son antisémitisme, étant aussi de principe, ne fléchissait devant aucune élégance, si accréditée fût-elle, et s'il recevait Swann dont il était l'ami de tout temps, étant d'ailleurs le seul des Guermantes qui l'appelât Swann et non Charles, c'est que, sachant que la grand'mère de Swann, protestante mariée à un juif, avait été la maîtresse du duc de Berri, il essayait, de temps en temps, de croire à la légende qui faisait du père de Swann un fils naturel du prince. Dans cette hypothèse, laquelle était d'ailleurs fausse, Swann, fils d'un catholique, fils lui-même d'un Bourbon et d'une catholique, n'avait rien que de chrétien.
« Comment, vous ne connaissez pas ces splendeurs », me dit la duchesse, en me parlant de l'hôtel où nous étions. Mais après avoir célébré le « palais » de sa cousine, elle s'empressa d'ajouter qu'elle préférait mille fois « son humble trou ». « Ici, c'est admirable pour visiter. Mais je mourrais de chagrin s'il me fallait rester à coucher dans des chambres où ont eu lieu tant d'événements historiques. Ça me ferait l'effet d'être restée après la fermeture, d'avoir été oubliée, au château de Blois, de Fontainebleau ou même au Louvre, et d'avoir comme seule ressource contre la tristesse de me dire que je suis dans la chambre où a été assassiné Monaldeschi. Comme camomille, c'est insuffisant. Tiens, voilà Mme de Saint-Euverte. Nous avons dîné tout à l'heure chez elle. Comme elle donne demain sa grande machine annuelle, je pensais qu'elle serait allée se coucher. Mais elle ne peut pas rater une fête. Si celle-ci avait eu lieu à la campagne, elle serait montée sur une tapissière plutôt que de ne pas y être allée. »
En réalité, Mme de Saint-Euverte était venue, ce soir, moins pour le plaisir de ne pas manquer une fête chez les autres que pour assurer le succès de la sienne, recruter les derniers adhérents, et en quelque sorte passer in extremis la revue des troupes qui devaient le lendemain évoluer brillamment à sa garden-party. Car, depuis pas mal d'années, les invités des fêtes Saint-Euverte n'étaient plus du tout les mêmes qu'autrefois. Les notabilités féminines du milieu Guermantes, si clairsemées alors, avaient – comblées de politesses par la maîtresse de la maison – amené peu à peu leurs amies. En même temps, par un travail parallèlement progressif, mais en sens inverse, Mme de Saint-Euverte avait d'année en année réduit le nombre des personnes inconnues au monde élégant. On avait cessé de voir l'une, puis l'autre. Pendant quelque temps fonctionna le système des « fournées », qui permettait, grâce à des fêtes sur lesquelles on faisait le silence, de convier les réprouvés à venir se divertir entre eux, ce qui dispensait de les inviter avec les gens de bien. De quoi pouvaient-ils se plaindre ? N'avaient-ils pas panem et circenses, des petits fours et un beau programme musical ? Aussi, en symétrie en quelque sorte avec les deux duchesses en exil, qu'autrefois, quand avait débuté le salon Saint-Euverte, on avait vues en soutenir, comme deux cariatides, le faîte chancelant, dans les dernières années on ne distingua plus, mêlées au beau monde, que deux personnes hétérogènes : la vieille Mme de Cambremer et la femme à belle voix d'un architecte à laquelle on était souvent obligé de demander de chanter. Mais ne connaissant plus personne chez Mme de Saint-Euverte, pleurant leurs compagnes perdues, sentant qu'elles gênaient, elles avaient l'air prêtes à mourir de froid comme deux hirondelles qui n'ont pas émigré à temps. Aussi l'année suivante ne furent-elles pas invitées ; Mme de Franquetot tenta une démarche en faveur de sa cousine qui aimait tant la musique. Mais comme elle ne put pas obtenir pour elle une réponse plus explicite que ces mots : « Mais on peut toujours entrer écouter de la musique si ça vous amuse, ça n'a rien de criminel ! » Mme de Cambremer ne trouva pas l'invitation assez pressante et s'abstint.
Une telle transmutation, opérée par Mme de Saint-Euverte, d'un salon de lépreux en un salon de grandes dames (la dernière forme, en apparence ultra-chic, qu'il avait prise), on pouvait s'étonner que la personne qui donnait le lendemain la fête la plus brillante de la saison eût eu besoin de venir la veille adresser un suprême appel à ses troupes. Mais c'est que la prééminence du salon Saint-Euverte n'existait que pour ceux dont la vie mondaine consiste seulement à lire le compte rendu des matinées et soirées, dans le Gaulois ou le Figaro, sans être jamais allés à aucune. À ces mondains qui ne voient le monde que par le journal, l'énumération des ambassadrices d'Angleterre, d'Autriche, etc. ; des duchesses d'Uzès, de La Trémoïlle, etc., etc., suffisait pour qu'ils s'imaginassent volontiers le salon Saint-Euverte comme le premier de Paris, alors qu'il était un des derniers. Non que les comptes rendus fussent mensongers. La plupart des personnes citées avaient bien été présentes. Mais chacune était venue à la suite d'implorations, de politesses, de services, et en ayant le sentiment d'honorer infiniment Mme de Saint-Euverte. De tels salons, moins recherchés que fuis, et où on va pour ainsi dire en service commandé, ne font illusion qu'aux lectrices de « Mondanités ». Elles glissent sur une fête vraiment élégante, celle-là où la maîtresse de la maison, pouvant avoir toutes les duchesses, lesquelles brûlent d'être « parmi les élus », ne demandent qu'à deux ou trois, et ne font pas mettre le nom de leurs invités dans le journal. Aussi ces femmes, méconnaissant ou dédaignant le pouvoir qu'a pris aujourd'hui la publicité, sont-elles élégantes pour la reine d'Espagne, mais, méconnues de la foule, parce que la première sait et que la seconde ignore qui elles sont.
Mme de Saint-Euverte n'était pas de ces femmes, et en bonne butineuse elle venait cueillir pour le lendemain tout ce qui était invité. M. de Charlus ne l'était pas, il avait toujours refusé d'aller chez elle. Mais il était brouillé avec tant de gens, que Mme de Saint-Euverte pouvait mettre cela sur le compte du caractère.
Certes, s'il n'y avait eu là qu'Oriane, Mme de Saint-Euverte eût pu ne pas se déranger, puisque l'invitation avait été faite de vive voix, et d'ailleurs acceptée avec cette charmante bonne grâce trompeuse dans l'exercice de laquelle triomphent ces académiciens de chez lesquels le candidat sort attendri et ne doutant pas qu'il peut compter sur leur voix. Mais il n'y avait pas qu'elle. Le prince d'Agrigente viendrait-il ? Et Mme de Durfort ? Aussi, pour veiller au grain, Mme de Saint-Euverte avait-elle cru plus expédient de se transporter elle-même ; insinuante avec les uns, impérative avec les autres, pour tous elle annonçait à mots couverts d'inimaginables divertissements qu'on ne pourrait revoir une seconde fois, et à chacun promettait qu'il trouverait chez elle la personne qu'il avait le désir, ou le personnage qu'il avait le besoin de rencontrer. Et cette sorte de fonction dont elle était investie pour une fois dans l'année – telles certaines magistratures du monde antique – de personne qui donnera le lendemain la plus considérable garden-party de la saison lui conférait une autorité momentanée. Ses listes étaient faites et closes, de sorte que, tout en parcourant les salons de la princesse avec lenteur pour verser successivement dans chaque oreille : « Vous ne m'oublierez pas demain », elle avait la gloire éphémère de détourner les yeux, en continuant à sourire, si elle apercevait un laideron à éviter ou quelque hobereau qu'une camaraderie de collège avait fait admettre chez « Gilbert », et duquel la présence à sa garden-party n'ajouterait rien. Elle préférait ne pas lui parler pour pouvoir dire ensuite : « J'ai fait mes invitations verbalement, et malheureusement je ne vous ai pas rencontré. » Ainsi elle, simple Saint-Euverte, faisait-elle de ses yeux fureteurs un « tri » dans la composition de la soirée de la princesse. Et elle se croyait, en agissant ainsi, une vraie duchesse de Guermantes.
Il faut dire que celle-ci n'avait pas non plus tant qu'on pourrait croire la liberté de ses bonjours et de ses sourires. Pour une part, sans doute, quand elle les refusait, c'était volontairement : « Mais elle m'embête, disait-elle, est-ce que je vais être obligée de lui parler de sa soirée pendant une heure ? »
On vit passer une duchesse fort noire, que sa laideur et sa bêtise, et certains écarts de conduite, avaient exilée non de la société, mais de certaines intimités élégantes. « Ah ! susurra Mme de Guermantes, avec le coup d'œil exact et désabusé du connaisseur à qui on montre un bijou faux, on reçoit ça ici ! » Sur la seule vue de la dame à demi tarée, et dont la figure était encombrée de trop de grains de poils noirs, Mme de Guermantes cotait la médiocre valeur de cette soirée. Elle avait été élevée, mais avait cessé toutes relations avec cette dame ; elle ne répondit à son salut que par un signe de tête des plus secs. « Je ne comprends pas, me dit-elle, comme pour s'excuser, que Marie-Gilbert nous invite avec toute cette lie. On peut dire qu'il y en a ici de toutes les paroisses. C'était beaucoup mieux arrangé chez Mélanie Pourtalès. Elle pouvait avoir le Saint-Synode et le Temple de l'Oratoire si ça lui plaisait, mais, au moins, on ne nous faisait pas venir ces jours-là. » Mais pour beaucoup, c'était par timidité, peur d'avoir une scène de son mari, qui ne voulait pas qu'elle reçût des artistes, etc. (Marie-Gilbert en protégeait beaucoup, il fallait prendre garde de ne pas être abordée par quelque illustre chanteuse allemande), par quelque crainte aussi à l'égard du nationalisme qu'en tant que, détenant, comme M. de Charlus, l'esprit des Guermantes, elle méprisait au point de vue mondain (on faisait passer maintenant, pour glorifier l'état-major, un général plébéien avant certains ducs) mais auquel pourtant, comme elle se savait cotée mal pensante, elle faisait de larges concessions, jusqu'à redouter d'avoir à tendre la main à Swann dans ce milieu antisémite. À cet égard elle fut vite rassurée, ayant appris que le Prince n'avait pas laissé entrer Swann et avait eu avec lui « une espèce d'altercation ». Elle ne risquait pas d'avoir à faire publiquement la conversation avec « pauvre Charles » qu'elle préférait chérir dans le privé.
– Et qu'est-ce encore que celle-là ? s'écria Mme de Guermantes en voyant une petite dame l'air un peu étrange, dans une robe noire tellement simple qu'on aurait dit une malheureuse, lui faire, ainsi que son mari, un grand salut. Elle ne la reconnut pas et, ayant de ces insolences, se redressa comme offensée, et regarda sans répondre, d'un air étonné : « Qu'est-ce que c'est que cette personne, Basin ? » demanda-t-elle d'un air étonné, pendant que M. de Guermantes, pour réparer l'impolitesse d'Oriane, saluait la dame et serrait la main du mari. « Mais, c'est Mme de Chaussepierre, vous avez été très impolie. – Je ne sais pas ce que c'est Chaussepierre. – Le neveu de la vieille mère Chanlivault. – Je ne connais rien de tout ça. Qui est la femme, pourquoi me salue-t-elle ? – Mais, vous ne connaissez que ça, c'est la fille de Mme de Charleval, Henriette Montmorency. – Ah ! mais j'ai très bien connu sa mère, elle était charmante, très spirituelle. Pourquoi a-t-elle épousé tous ces gens que je ne connais pas ? Vous dites qu'elle s'appelle Mme de Chaussepierre ? » dit-elle en épelant ce dernier mot d'un air interrogateur et comme si elle avait peur de se tromper. Le duc lui jeta un regard dur. « Cela n'est pas si ridicule que vous avez l'air de croire de s'appeler Chaussepierre ! Le vieux Chaussepierre était le frère de la Charleval déjà nommée, de Mme de Sennecour et de la vicomtesse du Merlerault. Ce sont des gens bien. – Ah ! assez, s'écria la duchesse qui, comme une dompteuse, ne voulait jamais avoir l'air de se laisser intimider par les regards dévorants du fauve. Basin, vous faites ma joie. Je ne sais pas où vous avez été dénicher ces noms, mais je vous fais tous mes compliments. Si j'ignorais Chaussepierre, j'ai lu Balzac, vous n'êtes pas le seul, et j'ai même lu Labiche. J'apprécie Chanlivault, je ne hais pas Charleval, mais j'avoue que du Merlerault est le chef-d'œuvre. Du reste, avouons que Chaussepierre n'est pas mal non plus. Vous avez collectionné tout ça, ce n'est pas possible. Vous qui voulez faire un livre, me dit-elle, vous devriez retenir Charleval et du Merlerault. Vous ne trouverez pas mieux. – Il se fera faire tout simplement procès, et il ira en prison ; vous lui donnez de très mauvais conseils, Oriane. – J'espère pour lui qu'il a à sa disposition des personnes plus jeunes s'il a envie de demander de mauvais conseils, et surtout de les suivre. Mais s'il ne veut rien faire de plus mal qu'un livre ! » Assez loin de nous, une merveilleuse et fière jeune femme se détachait doucement dans une robe blanche, toute en diamants et en tulle. Madame de Guermantes la regarda qui parlait devant tout un groupe aimanté par sa grâce.
« Votre sœur est partout la plus belle ; elle est charmante ce soir », dit-elle, tout en prenant une chaise, au prince de Chimay qui passait. Le colonel de Froberville (il avait pour oncle le général du même nom) vint s'asseoir à côté de nous, ainsi que M. de Bréauté, tandis que M. de Vaugoubert, se dandinant (par un excès de politesse qu'il gardait même quand il jouait au tennis où, à force de demander des permissions aux personnages de marque avant d'attraper la balle, il faisait inévitablement perdre la partie à son camp), retournait auprès de M. de Charlus (jusque-là quasi enveloppé par l'immense jupe de la comtesse Molé, qu'il faisait profession d'admirer entre toutes les femmes), et, par hasard, au moment où plusieurs membres d'une nouvelle mission diplomatique à Paris saluaient le baron. À la vue d'un jeune secrétaire à l'air particulièrement intelligent, M. de Vaugoubert fixa sur M. de Charlus un sourire où s'épanouissait visiblement une seule question. M. de Charlus eût peut-être volontiers compromis quelqu'un, mais se sentir, lui, compromis par ce sourire partant d'un autre et qui ne pouvait avoir qu'une signification, l'exaspéra. « Je n'en sais absolument rien, je vous prie de garder vos curiosités pour vous-même. Elles me laissent plus que froid. Du reste, dans le cas particulier, vous faites un impair de tout premier ordre. Je crois ce jeune homme absolument le contraire. » Ici, M. de Charlus, irrité d'avoir été dénoncé par un sot, ne disait pas la vérité. Le secrétaire eût, si le baron avait dit vrai, fait exception dans cette ambassade. Elle était, en effet, composée de personnalités fort différentes, plusieurs extrêmement médiocres, en sorte que, si l'on cherchait quel avait pu être le motif du choix qui s'était porté sur elles, on ne pouvait découvrir que l'inversion. En mettant à la tête de ce petit Sodome diplomatique un ambassadeur aimant au contraire les femmes avec une exagération comique de compère de revue, qui faisait manœuvrer en règle son bataillon de travestis, on semblait avoir obéi à la loi des contrastes. Malgré ce qu'il avait sous les yeux, il ne croyait pas à l'inversion. Il en donna immédiatement la preuve en mariant sa sœur à un chargé d'affaires qu'il croyait bien faussement un coureur de poules. Dès lors il devint un peu gênant et fut bientôt remplacé par une Excellence nouvelle qui assura l'homogénéité de l'ensemble. D'autres ambassades cherchèrent à rivaliser avec celle-là, mais elles ne purent lui disputer le prix (comme au concours général, où un certain lycée l'a toujours) et il fallut que plus de dix ans se passassent avant que, des attachés hétérogènes s'étant introduits dans ce tout si parfait, une autre pût enfin lui arracher la funeste palme et marcher en tête.
Rassurée sur la crainte d'avoir à causer avec Swann, Mme de Guermantes n'éprouvait plus que de la curiosité au sujet de la conversation qu'il avait eue avec le maître de maison. « Savez-vous à quel sujet ? demanda le duc à M. de Bréauté. – J'ai entendu dire, répondit celui-ci, que c'était à propos d'un petit acte que l'écrivain Bergotte avait fait représenter chez eux. C'était ravissant, d'ailleurs. Mais il paraît que l'acteur s'était fait la tête de Gilbert, que, d'ailleurs, le sieur Bergotte aurait voulu en effet dépeindre. – Tiens, cela m'aurait amusée de voir contrefaire Gilbert, dit la duchesse en souriant rêveusement. – C'est sur cette petite représentation, reprit M. de Bréauté en avançant sa mâchoire de rongeur, que Gilbert a demandé des explications à Swann, qui s'est contenté de répondre, ce que tout le monde trouva très spirituel : « Mais, pas du tout, cela ne vous ressemble en rien, vous êtes bien plus ridicule que ça ! » Il paraît, du reste, reprit M. de Bréauté, que cette petite pièce était ravissante. Mme Molé y était, elle s'est énormément amusée. – Comment, Mme Molé va là ? dit la duchesse étonnée. Ah ! c'est Mémé qui aura arrangé cela. C'est toujours ce qui finit par arriver avec ces endroits-là. Tout le monde, un beau jour, se met à y aller, et moi, qui me suis volontairement exclue par principe, je me trouve seule à m'ennuyer dans mon coin. » Déjà, depuis le récit que venait de leur faire M. de Bréauté, la duchesse de Guermantes (sinon sur le salon Swann, du moins sur l'hypothèse de rencontrer Swann dans un instant) avait, comme on voit, adopté un nouveau point de vue. « L'explication que vous nous donnez, dit à M. de Bréauté le colonel de Froberville, est de tout point controuvée. J'ai mes raisons pour le savoir. Le Prince a purement et simplement fait une algarade à Swann et lui a fait assavoir, comme disaient nos pères, de ne plus avoir à se montrer chez lui, étant donné les opinions qu'il affiche. Et, selon moi, mon oncle Gilbert a eu mille fois raison, non seulement de faire cette algarade, mais aurait dû en finir il y a plus de six mois avec un dreyfusard avéré. »
Le pauvre M. de Vaugoubert, devenu cette fois-ci de trop lambin joueur de tennis une inerte balle de tennis elle-même qu'on lance sans ménagements, se trouva projeté vers la duchesse de Guermantes, à laquelle il présenta ses hommages. Il fut assez mal reçu, Oriane vivant dans la persuasion que tous les diplomates – ou hommes politiques – de son monde étaient des nigauds.
M. de Froberville avait forcément bénéficié de la situation de faveur qui depuis peu était faite aux militaires dans la société. Malheureusement, si la femme qu'il avait épousée était parente très véritable des Guermantes, c'en était une aussi extrêmement pauvre, et comme lui-même avait perdu sa fortune, ils n'avaient guère de relations et c'étaient de ces gens qu'on laissait de côté, hors des grandes occasions, quand ils avaient la chance de perdre ou de marier un parent. Alors, ils faisaient vraiment partie de la communion du grand monde, comme les catholiques de nom qui ne s'approchent de la sainte Table qu'une fois l'an. Leur situation matérielle eût même été malheureuse si Mme de Saint-Euverte, fidèle à l'affection qu'elle avait eue pour feu le général de Froberville, n'avait pas aidé de toutes façons le ménage, donnant des toilettes et des distractions aux deux petites filles. Mais le colonel, qui passait pour un bon garçon, n'avait pas l'âme reconnaissante. Il était envieux des splendeurs d'une bienfaitrice qui les célébrait elle-même sans trêve et sans mesure. La garden-party était pour lui, sa femme et ses enfants, un plaisir merveilleux qu'ils n'eussent pas voulu manquer pour tout l'or du monde, mais un plaisir empoisonné par l'idée des joies d'orgueil qu'en tirait Mme de Saint-Euverte. L'annonce de cette garden-party dans les journaux qui, ensuite, après un récit détaillé, ajoutaient machiavéliquement : « Nous reviendrons sur cette belle fête », les détails complémentaires sur les toilettes, donnés pendant plusieurs jours de suite, tout cela faisait tellement mal aux Froberville, qu'eux, assez sevrés de plaisirs et qui savaient pouvoir compter sur celui de cette matinée, en arrivaient chaque année à souhaiter que le mauvais temps en gênât la réussite, à consulter le baromètre et à anticiper avec délices les prémices d'un orage qui pût faire rater la fête.
– Je ne discuterai pas politique avec vous, Froberville, dit M. de Guermantes, mais, pour ce qui concerne Swann, je peux dire franchement que sa conduite à notre égard a été inqualifiable. Patronné jadis dans le monde par nous, par le duc de Chartres, on me dit qu'il est ouvertement dreyfusard. Jamais je n'aurais cru cela de lui, de lui un fin gourmet, un esprit positif, un collectionneur, un amateur de vieux livres, membre du Jockey, un homme entouré de la considération générale, un connaisseur de bonnes adresses qui nous envoyait le meilleur porto qu'on puisse boire, un dilettante, un père de famille. Ah ! j'ai été bien trompé. Je ne parle pas de moi, il est convenu que je suis une vieille bête, dont l'opinion ne compte pas, une espèce de va-nu-pieds, mais rien que pour Oriane, il n'aurait pas dû faire cela, il aurait dû désavouer ouvertement les Juifs et les sectateurs du condamné.
« Oui, après l'amitié que lui a toujours témoignée ma femme, reprit le duc, qui considérait évidemment que condamner Dreyfus pour haute trahison, quelque opinion qu'on eût dans son for intérieur sur sa culpabilité, constituait une espèce de remerciement pour la façon dont on avait été reçu dans le faubourg Saint-Germain, il aurait dû se désolidariser. Car, demandez à Oriane, elle avait vraiment de l'amitié pour lui. » La duchesse, pensant qu'un ton ingénu et calme donnerait une valeur plus dramatique et sincère à ses paroles, dit d'une voix d'écolière, comme laissant sortir simplement la vérité de sa bouche et en donnant seulement à ses yeux une expression un peu mélancolique : « Mais c'est vrai, je n'ai aucune raison de cacher que j'avais une sincère affection pour Charles ! – Là, vous voyez, je ne lui fais pas dire. Et après cela, il pousse l'ingratitude jusqu'à être dreyfusard ! »
« À propos de dreyfusards, dis-je, il paraît que le prince Von l'est. – Ah ! vous faites bien de me parler de lui, s'écria M. de Guermantes, j'allais oublier qu'il m'a demandé de venir dîner lundi. Mais, qu'il soit dreyfusard ou non, cela m'est parfaitement égal puisqu'il est étranger. Je m'en fiche comme de colin-tampon. Pour un Français, c'est autre chose. Il est vrai que Swann est juif. Mais jusqu'à ce jour – excusez-moi, Froberville – j'avais eu la faiblesse de croire qu'un juif peut être Français, j'entends un juif honorable, homme du monde. Or Swann était cela dans toute la force du terme. Hé bien ! il me force à reconnaître que je me suis trompé, puisqu'il prend parti pour ce Dreyfus (qui, coupable ou non, ne fait nullement partie de son milieu, qu'il n'aurait jamais rencontré) contre une société qui l'avait adopté, qui l'avait traité comme un des siens. Il n'y a pas à dire, nous nous étions tous portés garants de Swann, j'aurais répondu de son patriotisme comme du mien. Ah ! il nous récompense bien mal. J'avoue que de sa part je ne me serais jamais attendu à cela. Je le jugeais mieux. Il avait de l'esprit (dans son genre, bien entendu). Je sais bien qu'il avait déjà fait l'insanité de son honteux mariage. Tenez, savez-vous quelqu'un à qui le mariage de Swann a fait beaucoup de peine ? C'est à ma femme. Oriane a souvent ce que j'appellerai une affectation d'insensibilité. Mais au fond, elle ressent avec une force extraordinaire. » Mme de Guermantes, ravie de cette analyse de son caractère, l'écoutait d'un air modeste mais ne disait pas un mot, par scrupule d'acquiescer à l'éloge, surtout par peur de l'interrompre. M. de Guermantes aurait pu parler une heure sur ce sujet qu'elle eût encore moins bougé que si on lui avait fait de la musique. « Hé bien ! je me rappelle, quand elle a appris le mariage de Swann, elle s'est sentie froissée ; elle a trouvé que c'était mal de quelqu'un à qui nous avions témoigné tant d'amitié. Elle aimait beaucoup Swann ; elle a eu beaucoup de chagrin. N'est-ce pas Oriane ? » Mme de Guermantes crut devoir répondre à une interpellation aussi directe sur un point de fait qui lui permettrait, sans en avoir l'air, de confirmer des louanges qu'elle sentait terminées. D'un ton timide et simple, et un air d'autant plus appris qu'il voulait paraître « senti », elle dit avec une douceur réservée : « C'est vrai, Basin ne se trompe pas. – Et pourtant ce n'était pas encore la même chose. Que voulez-vous, l'amour est l'amour quoique, à mon avis, il doive rester dans certaines bornes. J'excuserais encore un jeune homme, un petit morveux, se laissant emballer par les utopies. Mais Swann, un homme intelligent, d'une délicatesse éprouvée, un fin connaisseur en tableaux, un familier du duc de Chartres, de Gilbert lui-même ! » Le ton dont M. de Guermantes disait cela était d'ailleurs parfaitement sympathique, sans ombre de la vulgarité qu'il montrait trop souvent. Il parlait avec une tristesse légèrement indignée, mais tout en lui respirait cette gravité douce qui fait le charme onctueux et large de certains personnages de Rembrandt, le bourgmestre Six par exemple. On sentait que la question de l'immoralité de la conduite de Swann dans l'Affaire ne se posait même pas pour le duc, tant elle faisait peu de doute ; il en ressentait l'affliction d'un père voyant un de ses enfants, pour l'éducation duquel il a fait les plus grands sacrifices, ruiner volontairement la magnifique situation qu'il lui a faite et déshonorer, par des frasques que les principes ou les préjugés de la famille ne peuvent admettre, un nom respecté. Il est vrai que M. de Guermantes n'avait pas manifesté autrefois un étonnement aussi profond et aussi douloureux quand il avait appris que Saint-Loup était dreyfusard. Mais d'abord il considérait son neveu comme un jeune homme dans une mauvaise voie et de qui rien, jusqu'à ce qu'il se soit amendé, ne saurait étonner, tandis que Swann était ce que M. de Guermantes appelait « un homme pondéré, un homme ayant une position de premier ordre ». Ensuite et surtout, un assez long temps avait passé pendant lequel, si, au point de vue historique, les événements avaient en partie semblé justifier la thèse dreyfusiste, l'opposition antidreyfusarde avait redoublé de violence, et de purement politique d'abord était devenue sociale. C'était maintenant une question de militarisme, de patriotisme, et les vagues de colère soulevées dans la société avaient eu le temps de prendre cette force qu'elles n'ont jamais au début d'une tempête. « Voyez-vous, reprit M. de Guermantes, même au point de vue de ses chers juifs, puisqu'il tient absolument à les soutenir, Swann a fait une boulette d'une portée incalculable. Il prouve qu'ils sont en quelque sorte forcés de prêter appui à quelqu'un de leur race, même s'ils ne le connaissent pas. C'est un danger public. Nous avons évidemment été trop coulants, et la gaffe que commet Swann aura d'autant plus de retentissement qu'il était estimé, même reçu, et qu'il était à peu près le seul juif qu'on connaissait. On se dira : Ab uno disce omnes. » (La satisfaction d'avoir trouvé à point nommé, dans sa mémoire, une citation si opportune éclaira seule d'un orgueilleux sourire la mélancolie du grand seigneur trahi.)
J'avais grande envie de savoir ce qui s'était exactement passé entre le Prince et Swann et de voir ce dernier, s'il n'avait pas encore quitté la soirée. « Je vous dirai, me répondit la duchesse, à qui je parlais de ce désir, que moi je ne tiens pas excessivement à le voir parce qu'il paraît, d'après ce qu'on m'a dit tout à l'heure chez Mme de Saint-Euverte, qu'il voudrait avant de mourir que je fasse la connaissance de sa femme et de sa fille. Mon Dieu, ce me fait une peine infinie qu'il soit malade, mais d'abord j'espère que ce n'est pas aussi grave que ça. Et puis enfin ce n'est tout de même pas une raison, parce que ce serait vraiment trop facile. Un écrivain sans talent n'aurait qu'à dire : « Votez pour moi à l'Académie parce que ma femme va mourir et que je veux lui donner cette dernière joie. » Il n'y aurait plus de salons si on était obligé de faire la connaissance de tous les mourants. Mon cocher pourrait me faire valoir : « Ma fille est très mal, faites-moi recevoir chez la princesse de Parme. » J'adore Charles, et cela me ferait beaucoup de chagrin de lui refuser, aussi est-ce pour cela que j'aime mieux éviter qu'il me le demande. J'espère de tout mon cœur qu'il n'est pas mourant, comme il le dit, mais vraiment, si cela devait arriver, ce ne serait pas le moment pour moi de faire la connaissance de ces deux créatures qui m'ont privée du plus agréable de mes amis pendant quinze ans, et qu'il me laisserait pour compte une fois que je ne pourrais même pas en profiter pour le voir lui, puisqu'il serait mort ! »
Mais M. de Bréauté n'avait cessé de ruminer le démenti que lui avait infligé le colonel de Froberville.
– Je ne doute pas de l'exactitude de votre récit, mon cher ami, dit-il, mais je tenais le mien de bonne source. C'est le prince de La Tour d'Auvergne qui me l'avait narré.
– Je m'étonne qu'un savant comme vous dise encore le prince de La Tour d'Auvergne, interrompit le duc de Guermantes, vous savez qu'il ne l'est pas le moins du monde. Il n'y a plus qu'un seul membre de cette famille : c'est l'oncle d'Oriane, le duc de Bouillon.
– Le frère de Mme de Villeparisis ? demandai-je, me rappelant que celle-ci était une demoiselle de Bouillon.
– Parfaitement. Oriane, Mme de Lambresac vous dit bonjour.
En effet, on voyait par moments se former et passer comme une étoile filante un faible sourire destiné par la duchesse de Lambresac à quelque personne qu'elle avait reconnue. Mais ce sourire, au lieu de se préciser en une affirmation active, en un langage muet mais clair, se noyait presque aussitôt en une sorte d'extase idéale qui ne distinguait rien, tandis que la tête s'inclinait en un geste de bénédiction béate rappelant celui qu'incline vers la foule des communiantes un prélat un peu ramolli. Mme de Lambresac ne l'était en aucune façon. Mais je connaissais déjà ce genre particulier de distinction désuète. À Combray et à Paris, toutes les amies de ma grand'mère avaient l'habitude de saluer, dans une réunion mondaine, d'un air aussi séraphique que si elles avaient aperçu quelqu'un de connaissance à l'église, au moment de l'Élévation ou pendant un enterrement, et lui jetaient mollement un bonjour qui s'achevait en prière. Or, une phrase de M. de Guermantes allait compléter le rapprochement que je faisais. « Mais vous avez vu le duc de Bouillon, me dit M. de Guermantes. Il sortait tantôt de ma bibliothèque comme vous y entriez, un monsieur court de taille et tout blanc. » C'était celui que j'avais pris pour un petit bourgeois de Combray, et dont maintenant, à la réflexion, je dégageais la ressemblance avec Mme de Villeparisis. La similitude des saluts évanescents de la duchesse de Lambresac avec ceux des amies de ma grand'mère avait commencé de m'intéresser en me montrant que dans les milieux étroits et fermés, qu'ils soient de petite bourgeoisie ou de grandes noblesse, les anciennes manières persistent, nous permettant comme à un archéologue de retrouver ce que pouvait être l'éducation et la part d'âme qu'elle reflète, au temps du vicomte d'Arlincourt et de Loïsa Puget. Mieux maintenant la parfaite conformité d'apparence entre un petit bourgeois de Combray de son âge et le duc de Bouillon me rappelait (ce qui m'avait déjà tant frappé quand j'avais vu le grand-père maternel de Saint-Loup, le duc de La Rochefoucauld, sur un daguerréotype où il était exactement pareil comme vêtements, comme air et comme façons à mon grand-oncle) que les différences sociales, voire individuelles, se fondent à distance dans l'uniformité d'une époque. La vérité est que la ressemblance des vêtements et aussi la réverbération par le visage de l'esprit de l'époque tiennent, dans une personne, une place tellement plus importante que sa caste, en occupent une grande seulement dans l'amour-propre de l'intéressé et l'imagination des autres, que, pour se rendre compte qu'un grand seigneur du temps de Louis-Philippe est moins différent d'un bourgeois du temps de Louis-Philippe que d'un grand seigneur du temps de Louis XV, il n'est pas nécessaire de parcourir les galeries du Louvre.
À ce moment, un musicien bavarois à grands cheveux, que protégeait la princesse de Guermantes, salua Oriane. Celle-ci répondit par une inclinaison de tête, mais le duc, furieux de voir sa femme dire bonsoir à quelqu'un qu'il ne connaissait pas, qui avait une touche singulière, et qui, autant que M. de Guermantes croyait le savoir, avait fort mauvaise réputation, se retourna vers sa femme d'un air interrogateur et terrible, comme s'il disait : « Qu'est-ce que c'est que cet ostrogoth-là ? » La situation de la pauvre Mme de Guermantes était déjà assez compliquée, et si le musicien eût eu un peu pitié de cette épouse martyre, il se serait au plus vite éloigné. Mais, soit désir de ne pas rester sur l'humiliation qui venait de lui être infligée en public, au milieu des plus vieux amis du cercle du duc, desquels la présence avait peut-être bien motivé un peu sa silencieuse inclinaison, et pour montrer que c'était à bon droit, et non sans la connaître, qu'il avait salué Mme de Guermantes, soit obéissant à l'inspiration obscure et irrésistible de la gaffe qui le poussa – dans un moment où il eût dû se fier plutôt à l'esprit – à appliquer la lettre même du protocole, le musicien s'approcha davantage de Mme de Guermantes et lui dit : « Madame la duchesse, je voudrais solliciter l'honneur d'être présenté au duc. » Mme de Guermantes était bien malheureuse. Mais enfin, elle avait beau être une épouse trompée, elle était tout de même la duchesse de Guermantes et ne pouvait avoir l'air d'être dépouillée de son droit de présenter à son mari les gens qu'elle connaissait. « Basin, dit-elle, permettez-moi de vous présenter M. d'Herweck. »
– Je ne vous demande pas si vous irez demain chez Mme de Saint-Euverte, dit le colonel de Froberville à Mme de Guermantes pour dissiper l'impression pénible produite par la requête intempestive de M. d'Herweck. Tout Paris y sera.
Cependant, se tournant d'un seul mouvement et comme d'une seule pièce vers le musicien indiscret, le duc de Guermantes, faisant front, monumental, muet, courroucé, pareil à Jupiter tonnant, resta immobile ainsi quelques secondes, les yeux flambant de colère et d'étonnement, ses cheveux crespelés semblant sortir d'un cratère. Puis, comme dans l'emportement d'une impulsion qui seule lui permettait d'accomplir la politesse qui lui était demandée, et après avoir semblé par son attitude de défi attester toute l'assistance qu'il ne connaissait pas le musicien bavarois, croisant derrière le dos ses deux mains gantées de blanc, il se renversa en avant et asséna au musicien un salut si profond, empreint de tant de stupéfaction et de rage, si brusque, si violent, que l'artiste tremblant recula tout en s'inclinant pour ne pas recevoir un formidable coup de tête dans le ventre. « Mais c'est que justement je ne serai pas à Paris, répondit la duchesse au colonel de Froberville. Je vous dirai (ce que je ne devrais pas avouer) que je suis arrivée à mon âge sans connaître les vitraux de Montfort-l'Amaury. C'est honteux, mais c'est ainsi. Alors pour réparer cette coupable ignorance, je me suis promis d'aller demain les voir. » M. de Bréauté sourit finement. Il comprit en effet que, si la duchesse avait pu rester jusqu'à son âge sans connaître les vitraux de Montfort-l'Amaury, cette visite artistique ne prenait pas subitement le caractère urgent d'une intervention « à chaud » et eût pu sans péril, après avoir été différée pendant plus de vingt-cinq ans, être reculée de vingt-quatre heures. Le projet qu'avait formé la duchesse était simplement le décret rendu, dans la manière des Guermantes, que le salon Saint-Euverte n'était décidément pas une maison vraiment bien, mais une maison où on vous invitait pour se parer de vous dans le compte rendu du Gaulois, une maison qui décernerait un cachet de suprême élégance à celles, ou, en tout cas, à celle, si elle n'était qu'une, qu'on n'y verrait pas. Le délicat amusement de M. de Bréauté, doublé de ce plaisir poétique qu'avaient les gens du monde à voir Mme de Guermantes faire des choses que leur situation moindre ne leur permettait pas d'imiter, mais dont la vision seule leur causait le sourire du paysan attaché à sa glèbe qui voit des hommes plus libres et plus fortunés passer au-dessus de sa tête, ce plaisir délicat n'avait aucun rapport avec le ravissement dissimulé, mais éperdu, qu'éprouva aussitôt M. de Froberville.
Les efforts que faisait M. de Froberville pour qu'on n'entendît pas son rire l'avaient fait devenir rouge comme un coq, et malgré cela c'est en entrecoupant ses mots de hoquets de joie qu'il s'écria d'un ton miséricordieux : « Oh ! pauvre tante Saint-Euverte, elle va en faire une maladie ! Non ! la malheureuse femme ne va pas avoir sa duchesse ; quel coup ! mais il y a de quoi la faire crever ! » ajouta-t-il, en se tordant de rire. Et dans son ivresse il ne pouvait s'empêcher de faire des appels de pieds et de se frotter les mains. Souriant d'un œil et d'un seul coin de la bouche à M. de Froberville dont elle appréciait l'intention aimable, mais moins tolérable le mortel ennui, Mme de Guermantes finit par se décider à le quitter. « Écoutez, je vais être obligée de vous dire bonsoir », lui dit-elle en se levant, d'un air de résignation mélancolique, et comme si ç'avait été pour elle un malheur. Sous l'incantation de ses yeux bleus, sa voix doucement musicale faisait penser à la plainte poétique d'une fée. « Basin veut que j'aille voir un peu Marie. »
En réalité, elle en avait assez d'entendre Froberville, lequel ne cessait plus de l'envier d'aller à Montfort-l'Amaury quand elle savait fort bien qu'il entendait parler de ces vitraux pour la première fois, et que, d'autre part, il n'eût pour rien au monde lâché la matinée Saint-Euverte. « Adieu, je vous ai à peine parlé ; c'est comme ça dans le monde, on ne se voit pas, on ne dit pas les choses qu'on voudrait se dire ; du reste, partout, c'est la même chose dans la vie. Espérons qu'après la mort ce sera mieux arrangé. Au moins on n'aura toujours pas besoin de se décolleter. Et encore qui sait ? On exhibera peut-être ses os et ses vers pour les grandes fêtes. Pourquoi pas ? Tenez, regardez la mère Rampillon, trouvez-vous une très grande différence entre ça et un squelette en robe ouverte ? Il est vrai qu'elle a tous les droits, car elle a au moins cent ans. Elle était déjà un des monstres sacrés devant lesquels je refusais de m'incliner quand j'ai fait mes débuts dans le monde. Je la croyais morte depuis très longtemps ; ce qui serait d'ailleurs la seule explication du spectacle qu'elle nous offre. C'est impressionnant et liturgique. C'est du « Campo-Santo » ! La duchesse avait quitté Froberville ; il se rapprocha : « Je voudrais vous dire un dernier mot. » Un peu agacée : « Qu'est-ce qu'il y a encore ? » lui dit-elle avec hauteur. Et lui, ayant craint qu'au dernier moment elle ne se ravisât pour Montfort-l'Amaury : « Je n'avais pas osé vous en parler à cause de Mme de Saint-Euverte, pour ne pas lui faire de peine, mais puisque vous ne comptez pas y aller, je puis vous dire que je suis heureux pour vous, car il y a de la rougeole chez elle ! – Oh ! Mon Dieu ! dit Oriane qui avait peur des maladies. Mais pour moi ça ne fait rien, je l'ai déjà eue. On ne peut pas l'avoir deux fois. – Ce sont les médecins qui disent ça ; je connais des gens qui l'ont eue jusqu'à quatre. Enfin, vous êtes avertie. » Quant à lui, cette rougeole fictive, il eût fallu qu'il l'eût réellement et qu'elle l'eût cloué au lit pour qu'il se résignât à manquer la fête Saint-Euverte attendue depuis tant de mois. Il aurait le plaisir d'y voir tant d'élégances ! le plaisir plus grand d'y constater certaines choses ratées, et surtout celui de pouvoir longtemps se vanter d'avoir frayé avec les premières et, en les exagérant ou en les inventant, de déplorer les secondes.
Je profitai de ce que la duchesse changeait de place pour me lever aussi afin d'aller vers le fumoir m'informer de Swann. « Ne croyez pas un mot de ce qu'a raconté Babal, me dit-elle. Jamais la petite Molé ne serait allée se fourrer là dedans. On nous dit ça pour nous attirer. Ils ne reçoivent personne et ne sont invités nulle part. Lui-même l'avoue : « Nous restons tous les deux seuls au coin de notre feu. » Comme il dit toujours nous, non pas comme le roi, mais pour sa femme, je n'insiste pas. Mais je suis très renseignée », ajouta la duchesse. Elle et moi nous croisâmes deux jeunes gens dont la grande et dissemblable beauté tirait d'une même femme son origine. C'étaient les deux fils de Mme de Surgis, la nouvelle maîtresse du duc de Guermantes. Ils resplendissaient des perfections de leur mère, mais chacun d'une autre. En l'un avait passé, ondoyante en un corps viril, la royale prestance de Mme de Surgis, et la même pâleur ardente, roussâtre et sacrée affluait aux joues marmoréennes de la mère et de ce fils ; mais son frère avait reçu le front grec, le nez parfait, le cou de statue, les yeux infinis ; ainsi faite de présents divers que la déesse avait partagés, leur double beauté offrait le plaisir abstrait de penser que la cause de cette beauté était en dehors d'eux ; on eût dit que les principaux attributs de leur mère s'étaient incarnés en deux corps différents ; que l'un des jeunes gens était la stature de sa mère et son teint, l'autre son regard, comme les êtres divins qui n'étaient que la force et la beauté de Jupiter ou de Minerve. Pleins de respect pour M. de Guermantes, dont ils disaient : « C'est un grand ami de nos parents », l'aîné cependant crut qu'il était prudent de ne pas venir saluer la duchesse dont il savait, sans en comprendre peut-être la raison, l'inimitié pour sa mère, et à notre vue il détourna légèrement la tête. Le cadet, qui imitait toujours son frère, parce qu'étant stupide et, de plus, myope, il n'osait pas avoir d'avis personnel, pencha la tête selon le même angle, et ils se glissèrent tous deux vers la salle de jeux, l'un derrière l'autre, pareils à deux figures allégoriques.
Au moment d'arriver à cette salle, je fus arrêté par la marquise de Citri, encore belle mais presque l'écume aux dents. D'une naissance assez noble, elle avait cherché et fait un brillant mariage en épousant M. de Citri, dont l'arrière-grand'mère était Aumale-Lorraine. Mais aussitôt cette satisfaction éprouvée, son caractère négateur lui avait fait prendre les gens du grand monde en une horreur qui n'excluait pas absolument la vie mondaine. Non seulement, dans une soirée, elle se moquait de tout le monde, mais cette moquerie avait quelque chose de si violent que le rire même n'était pas assez âpre et se changeait en guttural sifflement : « Ah ! me dit-elle, en me montrant la duchesse de Guermantes qui venait de me quitter et qui était déjà un peu loin, ce qui me renverse c'est qu'elle puisse mener cette vie-là. » Cette parole était-elle d'une sainte furibonde, et qui s'étonne que les Gentils ne viennent pas d'eux-mêmes à la vérité, ou bien d'une anarchiste en appétit de carnage ? En tout cas, cette apostrophe était aussi peu justifiée que possible. D'abord, la « vie que menait » Mme de Guermantes différait très peu (à l'indignation près) de celle de Mme de Citri. Mme de Citri était stupéfaite de voir la duchesse capable de ce sacrifice mortel : assister à une soirée de Marie-Gilbert. Il faut dire, dans le cas particulier, que Mme de Citri aimait beaucoup la princesse, qui était en effet très bonne, et qu'elle savait en se rendant à sa soirée lui faire grand plaisir. Aussi avait-elle décommandé, pour venir à cette fête, une danseuse à qui elle croyait du génie et qui devait l'initier aux mystères de la chorégraphie russe. Une autre raison qui ôtait quelque valeur à la rage concentrée qu'éprouvait Mme de Citri en voyant Oriane dire bonjour à tel ou telle invité est que Mme de Guermantes, bien qu'à un état beaucoup moins avancé, présentait les symptômes du mal qui ravageait Mme de Citri. On a, du reste, vu qu'elle en portait les germes de naissance. Enfin, plus intelligente que Mme de Citri, Mme de Guermantes aurait eu plus de droits qu'elle à ce nihilisme (qui n'était pas que mondain), mais il est vrai que certaines qualités aident plutôt à supporter les défauts du prochain qu'elles ne contribuent à en faire souffrir ; et un homme de grand talent prêtera d'habitude moins d'attention à la sottise d'autrui que ne ferait un sot. Nous avons assez longuement décrit le genre d'esprit de la duchesse pour convaincre que, s'il n'avait rien de commun avec une haute intelligence, il était du moins de l'esprit, de l'esprit adroit à utiliser (comme un traducteur) différentes formes de syntaxe. Or, rien de tel ne semblait qualifier Mme de Citri à mépriser des qualités tellement semblables aux siennes. Elle trouvait tout le monde idiot, mais dans sa conversation, dans ses lettres, se montrait plutôt inférieure aux gens qu'elle traitait avec tant de dédain. Elle avait, du reste, un tel besoin de destruction que, lorsqu'elle eut à peu près renoncé au monde, les plaisirs qu'elle rechercha alors subirent l'un après l'autre son terrible pouvoir dissolvant. Après avoir quitté les soirées pour des séances de musique, elle se mit à dire : « Vous aimez entendre cela, de la musique ? Ah ! mon Dieu, cela dépend des moments. Mais ce que cela peut être ennuyeux ! Ah ! Beethoven, la barbe ! » Pour Wagner, puis pour Franck, pour Debussy, elle ne se donnait même pas la peine de dire « la barbe » mais se contentait de faire passer sa main, comme un barbier, sur son visage.
Bientôt, ce qui fut ennuyeux, ce fut tout. « C'est si ennuyeux les belles choses ! Ah ! les tableaux, c'est à vous rendre fou... Comme vous avez raison, c'est si ennuyeux d'écrire des lettres ! » Finalement ce fut la vie elle-même qu'elle nous déclara une chose rasante, sans qu'on sût bien où elle prenait son terme de comparaison.
Je ne sais si c'est à cause de ce que la duchesse de Guermantes, le premier soir que j'avais dîné chez elle, avait dit de cette pièce, mais la salle de jeux ou fumoir, avec son pavage illustré, ses trépieds, ses figures de dieux et d'animaux qui vous regardaient, les sphinx allongés aux bras des sièges, et surtout l'immense table en marbre ou en mosaïque émaillée, couverte de signes symboliques plus ou moins imités de l'art étrusque et égyptien, cette salle de jeux me fit l'effet d'une véritable chambre magique. Or, sur un siège approché de la table étincelante et augurale, M. de Charlus, lui, ne touchant à aucune carte, insensible à ce qui se passait autour de lui, incapable de s'apercevoir que je venais d'entrer, semblait précisément un magicien appliquant toute la puissance de sa volonté et de son raisonnement à tirer un horoscope. Non seulement comme à une Pythie sur son trépied les yeux lui sortaient de la tête, mais, pour que rien ne vînt le distraire des travaux qui exigeaient la cessation des mouvements les plus simples, il avait (pareil à un calculateur qui ne veut rien faire d'autre tant qu'il n'a pas résolu son problème) posé auprès de lui le cigare qu'il avait un peu auparavant dans la bouche et qu'il n'avait plus la liberté d'esprit nécessaire pour fumer. En apercevant les deux divinités accroupies que portait à ses bras le fauteuil placé en face de lui, on eût pu croire que le baron cherchait à découvrir l'énigme du sphinx, si ce n'avait pas été plutôt celle d'un jeune et vivant Oedipe, assis précisément dans ce fauteuil, où il s'était installé pour jouer. Or, la figure à laquelle M. de Charlus appliquait, et avec une telle contention, toutes ses facultés spirituelles, et qui n'était pas, à vrai dire, de celles qu'on étudie d'habitude more geometrico, c'était celle que lui proposaient les lignes de la figure du jeune marquis de Surgis ; elle semblait, tant M. de Charlus était profondément absorbé devant elle, être quelque mot en losange, quelque devinette, quelque problème d'algèbre dont il eût cherché à percer l'énigme ou à dégager la formule. Devant lui les signes sibyllins et les figures inscrites sur cette table de la Loi semblaient le grimoire qui allait permettre au vieux sorcier de savoir dans quel sens s'orientaient les destins du jeune homme. Soudain, il s'aperçut que je le regardais, leva la tête comme s'il sortait d'un rêve et me sourit en rougissant. À ce moment l'autre fils de Mme de Surgis vint auprès de celui qui jouait, regarder ses cartes. Quand M. de Charlus eut appris de moi qu'ils étaient frères, son visage ne put dissimuler l'admiration que lui inspirait une famille créatrice de chefs-d'œuvre aussi splendides et aussi différents. Et ce qui eût ajouté à l'enthousiasme du baron, c'est d'apprendre que les deux fils de Mme de Surgis-le-Duc n'étaient pas seulement de la même mère mais du même père. Les enfants de Jupiter sont dissemblables, mais cela vient de ce qu'il épousa d'abord Métis, dans le destin de qui il était de donner le jour à de sages enfants, puis Thémis, et ensuite Eurynome, et Mnémosyne, et Leto, et en dernier lieu seulement Junon. Mais d'un seul père Mme de Surgis avait fait naître deux fils qui avaient reçu des beautés d'elle, mais des beautés différentes.
J'eus enfin le plaisir que Swann entrât dans cette pièce, qui était fort grande, si bien qu'il ne m'aperçut pas d'abord. Plaisir mêlé de tristesse, d'une tristesse que n'éprouvaient peut-être pas les autres invités, mais qui chez eux consistait dans cette espèce de fascination qu'exercent les formes inattendues et singulières d'une mort prochaine, d'une mort qu'on a déjà, comme dit le peuple, sur le visage. Et c'est avec une stupéfaction presque désobligeante, où il entrait de la curiosité indiscrète, de la cruauté, un retour à la fois quiet et soucieux (mélange à la fois de suave mari magno et de memento quia pulvis, eût dit Robert), que tous les regards s'attachèrent à ce visage duquel la maladie avait si bien rongé les joues, comme une lune décroissante, que, sauf sous un certain angle, celui sans doute sous lequel Swann se regardait, elles tournaient court comme un décor inconsistant auquel une illusion d'optique peut seule ajouter l'apparence de l'épaisseur. Soit à cause de l'absence de ces joues qui n'étaient plus là pour le diminuer, soit que l'artériosclérose, qui est une intoxication aussi, le rougît comme eût fait l'ivrognerie, ou le déformât comme eût fait la morphine, le nez de polichinelle de Swann, longtemps résorbé dans un visage agréable, semblait maintenant énorme, tuméfié, cramoisi, plutôt celui d'un vieil Hébreu que d'un curieux Valois. D'ailleurs peut-être chez lui, en ces derniers jours, la race faisait-elle apparaître plus accusé le type physique qui la caractérise, en même temps que le sentiment d'une solidarité morale avec les autres Juifs, solidarité que Swann semblait avoir oubliée toute sa vie, et que, greffées les unes sur les autres, la maladie mortelle, l'affaire Dreyfus, la propagande antisémite, avaient réveillée. Il y a certains Israélites, très fins pourtant et mondains délicats, chez lesquels restent en réserve et dans la coulisse, afin de faire leur entrée à une heure donnée de leur vie, comme dans une pièce, un mufle et un prophète. Swann était arrivé à l'âge du prophète. Certes, avec sa figure d'où, sous l'action de la maladie des segments entiers avaient disparu, comme dans un bloc de glace qui fond et dont des pans entiers sont tombés, il avait bien changé. Mais je ne pouvais m'empêcher d'être frappé combien davantage il avait changé par rapport à moi. Cet homme, excellent, cultivé, que j'étais bien loin d'être ennuyé de rencontrer, je ne pouvais arriver à comprendre comment j'avais pu l'ensemencer autrefois d'un mystère tel que son apparition dans les Champs-Élysées me faisait battre le cœur au point que j'avais honte de m'approcher de sa pèlerine doublée de soie ; qu'à la porte de l'appartement où vivait un tel être, je ne pouvais sonner sans être saisi d'un trouble et d'un effroi infinis ; tout cela avait disparu, non seulement de sa demeure mais de sa personne, et l'idée de causer avec lui pouvait m'être agréable ou non, mais n'affectait en quoi que ce fût mon système nerveux.
Et, de plus, combien il était changé depuis cet après-midi même où je l'avais rencontré – en somme quelques heures auparavant – dans le cabinet du duc de Guermantes. Avait-il vraiment eu une scène avec le Prince et qui l'avait bouleversé ? La supposition n'était pas nécessaire. Les moindres efforts qu'on demande à quelqu'un qui est très malade deviennent vite pour lui un surmenage excessif. Pour peu qu'on l'expose, déjà fatigué, à la chaleur d'une soirée, sa mine se décompose et bleuit comme fait en moins d'un jour une poire trop mûre, ou du lait près de tourner. De plus, la chevelure de Swann était éclaircie par places, et, comme disait Mme de Guermantes, avait besoin du fourreur, avait l'air camphrée, et mal camphrée. J'allais traverser le fumoir et parler à Swann quand malheureusement une main s'abattit sur mon épaule : « Bonjour, mon petit, je suis à Paris pour quarante-huit heures. J'ai passé chez toi, on m'a dit que tu étais ici, de sorte que c'est toi qui vaut à ma tante l'honneur de ma présence à sa fête. » C'était Saint-Loup. Je lui dis combien je trouvais la demeure belle. « Oui, ça fait assez monument historique. Moi, je trouve ça assommant. Ne nous mettons pas près de mon oncle Palamède, sans cela nous allons être happés. Comme Mme Molé (car c'est elle qui tient la corde en ce moment) vient de partir, il est tout désemparé. Il paraît que c'était un vrai spectacle, il ne l'a pas quittée d'un pas, il ne l'a laissée que quand il l'a eu mise en voiture. Je n'en veux pas à mon oncle, seulement je trouve drôle que mon conseil de famille, qui s'est toujours montré si sévère pour moi, soit composé précisément des parents qui ont le plus fait la bombe, à commencer par le plus noceur de tous, mon oncle Charlus, qui est mon subrogé tuteur, qui a eu autant de femmes que don Juan, et qui à son âge ne dételle pas. Il a été question à un moment qu'on me nomme un conseil judiciaire. Je pense que, quand tous ces vieux marcheurs se réunissaient pour examiner la question et me faisaient venir pour me faire de la morale, et me dire que je faisais de la peine à ma mère, ils ne devaient pas pouvoir se regarder sans rire. Tu examineras la composition du conseil, on a l'air d'avoir choisi exprès ceux qui ont le plus retroussé de jupons. » En mettant à part M. de Charlus, au sujet duquel l'étonnement de mon ami ne me paraissait pas plus justifié, mais pour d'autres raisons et qui devaient d'ailleurs se modifier plus tard dans mon esprit, Robert avait bien tort de trouver extraordinaire que des leçons de sagesse fussent données à un jeune homme par des parents qui ont fait les fous, ou le font encore.
Quand l'atavisme, les ressemblances familiales seraient seules en cause, il est inévitable que l'oncle qui fait la semonce ait à peu près les mêmes défauts que le neveu qu'on l'a chargé de gronder. L'oncle n'y met d'ailleurs aucune hypocrisie, trompé qu'il est par la faculté qu'ont les hommes de croire, à chaque nouvelle circonstance, qu'il s'agit « d'autre chose », faculté qui leur permet d'adopter des erreurs artistiques, politiques, etc., sans s'apercevoir que ce sont les mêmes qu'ils ont prises pour des vérités, il y a dix ans, à propos d'une autre école de peinture qu'ils condamnaient, d'une autre affaire politique qu'ils croyaient mériter leur haine, dont ils sont revenus, et qu'ils épousent sans les reconnaître sous un nouveau déguisement. D'ailleurs, même si les fautes de l'oncle sont différentes de celles du neveu, l'hérédité peut n'en être pas moins, dans une certaine mesure, la loi causale, car l'effet ne ressemble pas toujours à la cause, comme la copie à l'original, et même, si les fautes de l'oncle sont pires, il peut parfaitement les croire moins graves.
Quand M. de Charlus venait de faire des remontrances indignées à Robert, qui d'ailleurs ne connaissait pas les goûts véritables de son oncle, à cette époque-là, et même si c'eût encore été celle où le baron flétrissait ses propres goûts, il eût parfaitement pu être sincère, en trouvant, du point de vue de l'homme du monde, que Robert était infiniment plus coupable que lui. Robert n'avait-il pas failli, au moment où son oncle avait été chargé de lui faire entendre raison, se faire mettre au ban de son monde ? ne s'en était-il pas fallu de peu qu'il ne fût blackboulé au Jockey ? n'était-il pas un objet de risée par les folles dépenses qu'il faisait pour une femme de la dernière catégorie, par ses amitiés avec des gens, auteurs, acteurs, juifs, dont pas un n'était du monde, par ses opinions qui ne se différenciaient pas de celles des traîtres, par la douleur qu'il causait à tous les siens ? En quoi cela pouvait-il se comparer, cette vie scandaleuse, à celle de M. de Charlus qui avait su, jusqu'ici, non seulement garder, mais grandir encore sa situation de Guermantes, étant dans la société un être absolument privilégié, recherché, adulé par la société la plus choisie, et qui, marié à une princesse de Bourbon, femme éminente, avait su la rendre heureuse, avait voué à sa mémoire un culte plus fervent, plus exact qu'on n'a l'habitude dans le monde, et avait ainsi été aussi bon mari que bon fils !
« Mais es-tu sûr que M. de Charlus ait eu tant de maîtresses ? » demandai-je, non certes dans l'intention diabolique de révéler à Robert le secret que j'avais surpris, mais agacé cependant de l'entendre soutenir une erreur avec tant de certitude et de suffisance. Il se contenta de hausser les épaules en réponse à ce qu'il croyait de ma part de la naïveté. « Mais d'ailleurs, je ne l'en blâme pas, je trouve qu'il a parfaitement raison. » Et il commença à m'esquisser une théorie qui lui eût fait horreur à Balbec (où il ne se contentait pas de flétrir les séducteurs, la mort lui paraissant le seul châtiment proportionné au crime). C'est qu'alors il était encore amoureux et jaloux. Il alla jusqu'à me faire l'éloge des maisons de passe. « Il n'y a que là qu'on trouve chaussure à son pied, ce que nous appelons au régiment son gabarit. » Il n'avait plus pour ce genre d'endroits le dégoût qui l'avait soulevé à Balbec quand j'avais fait allusion à eux, et, en l'entendant maintenant, je lui dis que Bloch m'en avait fait connaître, mais Robert me répondit que celle où allait Bloch devait être « extrêmement purée, le paradis du pauvre ». « Ça dépend, après tout : où était-ce ? » Je restai dans le vague, car je me rappelai que c'était là, en effet, que se donnait pour un louis cette Rachel que Robert avait tant aimée. « En tout cas, je t'en ferai connaître de bien mieux, où il va des femmes épatantes. » En m'entendant exprimer le désir qu'il me conduisît le plus tôt possible dans celles qu'il connaissait et qui devaient, en effet, être bien supérieures à la maison que m'avait indiquée Bloch, il témoigna d'un regret sincère de ne le pouvoir pas cette fois puisqu'il repartait le lendemain. « Ce sera pour mon prochain séjour, dit-il. Tu verras, il y a même des jeunes filles, ajouta-t-il d'un air mystérieux. Il y a une petite demoiselle de... je crois d'Orgeville, je te dirai exactement, qui est la fille de gens tout ce qu'il y a de mieux ; la mère est plus ou moins née La Croix-l'Évêque, ce sont des gens du gratin, même un peu parents, sauf erreur, à ma tante Oriane. Du reste, rien qu'à voir la petite, on sent que c'est la fille de gens bien (je sentis s'étendre un instant sur la voix de Robert l'ombre du génie des Guermantes qui passa comme un nuage, mais à une grande hauteur et ne s'arrêta pas). Ça m'a tout l'air d'une affaire merveilleuse. Les parents sont toujours malades et ne peuvent s'occuper d'elle. Dame, la petite se désennuie, et je compte sur toi pour lui trouver des distractions, à cette enfant ! – Oh ! quand reviendras-tu ? – Je ne sais pas ; si tu ne tiens pas absolument à des duchesses (le titre de duchesse étant pour l'aristocratie le seul qui désigne un rang particulièrement brillant, comme on dirait, dans le peuple, des princesses), dans un autre genre il y a la première femme de chambre de Mme Putbus. »
À ce moment, Mme de Surgis entra dans le salon de jeu pour chercher ses fils. En l'apercevant, M. de Charlus alla à elle avec une amabilité dont la marquise fut d'autant plus agréablement surprise, que c'est une grande froideur qu'elle attendait du baron, lequel s'était posé de tout temps comme le protecteur d'Oriane et, seul de la famille – trop souvent complaisante aux exigences du duc à cause de son héritage et par jalousie à l'égard de la duchesse – tenait impitoyablement à distance les maîtresses de son frère. Aussi Mme de Surgis eût-elle fort bien compris les motifs de l'attitude qu'elle redoutait chez le baron, mais ne soupçonna nullement ceux de l'accueil tout opposé qu'elle reçut de lui. Il lui parla avec admiration du portrait que Jacquet avait fait d'elle autrefois. Cette admiration s'exalta même jusqu'à un enthousiasme qui, s'il était en partie intéressé pour empêcher la marquise de s'éloigner de lui, pour « l'accrocher », comme Robert disait des armées ennemies dont on veut forcer les effectifs à rester engagés sur un certain point, était peut-être aussi sincère. Car si chacun se plaisait à admirer dans les fils le port de reine et les yeux de Mme de Surgis, le baron pouvait éprouver un plaisir inverse, mais aussi vif, à retrouver ces charmes réunis en faisceau chez leur mère, comme en un portrait qui n'inspire pas lui-même de désirs, mais nourrit, de l'admiration esthétique qu'il inspire, ceux qu'il réveille. Ceux-ci venaient rétrospectivement donner un charme voluptueux au portrait de Jacquet lui-même, et en ce moment le baron l'eût volontiers acquis pour étudier en lui la généalogie physiologique des deux jeunes Surgis.
« Tu vois que je n'exagérais pas, me dit Robert. Regarde un peu l'empressement de mon oncle auprès de Mme de Surgis. Et même, là, cela m'étonne. Si Oriane le savait elle serait furieuse. Franchement il y a assez de femmes sans aller juste se précipiter sur celle-là », ajouta-t-il ; comme tous les gens qui ne sont pas amoureux, il s'imaginait qu'on choisit la personne qu'on aime après mille délibérations et d'après des qualités et convenances diverses. Du reste, tout en se trompant sur son oncle, qu'il croyait adonné aux femmes, Robert, dans sa rancune, parlait de M. de Charlus avec trop de légèreté. On n'est pas toujours impunément le neveu de quelqu'un. C'est très souvent par son intermédiaire qu'une habitude héréditaire est transmise tôt ou tard. On pourrait faire ainsi toute une galerie de portraits, ayant le titre de la comédie allemande Oncle et neveu, où l'on verrait l'oncle veillant jalousement, bien qu'involontairement, à ce que son neveu finisse par lui ressembler.
J'ajouterai même que cette galerie serait incomplète si l'on n'y faisait pas figurer les oncles qui n'ont aucune parenté réelle, n'étant que les oncles de la femme du neveu. Les Messieurs de Charlus sont, en effet, tellement persuadés d'être les seuls bons maris, en plus les seuls dont une femme ne soit pas jalouse, que généralement, par affection pour leur nièce, ils lui font épouser aussi un Charlus. Ce qui embrouille l'écheveau des ressemblances. Et à l'affection pour la nièce se joint parfois de l'affection aussi pour son fiancé. De tels mariages ne sont pas rares, et sont souvent ce qu'on appelle heureux.
– De quoi parlions-nous ? Ah ! de cette grande blonde, la femme de chambre de Mme Putbus. Elle aime aussi les femmes, mais je pense que cela t'est égal ; je peux te dire franchement, je n'ai jamais vu créature aussi belle. – Je me l'imagine assez Giorgione ? – Follement Giorgione ! Ah ! si j'avais du temps à passer à Paris, ce qu'il y a de choses magnifiques à faire ! Et puis, on passe à une autre. Car pour l'amour, vois-tu, c'est une bonne blague, j'en suis bien revenu.
Je m'aperçus bientôt, avec surprise, qu'il n'était pas moins revenu de la littérature, alors que c'était seulement des littérateurs qu'il m'avait paru désabusé à notre dernière rencontre (c'est presque tous fripouille et Cie, m'avait-il dit, ce qui se pouvait expliquer par sa rancune justifiée à l'endroit de certains amis de Rachel. Ils lui avaient en effet persuadé qu'elle n'aurait jamais de talent si elle laissait « Robert, homme d'une autre race », prendre de l'influence sur elle, et avec elle se moquaient de lui, devant lui, dans les dîners qu'il leur donnait). Mais en réalité l'amour de Robert pour les Lettres n'avait rien de profond, n'émanait pas de sa vraie nature, il n'était qu'un dérivé de son amour pour Rachel, et il s'était effacé de celui-ci, en même temps que son horreur des gens de plaisir et que son respect religieux pour la vertu des femmes.
« Comme ces deux jeunes gens ont un air étrange ! Regardez cette curieuse passion du jeu, marquise », dit M. de Charlus, en désignant à Mme de Surgis ses deux fils, comme s'il ignorait absolument qui ils étaient, « ce doivent être deux Orientaux, ils ont certains traits caractéristiques, ce sont peut-être des Turcs », ajouta-t-il, à la fois pour confirmer encore sa feinte innocence, témoigner d'une vague antipathie, qui, quand elle ferait place ensuite à l'amabilité, prouverait que celle-ci s'adresserait seulement à la qualité de fils de Mme de Surgis, n'ayant commencé que quand le baron avait appris qui ils étaient. Peut-être aussi M. de Charlus, de qui l'insolence était un don de nature qu'il avait joie à exercer, profitait-il de la minute pendant laquelle il était censé ignorer qui était le nom de ces deux jeunes gens pour se divertir aux dépens de Mme de Surgis et se livrer à ses railleries coutumières, comme Scapin met à profit le déguisement de son maître pour lui administrer des volées de coups de bâton.
« Ce sont mes fils », dit Mme de Surgis, avec une rougeur qu'elle n'aurait pas eue si elle avait été plus fine sans être plus vertueuse. Elle eût compris alors que l'air d'indifférence absolue ou de raillerie que M. de Charlus manifestait à l'égard d'un jeune homme n'était pas plus sincère que l'admiration toute superficielle qu'il témoignait à une femme n'exprimait le vrai fond de sa nature. Celle à qui il pouvait tenir indéfiniment les propos les plus complimenteurs aurait pu être jalouse du regard que, tout en causant avec elle, il lançait à un homme qu'il feignait ensuite de n'avoir pas remarqué. Car ce regard-là était un regard autre que ceux que M. de Charlus avait pour les femmes ; un regard particulier, venu des profondeurs, et qui, même dans une soirée, ne pouvait s'empêcher d'aller naïvement aux jeunes gens, comme les regards d'un couturier qui décèlent sa profession par la façon immédiate qu'ils ont de s'attacher aux habits.
« Oh ! comme c'est curieux », répondit non sans insolence M. de Charlus, en ayant l'air de faire faire à sa pensée un long trajet pour l'amener à une réalité si différente de celle qu'il feignait d'avoir supposée. « Mais je ne les connais pas », ajouta-t-il, craignant d'être allé un peu loin dans l'expression de l'antipathie et d'avoir paralysé ainsi chez la marquise l'intention de lui faire faire leur connaissance. « Est-ce que vous voudriez me permettre de vous les présenter ? demanda timidement Mme de Surgis. – Mais, mon Dieu ! comme vous penserez, moi, je veux bien, je ne suis pas peut-être un personnage bien divertissant pour d'aussi jeunes gens », psalmodia M. de Charlus avec l'air d'hésitation et de froideur de quelqu'un qui se laisse arracher une politesse.
« Arnulphe, Victurnien, venez vite », dit Mme de Surgis. Victurnien se leva avec décision. Arnulphe, sans voir plus loin que son frère, le suivit docilement.
– Voilà le tour des fils, maintenant, me dit Robert. C'est à mourir de rire. Jusqu'au chien du logis, il s'efforce de complaire. C'est d'autant plus drôle que mon oncle déteste les gigolos. Et regarde comme il les écoute avec sérieux. Si c'était moi qui avais voulu les lui présenter, ce qu'il m'aurait envoyé dinguer. Écoute, il va falloir que j'aille dire bonjour à Oriane. J'ai si peu de temps à passer à Paris que je veux tâcher de voir ici tous les gens à qui j'aurais été sans cela mettre des cartes.
– Comme ils ont l'air bien élevés, comme ils ont de jolies manières, était en train de dire M. de Charlus.
– Vous trouvez ? répondait Mme de Surgis ravie.
Swann m'ayant aperçu s'approcha de Saint-Loup et de moi. La gaieté juive était chez Swann moins fine que les plaisanteries de l'homme du monde. « Bonsoir, nous dit-il. Mon Dieu ! tous trois ensemble, on va croire à une réunion de syndicat. Pour un peu on va chercher où est la caisse ! » Il ne s'était pas aperçu que M. de Beauserfeuil était dans son dos et l'entendait. Le général fronça involontairement les sourcils. Nous entendions la voix de M. de Charlus tout près de nous : « Comment ? vous vous appelez Victurnien, comme dans le Cabinet des Antiques », disait le baron pour prolonger la conversation avec les deux jeunes gens. « De Balzac, oui », répondit l'aîné des Surgis, qui n'avait jamais lu une ligne de ce romancier mais à qui son professeur avait signalé, il y avait quelques jours, la similitude de son prénom avec celui de d'Esgrignon. Mme de Surgis était ravie de voir son fils briller et de M. de Charlus extasié devant tant de science.
– Il paraît que Loubet est en plein pour nous, de source tout à fait sûre, dit à Saint-Loup, mais cette fois à voix plus basse pour ne pas être entendu du général, Swann pour qui les relations républicaines de sa femme devenaient plus intéressantes depuis que l'affaire Dreyfus était le centre de ses préoccupations. Je vous dis cela parce que je sais que vous marchez à fond avec nous.
– Mais, pas tant que ça ; vous vous trompez complètement, répondit Robert. C'est une affaire mal engagée dans laquelle je regrette bien de m'être fourré. Je n'avais rien à voir là dedans. Si c'était à recommencer, je m'en tiendrais bien à l'écart. Je suis soldat et avant tout pour l'armée. Si tu restes un moment avec M. Swann, je te retrouverai tout à l'heure, je vais près de ma tante.
Mais je vis que c'était avec Mlle d'Ambressac qu'il allait causer et j'éprouvai du chagrin à la pensée qu'il m'avait menti sur leurs fiançailles possibles. Je fus rasséréné quand j'appris qu'il lui avait été présenté une demi-heure avant par Mme de Marsantes, qui désirait ce mariage, les Ambressac étant très riches.
« Enfin, dit M. de Charlus à Mme de Surgis, je trouve un jeune homme instruit, qui a lu, qui sait ce que c'est que Balzac. Et cela me fait d'autant plus de plaisir de le rencontrer là où c'est devenu le plus rare, chez un des mes pairs, chez un des nôtres », ajouta-t-il en insistant sur ces mots. Les Guermantes avaient beau faire semblant de trouver tous les hommes pareils, dans les grandes occasions où ils se trouvaient avec des gens « nés », et surtout moins bien « nés », qu'ils désiraient et pouvaient flatter, ils n'hésitaient pas à sortir les vieux souvenirs de famille. « Autrefois, reprit le baron, aristocrates voulait dire les meilleurs, par l'intelligence, par le cœur. Or, voilà le premier d'entre nous que je vois sachant ce que c'est que Victurnien d'Esgrignon. J'ai tort de dire le premier. Il y a aussi un Polignac et un Montesquiou, ajouta M. de Charlus qui savait que cette double assimilation ne pouvait qu'enivrer la marquise. D'ailleurs vos fils ont de qui tenir, leur grand-père maternel avait une collection célèbre du XVIIIe siècle. Je vous montrerai la mienne si vous voulez me faire le plaisir de venir déjeuner un jour, dit-il au jeune Victurnien. Je vous montrerai une curieuse édition du Cabinet des Antiques avec des corrections de la main de Balzac. Je serai charmé de confronter ensemble les deux Victurnien. »
Je ne pouvais me décider à quitter Swann. Il était arrivé à ce degré de fatigue où le corps d'un malade n'est plus qu'une cornue où s'observent des réactions chimiques. Sa figure se marquait de petits points bleu de Prusse, qui avaient l'air de ne pas appartenir au monde vivant, et dégageait ce genre d'odeur qui, au lycée, après les « expériences », rend si désagréable de rester dans une classe de « Sciences ». Je lui demandai s'il n'avait pas eu une longue conversation avec le prince de Guermantes et s'il ne voulait pas me raconter ce qu'elle avait été.
– Si, me dit-il, mais allez d'abord un moment avec M. de Charlus et Mme de Surgis, je vous attendrai ici.