法语学习网
当前位置:首页 » 法语阅读 » 法语文学 » 追忆似水年华 » 正文

追忆似水年华 058: depuis qu'Albertine habitait avec moi

时间:2011-05-14来源:互联网 进入法语论坛
核心提示:A la recherche du temps perdu 追忆似水年华 Proust 普鲁斯特 058: depuis qu'Albertine habitait avec moi Le lendemain de cette soire o Albertine m'avait dit qu'elle irait peut-tre, puis qu'elle n'irait pas chez les Verdurin, je m'vei
(单词翻译:双击或拖选)

A la recherche du temps perdu     

追忆似水年华

Proust 

普鲁斯特


058: depuis qu'Albertine habitait avec moi

Le lendemain de cette soirée où Albertine m'avait dit qu'elle irait peut-être, puis qu'elle n'irait pas chez les Verdurin, je m'éveillai de bonne heure, et, encore à demi endormi, ma joie m'apprit qu'il y avait, interpolé dans l'hiver, un jour de printemps. Dehors, des thèmes populaires finement écrits pour des instruments variés, depuis la corne du raccommodeur de porcelaine, ou la trompette du rempailleur de chaises, jusqu'à la flûte du chevrier, qui paraissait dans un beau jour être un pâtre de Sicile, orchestraient légèrement l'air matinal, en une « ouverture pour un jour de fête ». L'ouïe, ce sens délicieux, nous apporte la compagnie de la rue, dont elle nous retrace toutes les lignes, dessine toutes les formes qui y passent, nous en montrant la couleur. Les rideaux de fer du boulanger, du crémier, lesquels s'étaient hier abaissés le soir sur toutes les possibilités de bonheur féminin, se levaient maintenant comme les légères poulies d'un navire qui appareille et va filer, traversant la mer transparente, sur un rêve de jeunes employées. Ce bruit du rideau de fer qu'on lève eût peut-être été mon seul plaisir dans un quartier différent. Dans celui-ci cent autres faisaient ma joie, desquels je n'aurais pas voulu perdre un seul en restant trop tard endormi. C'est l'enchantement des vieux quartiers aristocratiques d'être, à côté de cela, populaires. Comme parfois les cathédrales en eurent non loin de leur portail (à qui il arriva même d'en garder le nom, comme celui de la cathédrale de Rouen, appelé des « Libraires », parce que contre lui ceux-ci exposaient en plein vent leur marchandise) divers petits métiers, mais ambulants, passaient devant le noble hôtel de Guermantes, et faisaient penser par moments à la France ecclésiastique d'autrefois. Car l'appel qu'ils lançaient aux petites maisons voisines n'avait, à de rares exceptions près, rien d'une chanson. Il en différait autant que la déclamation – à peine colorée par des variations insensibles – de Boris Godounow et de Pelléas ; mais d'autre part rappelait la psalmodie d'un prêtre au cours d'offices dont ces scènes de la rue ne sont que la contre-partie bon enfant, foraine, et pourtant à demi liturgique. Jamais je n'y avais pris tant de plaisir que depuis qu'Albertine habitait avec moi ; elles me semblaient comme un signal joyeux de son éveil et, en m'intéressant à la vie du dehors, me faisaient mieux sentir l'apaisante vertu d'une chère présence, aussi constante que je la souhaitais. Certaines des nourritures criées dans la rue, et que personnellement je détestais, étaient fort au goût d'Albertine, si bien que Françoise en envoyait acheter par son jeune valet, peut-être un peu humilié d'être confondu dans la foule plébéienne. Bien distincts dans ce quartier si tranquille (où les bruits n'étaient plus un motif de tristesse pour Françoise et en étaient devenus un de douceur pour moi) m'arrivaient, chacun avec sa modulation différente, des récitatifs déclamés par ces gens du peuple comme ils le seraient dans la musique, si populaire, de Boris, où une intonation initiale est à peine altérée par l'inflexion d'une note qui se penche sur une autre, musique de la foule, qui est plutôt un langage qu'une musique. C'était : « ah le bigorneau, deux sous le bigorneau », qui faisait se précipiter vers les cornets où on vendait ces affreux petits coquillages, qui, s'il n'y avait pas eu Albertine, m'eussent répugné, non moins d'ailleurs que les escargots que j'entendais vendre à la même heure. Ici c'était bien encore à la déclamation à peine lyrique de Moussorgsky que faisait penser le marchand, mais pas à elle seulement. Car après avoir presque « parlé » : « les escargots, ils sont frais, ils sont beaux », c'était avec la tristesse et le vague de Maeterlinck, musicalement transposés par Debussy, que le marchand d'escargots, dans un de ces douloureux finales par où l'auteur de Pelléas s'apparente à Rameau : « Si je dois être vaincue, est-ce à toi d'être mon vainqueur ? » ajoutait avec une chantante mélancolie : « On les vend six sous la douzaine... »

Il m'a toujours été difficile de comprendre pourquoi ces mots fort clairs étaient soupirés sur un ton si peu approprié, mystérieux, comme le secret qui fait que tout le monde a l'air triste dans le vieux palais où Mélisande n'a pas réussi à apporter la joie, et profond comme une pensée du vieillard Arkel qui cherche à proférer, dans des mots très simples, toute la sagesse et la destinée. Les notes mêmes sur lesquelles s'élève, avec une douceur grandissante, la voix du vieux roi d'Allemonde ou de Goland, pour dire : « On ne sait pas ce qu'il y a ici, cela peut paraître étrange, il n'y a peut-être pas d'événements inutiles », ou bien : « Il ne faut pas s'effrayer, c'était un pauvre petit être mystérieux, comme tout le monde », étaient celles qui servaient au marchand d'escargots pour reprendre, en une cantilène indéfinie : « On les vend six sous la douzaine... » Mais cette lamentation métaphysique n'avait pas le temps d'expirer au bord de l'infini, elle était interrompue par une vive trompette. Cette fois il ne s'agissait pas de mangeailles, les paroles du libretto étaient : « Tond les chiens, coupe les chats, les queues et les oreilles. »

Certes, la fantaisie, l'esprit de chaque marchand ou marchande, introduisaient souvent des variantes dans les paroles de toutes ces musiques que j'entendais de mon lit. Pourtant un arrêt rituel mettant un silence au milieu d'un mot, surtout quand il était répété deux fois, évoquait constamment le souvenir des vieilles églises. Dans sa petite voiture conduite par une ânesse, qu'il arrêtait devant chaque maison pour entrer dans les cours, le marchand d'habits, portant un fouet, psalmodiait : « Habits, marchand d'habits, ha... bits » avec la même pause entre les deux dernières syllabes d'habits que s'il eût entonné en plain-chant : « Per omnia saecula saeculo... rum » ou : « Requiescat in pa... ce », bien qu'il ne dût pas croire à l'éternité de ses habits et ne les offrît pas non plus comme linceuls pour le suprême repos dans la paix. Et de même, comme les motifs commençaient à s'entre-croiser dès cette heure matinale, une marchande de quatre-saisons, poussant sa voiturette, usait pour sa litanie de la division grégorienne :

À la tendresse, à la verduresse

Artichauts tendres et beaux

Arti... chauts

bien qu'elle fût vraisemblablement ignorante de l'antiphonaire et des sept tons qui symbolisent, quatre les sciences du quadrivium et trois celles du trivium.

Tirant d'un flûtiau, d'une cornemuse, des airs de son pays méridional dont la lumière s'accordait bien avec les beaux jours, un homme en blouse, tenant à la main un nerf de bœuf et coiffé d'un béret basque, s'arrêtait devant les maisons. C'était le chevrier avec deux chiens et, devant lui, son troupeau de chèvres. Comme il venait de loin il passait assez tard dans notre quartier ; et les femmes accouraient avec un bol pour recueillir le lait qui devait donner la force à leurs petits. Mais aux airs pyrénéens de ce bienfaisant pasteur se mêlait déjà la cloche du repasseur, lequel criait : « Couteaux, ciseaux, rasoirs. » Avec lui ne pouvait lutter le repasseur de scies, car, dépourvu d'instrument, il se contentait d'appeler : « Avez-vous des scies à repasser, v'là le repasseur », tandis que, plus gai, le rétameur, après avoir énuméré les chaudrons, les casseroles, tout ce qu'il étamait, entonnait le refrain : « Tam, tam, tam, c'est moi qui rétame, même le macadam, c'est moi qui mets des fonds partout, qui bouche tous les trous, trou, trou, trou » ; et de petits Italiens, portant de grandes boîtes de fer peintes en rouge où les numéros – perdants et gagnants – étaient marqués, et jouant d'une crécelle, proposaient : « Amusez-vous, mesdames, v'là le plaisir. »

Françoise m'apporta le Figaro. Un seul coup d'œil me permit de me rendre compte que mon article n'avait toujours pas passé. Elle me dit qu'Albertine demandait si elle ne pouvait pas entrer chez moi et me faisait dire qu'en tous cas elle avait renoncé à faire sa visite chez les Verdurin et comptait aller, comme je le lui avais conseillé, à la matinée « extraordinaire » du Trocadéro – ce qu'on appellerait aujourd'hui, en bien moins important toutefois, une matinée de gala – après une petite promenade à cheval qu'elle devait faire avec Andrée. Maintenant que je savais qu'elle avait renoncé à son désir, peut-être mauvais, d'aller voir Mme Verdurin, je dis en riant : « Qu'elle vienne », et je me dis qu'elle pouvait aller où elle voulait et que cela m'était bien égal. Je savais qu'à la fin de l'après-midi, quand viendrait le crépuscule, je serais sans doute un autre homme triste, attachant aux moindres allées et venues d'Albertine une importance qu'elles n'avaient pas à cette heure matinale et quand il faisait si beau temps. Car mon insouciance était suivie par la claire notion de sa cause, mais n'en était pas altérée. « Françoise m'a assuré que vous étiez éveillé et que je ne vous dérangerais pas », me dit Albertine en entrant. Et, comme avec celle de me faire froid en ouvrant sa fenêtre à un moment mal choisi, la plus grande peur d'Albertine était d'entrer chez moi quand je sommeillais : « J'espère que je n'ai pas eu tort, ajouta-t-elle. Je craignais que vous ne me disiez : « Quel mortel insolent vient chercher le trépas ? » Et elle rit de ce rire qui me troublait tant. Je lui répondis sur le même ton de plaisanterie : « Est-ce pour vous qu'est fait cet ordre si sévère ? » Et de peur qu'elle l'enfreignît jamais j'ajoutai : « Quoique je serais furieux que vous me réveilliez. – Je sais, je sais, n'ayez pas peur », me dit Albertine. Et pour adoucir j'ajoutai, en continuant à jouer avec elle la scène d'Esther, tandis que dans la rue continuaient les cris rendus tout à fait confus par notre conversation : « Je ne trouve qu'en vous je ne sais quelle grâce qui me charme toujours et jamais ne me lasse » (et à part moi je pensais : « si, elle me lasse bien souvent »). Et me rappelant ce qu'elle avait dit la veille, tout en la remerciant avec exagération d'avoir renoncé aux Verdurin, afin qu'une autre fois elle m'obéît de même pour telle ou telle chose, je dis : « Albertine, vous vous méfiez de moi qui vous aime et vous avez confiance en des gens qui ne vous aiment pas » (comme s'il n'était pas naturel de se méfier des gens qui vous aiment et qui seuls ont intérêt à vous mentir pour savoir, pour empêcher), et j'ajoutai ces paroles mensongères : « Vous ne croyez pas au fond que je vous aime, c'est drôle. En effet je ne vous adore pas. » Elle mentit à son tour en disant qu'elle ne se fiait qu'à moi, et fut sincère ensuite en assurant qu'elle savait bien que je l'aimais. Mais cette affirmation ne semblait pas impliquer qu'elle ne me crût pas menteur et l'épiant. Et elle semblait me pardonner, comme si elle eût vu là la conséquence insupportable d'un grand amour ou comme si elle-même se fût trouvée moins bonne. « Je vous en prie, ma petite chérie, pas de haute voltige comme vous avez fait l'autre jour. Pensez, Albertine, s'il vous arrivait un accident ! » Je ne lui souhaitais naturellement aucun mal. Mais quel plaisir si, avec ses chevaux, elle avait eu la bonne idée de partir je ne sais où, où elle se serait plu, et de ne plus jamais revenir à la maison. Comme cela eût tout simplifié qu'elle allât vivre heureuse ailleurs, je ne tenais même pas à savoir où. « Oh ! je sais bien que vous ne me survivriez pas quarante-huit heures, que vous vous tueriez. »

Ainsi échangeâmes-nous des paroles menteuses. Mais une vérité plus profonde que celle que nous dirions si nous étions sincères peut quelquefois être exprimée et annoncée par une autre voie que celle de la sincérité. « Cela ne vous gêne pas, tous ces bruits du dehors ? me demanda-t-elle, moi je les adore. Mais vous qui avez déjà le sommeil si léger ! » Je l'avais, au contraire, parfois très profond (comme je l'ai déjà dit, mais comme l'événement qui va suivre me force à le rappeler), et surtout quand je m'endormais seulement le matin. Comme un tel sommeil a été – en moyenne – quatre fois plus reposant, il paraît à celui qui vient de dormir avoir été quatre fois plus long, alors qu'il fut quatre fois plus court. Magnifique erreur d'une multiplication par seize, qui donne tant de beauté au réveil et introduit dans la vie une véritable novation, pareille à ces grands changements de rythmes qui en musique font que, dans un andante, une croche contient autant de durée qu'une blanche dans un prestissimo, et qui sont inconnus à l'état de veille. La vie y est presque toujours la même, d'où les déceptions du voyage. Il semble bien que le rêve soit fait, pourtant, avec la matière la plus grossière de la vie, mais cette matière y est traitée, malaxée de telle sorte, avec un étirement dû à ce qu'aucune des limites horaires de l'état de veille ne l'empêche de s'effiler jusqu'à des hauteurs énormes, qu'on ne la reconnaît pas. Les matins où cette fortune m'était advenue, où le coup d'éponge du sommeil avait effacé de mon cerveau les signes des occupations quotidiennes qui y sont tracés comme sur un tableau noir, il me fallait faire revivre ma mémoire ; à force de volonté on peut rapprendre ce que l'amnésie du sommeil ou d'une attaque a fait oublier et qui renaît peu à peu au fur et à mesure que les yeux s'ouvrent ou que la paralysie disparaît. J'avais vécu tant d'heures en quelques minutes que, voulant tenir à Françoise que j'appelais un langage conforme à la réalité et réglé sur l'heure, j'étais obligé d'user de tout mon pouvoir interne de compression pour ne pas dire : « Eh bien Françoise, nous voici à cinq heures du soir et je ne vous ai pas vue depuis hier après-midi. » Et pour refouler mes rêves, en contradiction avec eux et en me mentant à moi-même, je disais effrontément, et en me réduisant de toutes mes forces au silence, des paroles contraires : « Françoise il est bien dix heures ! » Je ne disais même pas dix heures du matin, mais simplement dix heures, pour que ces « dix heures » si incroyables eussent l'air prononcées d'un ton plus naturel. Pourtant dire ces paroles, au lieu de celles que continuait à penser le dormeur à peine éveillé que j'étais encore, me demandait le même effort d'équilibre qu'à quelqu'un qui, sautant d'un train en marche et courant un instant le long de la voie, réussit pourtant à ne pas tomber. Il court un instant parce que le milieu qu'il quitte était un milieu animé d'une grande vitesse, et très dissemblable du sol inerte auquel ses pieds ont quelque difficulté à se faire.

De ce que le monde du rêve n'est pas le monde de la veille, il ne s'ensuit pas que le monde de la veille soit moins vrai ; au contraire. Dans le monde du sommeil, nos perceptions sont tellement surchargées, chacune épaissie par une superposée qui la double, l'aveugle inutilement, que nous ne savons même pas distinguer ce qui se passe dans l'étourdissement du réveil : était-ce Françoise qui était venue, ou moi qui, las de l'appeler, allais vers elle ? Le silence à ce moment-là était le seul moyen de ne rien révéler, comme au moment où l'on est arrêté par un juge instruit de circonstances vous concernant, mais dans la confidence desquelles on n'a pas été mis. Était-ce Françoise qui était venue, était-ce moi qui avais appelé ? N'était-ce même pas Françoise qui dormait, et moi qui venais de l'éveiller ? bien plus, Françoise n'était-elle pas enfermée dans ma poitrine, la distinction des personnes et leur interaction existant à peine dans cette brune obscurité où la réalité est aussi peu translucide que dans le corps d'un porc-épic et où la perception quasi nulle peut peut-être donner l'idée de celle de certains animaux ? Au reste, même dans la limpide folie qui précède ces sommeils plus lourds, si des fragments de sagesse flottent lumineusement, si les noms de Taine, de George Eliot n'y sont pas ignorés, il n'en reste pas moins au monde de la veille cette supériorité d'être, chaque matin, possible à continuer, et non chaque soir le rêve. Mais il est peut-être d'autres mondes plus réels que celui de la veille. Encore avons-nous vu que, même celui-là, chaque révolution dans les arts le transforme, et bien plus, dans le même temps, le degré d'aptitude ou de culture qui différencie un artiste d'un sot ignorant.

Et souvent une heure de sommeil de trop est une attaque de paralysie après laquelle il faut retrouver l'usage de ses membres, apprendre à parler. La volonté n'y réussirait pas. On a trop dormi, on n'est plus. Le réveil est à peine senti mécaniquement, et sans conscience, comme peut l'être dans un tuyau la fermeture d'un robinet. Une vie plus inanimée que celle de la méduse succède, où l'on croirait aussi bien qu'on est tiré du fond des mers ou revenu du bagne, si seulement l'on pouvait penser quelque chose. Mais alors, du haut du ciel la déesse Mnémotechnie se penche et nous tend sous la forme : « habitude de demander son café au lait » l'espoir de la résurrection. Encore le don subit de la mémoire n'est-il pas toujours aussi simple. On a souvent près de soi, dans ces premières minutes où l'on se laisse glisser au réveil, une variété de réalités diverses où l'on croit pouvoir choisir comme dans un jeu de cartes.

C'est vendredi matin et on rentre de promenade, ou bien c'est l'heure du thé au bord de la mer. L'idée du sommeil et qu'on est couché en chemise de nuit est souvent la dernière qui se présente à vous.

La résurrection ne vient pas tout de suite ; on croit avoir sonné, on ne l'a pas fait, on agite des propos déments. Le mouvement seul rend la pensée, et quand on a effectivement pressé la poire électrique, on peut dire avec lenteur mais nettement : « Il est bien dix heures, Françoise, donnez-moi mon café au lait. » Ô miracle ! Françoise n'avait pu soupçonner la mer d'irréel qui me baignait encore tout entier et à travers laquelle j'avais eu l'énergie de faire passer mon étrange question. Elle me répondait en effet : « Il est dix heures dix. » Ce qui me donnait une apparence raisonnable et me permettait de ne pas laisser apercevoir les conversations bizarres qui m'avaient interminablement bercé, les jours où ce n'était pas une montagne de néant qui m'avait retiré la vie. À force de volonté, je m'étais réintégré dans le réel. Je jouissais encore des débris du sommeil, c'est-à-dire de la seule invention, du seul renouvellement qui existe dans la manière de conter, toutes les narrations à l'état de veille, fussent-elles embellies par la littérature, ne comportant pas ces mystérieuses différences d'où dérive la beauté. Il est aisé de parler de celle que crée l'opium. Mais pour un homme habitué à ne dormir qu'avec des drogues, une heure inattendue de sommeil naturel découvrira l'immensité matinale d'un paysage aussi mystérieux et plus frais. En faisant varier l'heure, l'endroit où on s'endort, en provoquant le sommeil d'une manière artificielle, ou au contraire en revenant pour un jour au sommeil naturel – le plus étrange de tous pour quiconque a l'habitude de dormir avec des soporifiques – on arrive à obtenir des variétés de sommeil mille fois plus nombreuses que, jardinier, on n'obtiendrait de variétés d'œillets ou de roses. Les jardiniers obtiennent des fleurs qui sont des rêves délicieux, d'autres aussi qui ressemblent à des cauchemars. Quand je m'endormais d'une certaine façon, je me réveillais grelottant, croyant que j'avais la rougeole ou, chose bien plus douloureuse, que ma grand'mère (à qui je ne pensais plus jamais) souffrait parce que je m'étais moqué d'elle le jour où, à Balbec, croyant mourir, elle avait voulu que j'eusse une photographie d'elle. Vite, bien que réveillé, je voulais aller lui expliquer qu'elle ne m'avait pas compris. Mais, déjà, je me réchauffais. Le pronostic de rougeole était écarté et ma grand'mère si éloignée de moi qu'elle ne faisait plus souffrir mon cœur. Parfois sur ces sommeils différents s'abattait une obscurité subite. J'avais peur en prolongeant ma promenade dans une avenue entièrement noire, où j'entendais passer des rôdeurs. Tout à coup une discussion s'élevait entre un agent et une de ces femmes qui exerçaient souvent le métier de conduire et qu'on prend de loin pour de jeunes cochers. Sur son siège entouré de ténèbres je ne la voyais pas, mais elle parlait, et dans sa voix je lisais les perfections de son visage et la jeunesse de son corps. Je marchais vers elle, dans l'obscurité, pour monter dans son coupé avant qu'elle ne repartît. C'était loin. Heureusement, la discussion avec l'agent se prolongeait. Je rattrapais la voiture encore arrêtée. Cette partie de l'avenue s'éclairait de réverbères. La conductrice devenait visible. C'était bien une femme, mais vieille, grande et forte, avec des cheveux blancs s'échappant de sa casquette, et une lèpre rouge sur la figure. Je m'éloignais en pensant : « En est-il ainsi de la jeunesse des femmes ? Celles que nous avons rencontrées, si, brusquement, nous désirons les revoir, sont-elles devenues vieilles ? La jeune femme qu'on désire est-elle comme un emploi de théâtre où, par la défaillance des créatrices du rôle, on est obligé de le confier à de nouvelles étoiles ? Mais alors ce n'est plus la même. »

Puis une tristesse m'envahissait. Nous avons ainsi dans notre sommeil de nombreuses Pitiés, comme les « Pietà » de la Renaissance, mais non point comme elles exécutées dans le marbre, inconsistantes au contraire. Elles ont leur utilité cependant, qui est de nous faire souvenir d'une certaine vue plus attendrie, plus humaine des choses, qu'on est trop tenté d'oublier dans le bon sens glacé, parfois plein d'hostilité, de la veille. Ainsi m'était rappelée la promesse que je m'étais faite, à Balbec de garder toujours la pitié de Françoise. Et pour toute cette matinée au moins je saurais m'efforcer de ne pas être irrité des querelles de Françoise et du maître d'hôtel, d'être doux avec Françoise à qui les autres donnaient si peu de bonté. Cette matinée seulement, et il faudrait tâcher de me faire un code un peu plus stable ; car, de même que les peuples ne sont pas longtemps gouvernés par une politique de pur sentiment, les hommes ne le sont pas par le souvenir de leurs rêves. Déjà celui-ci commençait à s'envoler. En cherchant à me le rappeler pour le peindre je le faisais fuir plus vite. Mes paupières n'étaient plus aussi fortement scellées sur mes yeux. Si j'essayais de reconstituer mon rêve, elles s'ouvriraient tout à fait. À tout moment il faut choisir entre la santé, la sagesse d'une part, et de l'autre les plaisirs spirituels. J'ai toujours eu la lâcheté de choisir la première part. Au reste, le périlleux pouvoir auquel je renonçais l'était plus encore qu'on ne le croit. Les pitiés, les rêves ne s'envolent pas seuls. À varier ainsi les conditions dans lesquelles on s'endort ce ne sont pas les rêves seuls qui s'évanouissent ; mais pour de longs jours, pour des années quelquefois, la faculté non seulement de rêver mais de s'endormir. Le sommeil est divin mais peu stable, le plus léger choc le rend volatil. Ami des habitudes, elles le retiennent chaque soir, plus fixes que lui, à son lieu consacré, elles le préservent de tout heurt ; mais si on les déplace, s'il n'est plus assujetti, il s'évanouit comme une vapeur. Il ressemble à la jeunesse et aux amours, on ne le retrouve plus.

Dans ces divers sommeils, comme en musique encore, c'était l'augmentation ou la diminution de l'intervalle qui créait la beauté. Je jouissais d'elle mais, en revanche, j'avais perdu dans ce sommeil, quoique bref, une bonne partie des cris où nous est rendue sensible la vie circulante des métiers, des nourritures de Paris. Aussi, d'habitude (sans prévoir, hélas ! le drame que de tels réveils tardifs et mes lois draconiennes et persanes d'Assuérus racinien devaient bientôt amener pour moi) je m'efforçais de m'éveiller de bonne heure pour ne rien perdre de ces cris.

En plus du plaisir de savoir le goût qu'Albertine avait pour eux et de sortir moi-même tout en restant couché, j'entendais en eux comme le symbole de l'atmosphère du dehors, de la dangereuse vie remuante au sein de laquelle je ne la laissais circuler que sous ma tutelle, dans un prolongement extérieur de la séquestration, et d'où je la retirais à l'heure que je voulais pour rentrer auprès de moi. Aussi fut-ce le plus sincèrement du monde que je pus répondre à Albertine : « Au contraire, ils me plaisent parce que je sais que vous les aimez. – À la barque, les huîtres, à la barque. – Oh ! des huîtres, j'en ai si envie ! » Heureusement, Albertine, moitié inconstance, moitié docilité, oubliait vite ce qu'elle avait désiré, et avant que j'eusse eu le temps de lui dire qu'elle les aurait meilleures chez Prunier, elle voulait successivement tout ce qu'elle entendait crier par la marchande de poissons : « À la crevette, à la bonne crevette, j'ai de la raie toute en vie, toute en vie. – Merlans à frire, à frire. – Il arrive le maquereau, maquereau frais, maquereau nouveau. – Voilà le maquereau, mesdames, il est beau le maquereau. – À la moule fraîche et bonne, à la moule ! » Malgré moi, l'avertissement : « Il arrive le maquereau » me faisait frémir. Mais comme cet avertissement ne pouvait s'appliquer, me semblait-il, à notre chauffeur, je ne songeais qu'au poisson que je détestais, mon inquiétude ne durait pas. « Ah ! des moules, dit Albertine, j'aimerais tant manger des moules. – Mon chéri ! c'était pour Balbec, ici ça ne vaut rien ; d'ailleurs, je vous en prie, rappelez-vous ce que vous a dit Cottard au sujet des moules. » Mais mon observation était d'autant plus malencontreuse que la marchande des quatre-saisons suivante annonçait quelque chose que Cottard défendait bien plus encore :

À la romaine, à la romaine !

On ne la vend pas, on la promène.

Pourtant Albertine me consentait le sacrifice de la romaine pourvu que je lui promisse de faire acheter, dans quelques jours, à la marchande qui crie : « J'ai de la belle asperge d'Argenteuil, j'ai de la belle asperge. » Une voix mystérieuse, et de qui l'on eût attendu des propositions plus étranges, insinuait : « Tonneaux, tonneaux. » On était obligé de rester sur la déception qu'il ne fût question que de tonneaux, car ce mot même était presque entièrement couvert par l'appel : « Vitri, vitri-er, carreaux cassés, voilà le vitrier, vitri-er », division grégorienne qui me rappela moins cependant la liturgie que ne fit l'appel du marchand de chiffons, reproduisant sans le savoir une de ces brusques interruptions de sonorité, au milieu d'une prière, qui sont assez fréquentes sur le rituel de l'Église : « Praeceptis salutaribus moniti et divina institutione formati audemus dicere », dit le prêtre en terminant vivement sur « dicere ». Sans irrévérence, comme le peuple pieux du moyen âge, sur le parvis même de l'église, jouait les farces et les soties, c'est à ce « dicere » que fait penser ce marchand de chiffons, quand, après avoir traîné sur les mots, il dit la dernière syllabe avec une brusquerie digne de l'accentuation réglée par le grand pape du VIIe siècle : « Chiffons, ferrailles à vendre » (tout cela psalmodié avec lenteur ainsi que ces deux syllabes qui suivent, alors que la dernière finit plus vivement que « dicere »), « peaux d' la-pins. – La Valence, la belle Valence, la fraîche orange. » Les modestes poireaux eux-mêmes : « Voilà d'beaux poireaux », les oignons : « Huit sous mon oignon », déferlaient pour moi comme un écho des vagues où, libre, Albertine eût pu se perdre, et prenaient ainsi la douceur d'un « suave mari magno ». « Voilà des carottes à deux ronds la botte. – Oh ! s'écria Albertine, des choux, des carottes, des oranges. Voilà rien que des choses que j'ai envie de manger. Faites-en acheter par Françoise. Elle fera les carottes à la crème. Et puis ce sera gentil de manger tout ça ensemble. Ce sera tous ces bruits que nous entendons, transformés en un bon repas.

– Ah ! je vous en prie, demandez à Françoise de faire plutôt une raie au beurre noir. C'est si bon ! – Ma petite chérie, c'est convenu, ne restez pas ; sans cela c'est tout ce que poussent les marchandes de quatre-saisons que vous demanderez. – C'est dit, je pars, mais je ne veux plus jamais pour nos dîners que des choses dont nous aurons entendu le cri. C'est trop amusant. Et dire qu'il faut attendre encore deux mois pour que nous entendions : « Haricots verts et tendres, haricots, v'là l'haricot vert. » Comme c'est bien dit : Tendres haricots ! vous savez que je les veux tout fins, tout fins, ruisselants de vinaigrette ; on ne dirait pas qu'on les mange, c'est frais comme une rosée. Hélas ! c'est comme pour les petits cœurs à la crème, c'est encore bien loin : « Bon fromage à la cré, à la cré, bon fromage. » Et le chasselas de Fontainebleau : « J'ai du beau chasselas. » Et je pensais avec effroi à tout ce temps que j'aurais à rester avec elle jusqu'au temps du chasselas. « Écoutez, je dis que je ne veux plus que les choses que nous aurons entendu crier, mais je fais naturellement des exceptions. Aussi il n'y aurait rien d'impossible à ce que je passe chez Rebattet commander une glace pour nous deux. Vous me direz que ce n'est pas encore la saison, mais j'en ai une envie ! » Je fus agité par le projet de Rebattet, rendu plus certain et suspect pour moi à cause des mots : « il n'y aurait rien d'impossible. » C'était le jour où les Verdurin recevaient, et depuis que Swann leur avait appris que c'était la meilleure maison, c'était chez Rebattet qu'ils commandaient glaces et petits fours. « Je ne fais aucune objection à une glace, mon Albertine chérie, mais laissez-moi vous la commander, je ne sais pas moi-même si ce sera chez Poiré-Blanche, chez Rebattet, au Ritz, enfin je verrai. – Vous sortez donc ? », me dit-elle d'un air méfiant. Elle prétendait toujours qu'elle serait enchantée que je sortisse davantage, mais si un mot de moi pouvait laisser supposer que je ne resterais pas à la maison, son air inquiet donnait à penser que la joie qu'elle aurait à me voir sortir sans cesse, n'était peut-être pas très sincère. « Je sortirai peut-être, peut-être pas, vous savez bien que je ne fais jamais de projets d'avance. En tous les cas, les glaces ne sont pas une chose qu'on crie, qu'on pousse dans les rues, pourquoi en voulez-vous ? » Et alors elle me répondit par ces paroles qui me montrèrent en effet combien d'intelligence et de goût latent s'étaient brusquement développés en elle depuis Balbec, par ces paroles du genre de celles qu'elle prétendait dues uniquement à mon influence, à la constante cohabitation avec moi, ces paroles que, pourtant, je n'aurais jamais dites, comme si quelque défense m'était faite par quelqu'un d'inconnu de jamais user dans la conversation de formes littéraires. Peut-être l'avenir ne devait-il pas être le même pour Albertine et pour moi. J'en eus presque le pressentiment en la voyant se hâter d'employer, en parlant, des images si écrites et qui me semblaient réservées pour un autre usage plus sacré et que j'ignorais encore. Elle me dit (et je fus, malgré tout, profondément attendri car je pensai : certes je ne parlerais pas comme elle, mais, tout de même, sans moi elle ne parlerait pas ainsi, elle a subi profondément mon influence, elle ne peut donc pas ne pas m'aimer, elle est mon œuvre) : « Ce que j'aime dans ces nourritures criées, c'est qu'une chose entendue comme une rhapsodie change de nature à table et s'adresse à mon palais. Pour les glaces (car j'espère bien que vous ne m'en commanderez que prises dans ces moules démodés qui ont toutes les formes d'architecture possible), toutes les fois que j'en prends, temples, églises, obélisques, rochers, c'est comme une géographie pittoresque que je regarde d'abord et dont je convertis ensuite les monuments de framboise ou de vanille en fraîcheur dans mon gosier. » Je trouvais que c'était un peu trop bien dit, mais elle sentit que je trouvais que c'était bien dit et elle continua, en s'arrêtant un instant, quand sa comparaison était réussie, pour rire de son beau rire qui m'était si cruel parce qu'il était si voluptueux : « Mon Dieu, à l'hôtel Ritz je crains bien que vous ne trouviez des colonnes Vendôme de glace, de glace au chocolat ou à la framboise, et alors il en faut plusieurs pour que cela ait l'air de colonnes votives ou de pylônes élevés dans une allée à la gloire de la Fraîcheur. Ils font aussi des obélisques de framboise qui se dresseront de place en place dans le désert brûlant de ma soif et dont je ferai fondre le granit rose au fond de ma gorge qu'elles désaltéreront mieux que des oasis (et ici le rire profond éclata, soit de satisfaction de si bien parler, soit par moquerie d'elle-même de s'exprimer par images si suivies, soit, hélas ! par volupté physique de sentir en elle quelque chose de si bon, de si frais, qui lui causait l'équivalent d'une jouissance). Ces pics de glace du Ritz ont quelquefois l'air du mont Rose, et même, si la glace est au citron, je ne déteste pas qu'elle n'ait pas de forme monumentale, qu'elle soit irrégulière, abrupte, comme une montagne d'Elstir. Il ne faut pas qu'elle soit trop blanche alors, mais un peu jaunâtre, avec cet air de neige sale et blafarde qu'ont les montagnes d'Elstir. La glace a beau ne pas être grande, qu'une demi-glace si vous voulez, ces glaces au citron-là sont tout de même des montagnes réduites à une échelle toute petite, mais l'imagination rétablit les proportions, comme pour ces petits arbres japonais nains qu'on sent très bien être tout de même des cèdres, des chênes, des mancenilliers ; si bien qu'en en plaçant quelques-uns le long d'une petite rigole, dans ma chambre, j'aurais une immense forêt descendant vers un fleuve et où les petits enfants se perdraient. De même, au pied de ma demi-glace jaunâtre au citron, je vois très bien des postillons, des voyageurs, des chaises de poste sur lesquels ma langue se charge de faire rouler de glaciales avalanches qui les engloutiront (la volupté cruelle avec laquelle elle dit cela excita ma jalousie) ; de même, ajouta-t-elle, que je me charge avec mes lèvres de détruire, pilier par pilier, ces églises vénitiennes d'un porphyre qui est de la fraise et de faire tomber sur les fidèles ce que j'aurai épargné. Oui, tous ces monuments passeront de leur place de pierre dans ma poitrine où leur fraîcheur fondante palpite déjà. Mais tenez, même sans glaces, rien n'est excitant et ne donne soif comme les annonces des sources thermales. À Montjouvain, chez Mlle Vinteuil, il n'y avait pas de bon glacier dans le voisinage, mais nous faisions dans le jardin notre tour de France en buvant chaque jour une autre eau minérale gazeuse, comme l'eau de Vichy qui, dès qu'on la verse, soulève des profondeurs du verre un nuage blanc qui vient s'assoupir et se dissiper si on ne boit pas assez vite. » Mais entendre parler de Montjouvain m'était trop pénible, je l'interrompais. « Je vous ennuie, adieu, mon chéri. » Quel changement depuis Balbec où je défie Elstir lui-même d'avoir pu deviner en Albertine ces richesses de poésie, d'une poésie moins étrange, moins personnelle que celle de Céleste Albaret par exemple. Jamais Albertine n'aurait trouvé ce que Céleste me disait ; mais l'amour, même quand il semble sur le point de finir, est partial. Je préférais la géographie pittoresque des sorbets, dont la grâce assez facile me semblait une raison d'aimer Albertine et une preuve que j'avais du pouvoir sur elle, qu'elle m'aimait.

Une fois Albertine sortie, je sentis quelle fatigue était pour moi cette présence perpétuelle, insatiable de mouvement et de vie, qui troublait mon sommeil par ses mouvements, me faisait vivre dans un refroidissement perpétuel par les portes qu'elle laissait ouvertes, me forçait – pour trouver des prétextes qui justifiassent de ne pas l'accompagner, sans pourtant paraître trop malade, et d'autre part pour la faire accompagner – à déployer chaque jour plus d'ingéniosité que Shéhérazade. Malheureusement si, par une même ingéniosité, la conteuse persane retardait sa mort, je hâtais la mienne. Il y a ainsi dans la vie certaines situations qui ne sont pas toutes créées, comme celle-là, par la jalousie amoureuse et une santé précaire qui ne permet pas de partager la vie d'un être actif et jeune, mais où tout de même le problème de continuer la vie en commun ou de revenir à la vie séparée d'autrefois se pose d'une façon presque médicale : auquel des deux sortes de repos faut-il se sacrifier (en continuant le surmenage quotidien, ou en revenant aux angoisses de l'absence ?) à celui du cerveau ou à celui du cœur ?

J'étais, en tous cas, bien content qu'Andrée accompagnât Albertine au Trocadéro, car de récents et d'ailleurs minuscules incidents faisaient qu'ayant, bien entendu, la même confiance dans l'honnêteté du chauffeur, sa vigilance, ou du moins la perspicacité de sa vigilance, ne me semblait plus tout à fait aussi grande qu'autrefois. C'est ainsi que, tout dernièrement. ayant envoyé Albertine seule avec lui à Versailles, Albertine m'avait dit avoir déjeuné aux Réservoirs ; comme le chauffeur m'avait parlé du restaurant Vatel, le jour où je relevai cette contradiction je pris un prétexte pour descendre parler au mécanicien (toujours le même, celui que nous avons vu à Balbec) pendant qu'Albertine s'habillait. « Vous m'avez dit que vous aviez déjeuné à Vatel, Mlle Albertine me parle des Réservoirs. Qu'est-ce que cela veut dire ? » Le mécanicien me répondit : « Ah ! j'ai dit que j'avais déjeuné au Vatel, mais je ne peux pas savoir où Mademoiselle a déjeuné. Elle m'a quitté en arrivant à Versailles pour prendre un fiacre à cheval, ce qu'elle préfère quand ce n'est pas pour faire de la route. » Déjà j'enrageais en pensant qu'elle avait été seule ; enfin ce n'était que le temps de déjeuner. « Vous auriez pu, dis-je d'un air de gentillesse (car je ne voulais pas paraître faire positivement surveiller Albertine, ce qui eût été humiliant pour moi, et doublement, puisque cela eût signifié qu'elle me cachait ses actions), déjeuner, je ne dis pas avec elle, mais au même restaurant ? – Mais elle m'avait demandé d'être seulement à six heures du soir à la Place d'Armes. Je ne devais pas aller la chercher à la sortie de son déjeuner. – Ah ! » fis-je en tâchant de dissimuler mon accablement. Et je remontai. Ainsi c'était plus de sept heures de suite qu'Albertine avait été seule, livrée à elle-même. Je savais bien, il est vrai, que le fiacre n'avait pas été un simple expédient pour se débarrasser de la surveillance du chauffeur. En ville, Albertine aimait mieux flâner en fiacre, elle disait qu'on voyait bien, que l'air était plus doux. Malgré cela elle avait passé sept heures sur lesquelles je ne saurais jamais rien. Et je n'osais pas penser à la façon dont elle avait dû les employer. Je trouvai que le mécanicien avait été bien maladroit, mais ma confiance en lui fut désormais complète. Car s'il eût été le moins du monde de mèche avec Albertine, il ne m'eût jamais avoué qu'il l'avait laissée libre de onze heures du matin à six heures du soir. Il n'y aurait eu qu'une autre explication, mais absurde, de cet aveu du chauffeur. C'est qu'une brouille entre lui et Albertine lui eût donné le désir, en me faisant une petite révélation, de montrer à mon amie qu'il était homme à parler et que si, après le premier avertissement tout bénin, elle ne marchait pas droit selon ce qu'il voulait, il mangerait carrément le morceau. Mais cette explication était absurde ; il fallait d'abord supposer une brouille inexistante entre Albertine et lui, et ensuite donner une nature de maître-chanteur à ce beau mécanicien qui s'était toujours montré si affable et si bon garçon. Dès le surlendemain, du reste, je vis que, plus que je ne l'avais cru un instant dans ma soupçonneuse folie, il savait exercer sur Albertine une surveillance discrète et perspicace. Car ayant pu le prendre à part et lui parler de ce qu'il m'avait dit de Versailles, je lui disais d'un air amical et dégagé : « Cette promenade à Versailles dont vous me parliez avant-hier, c'était parfait comme cela, vous avez été parfait comme toujours. Mais à titre de petite indication, sans importance du reste, j'ai une telle responsabilité depuis que Mme Bontemps a mis sa nièce sous ma garde, j'ai tellement peur des accidents, je me reproche tant de ne pas l'accompagner, que j'aime mieux que ce soit vous, vous tellement sûr, si merveilleusement adroit, à qui il ne peut pas arriver d'accident, qui conduisiez partout Mlle Albertine. Comme cela je ne crains rien. » Le charmant mécanicien apostolique sourit finement, la main posée sur sa roue en forme de croix de consécration. Puis il me dit ces paroles qui (chassant les inquiétudes de mon cœur où elles furent aussitôt remplacées par la joie) me donnèrent envie de lui sauter au cou : « N'ayez crainte, me dit-il. Il ne peut rien lui arriver car, quand mon volant ne la promène pas, mon œil la suit partout, À Versailles, sans avoir l'air de rien j'ai visité la ville pour ainsi dire avec elle. Des Réservoirs, elle est allée au Château, du Château aux Trianons, toujours moi la suivant sans avoir l'air de la voir, et le plus fort c'est qu'elle ne m'a pas vu. Oh ! elle m'aurait vu, ç'aurait été un petit malheur. C'était si naturel qu'ayant toute la journée devant moi à rien faire je visite aussi le Château. D'autant plus que Mademoiselle n'a certainement pas été sans remarquer que j'ai de la lecture et que je m'intéresse à toutes les vieilles curiosités (c'était vrai, j'aurais même été surpris si j'avais su qu'il était ami de Morel, tant il dépassait le violoniste en finesse et en goût). Mais enfin elle ne m'a pas vu. – Elle a dû rencontrer, du reste, des amies car elle en a plusieurs à Versailles. – Non, elle était toujours seule. – On doit la regarder alors, une jeune fille éclatante et toute seule ! – Sûr qu'on la regarde, mais elle n'en sait quasiment rien ; elle est tout le temps les yeux dans son guide, puis levés sur les tableaux. » Le récit du chauffeur me sembla d'autant plus exact que c'était, en effet, une « carte » représentant le Château et une autre représentant les Trianons qu'Albertine m'avait envoyées le jour de sa promenade. L'attention avec laquelle le gentil chauffeur en avait suivi chaque pas me toucha beaucoup. Comment aurais-je supposé que cette rectification – sous forme d'ample complément à son dire de l'avant-veille – venait de ce qu'entre ces deux jours Albertine, alarmée que le chauffeur m'eût parlé, s'était soumise, avait fait la paix avec lui. Ce soupçon ne me vint même pas. Il est certain que ce récit du mécanicien, en m'ôtant toute crainte qu'Albertine m'eût trompé, me refroidit tout naturellement à l'égard de mon amie et me rendit moins intéressante la journée qu'elle avait passée à Versailles. Je crois pourtant que les explications du chauffeur, qui, en innocentant Albertine, me la rendaient encore plus ennuyeuse, n'auraient peut-être pas suffi à me calmer si vite. Deux petits boutons que, pendant quelques jours, mon amie eut au front réussirent peut-être mieux encore à modifier les sentiments de mon cœur. Enfin ceux-ci se détournèrent encore plus d'elle (au point de ne me rappeler son existence que quand je la voyais) par la confidence singulière que me fit la femme de chambre de Gilberte, rencontrée par hasard. J'appris que, quand j'allais tous les jours chez Gilberte, elle aimait un jeune homme qu'elle voyait beaucoup plus que moi. J'en avais eu un instant le soupçon à cette époque, et même j'avais alors interrogé cette même femme de chambre. Mais comme elle savait que j'étais épris de Gilberte, elle avait nié, juré que jamais Mlle Swann n'avait vu ce jeune homme. Mais maintenant, sachant que mon amour était mort depuis si longtemps, que depuis des années j'avais laissé toutes ses lettres sans réponse – et peut-être aussi parce qu'elle n'était plus au service de la jeune fille – d'elle-même elle me raconta tout au long l'épisode amoureux que je n'avais pas su. Cela lui semblait tout naturel. Je crus, me rappelant ses serments d'alors, qu'elle n'avait pas été au courant. Pas du tout, c'est elle-même, sur l'ordre de Mme Swann, qui allait prévenir le jeune homme dès que celle que j'aimais était seule. Que j'aimais alors... Mais je me demandai si mon amour d'autrefois était aussi mort que je le croyais, car ce récit me fut pénible. Comme je ne crois pas que la jalousie puisse réveiller un amour mort, je supposai que ma triste impression était due, en partie du moins, à mon amour-propre blessé, car plusieurs personnes que je n'aimais pas, et qui à cette époque, et même un peu plus tard – cela a bien changé depuis – affectaient à mon endroit une attitude méprisante, savaient parfaitement, pendant que j'étais amoureux de Gilberte, que j'étais dupe. Et cela me fit même me demander rétrospectivement si dans mon amour pour Gilberte il n'y avait pas eu une part d'amour-propre, puisque je souffrais tant maintenant de voir que toutes les heures de tendresse qui m'avaient rendu si heureux étaient connues pour une véritable tromperie de mon amie à mes dépens, par des gens que je n'aimais pas. En tous cas, amour ou amour-propre, Gilberte était presque morte en moi, mais pas entièrement, et cet ennui acheva de m'empêcher de me soucier outre mesure d'Albertine, qui tenait une si étroite partie dans mon cœur. Néanmoins, pour en revenir à elle (après une si longue parenthèse) et à sa promenade à Versailles, les cartes postales de Versailles (peut-on donc avoir ainsi simultanément le cœur pris en écharpe par deux jalousies entre-croisées se rapportant chacune à une personne différente ?) me donnaient une impression un peu désagréable chaque fois qu'en rangeant des papiers mes yeux tombaient sur elles. Et je songeais que, si le mécanicien n'avait pas été un si brave homme, la concordance de son deuxième récit avec les « cartes » d'Albertine n'eût pas signifié grand'chose, car qu'est-ce qu'on vous envoie d'abord de Versailles sinon le Château et les Trianons, à moins que la carte ne soit choisie par quelque raffiné, amoureux d'une certaine statue, ou par quelque imbécile élisant comme vue la station du tramway à chevaux ou la gare des Chantiers ? Encore ai-je tort de dire un imbécile, de telles cartes postales n'ayant pas toujours été achetées par l'un d'eux au hasard, pour l'intérêt de venir à Versailles. Pendant deux ans les hommes intelligents, les artistes trouvèrent Sienne, Venise, Grenade, une scie, et disaient du moindre omnibus, de tous les wagons : « Voilà qui est beau. » Puis ce goût passa comme les autres. Je ne sais même pas si on n'en revint pas au « sacrilège qu'il y a de détruire les nobles choses du passé ». En tous cas, un wagon de première classe cessa d'être considéré a priori comme plus beau que Saint-Marc de Venise. On disait pourtant : « C'est là qu'est la vie, le retour en arrière est une chose factice », mais sans tirer de conclusion nette. À tout hasard, et tout en faisant pleine confiance au chauffeur, et pour qu'Albertine ne pût pas le plaquer sans qu'il osât refuser par crainte de passer pour espion, je ne la laissai plus sortir qu'avec le renfort d'Andrée, alors que pendant un temps le chauffeur m'avait suffi. Je l'avais même laissée alors (ce que je n'aurais plus osé faire depuis) s'absenter pendant trois jours, seule avec le chauffeur, et aller jusqu'auprès de Balbec, tant elle avait envie de faire de la route sur simple châssis, en grande vitesse. Trois jours où j'avais été bien tranquille, bien que la pluie de cartes qu'elle m'avait envoyée ne me fût parvenue, à cause du détestable fonctionnement de ces postes bretonnes (bonnes l'été, mais sans doute désorganisées l'hiver), que huit jours après le retour d'Albertine et du chauffeur, si vaillants que, le matin même de leur retour, ils reprirent, comme si de rien n'était, leur promenade quotidienne. J'étais ravi qu'Albertine allât aujourd'hui au Trocadéro, à cette matinée « extraordinaire », mais surtout rassuré qu'elle y eût une compagne, Andrée.

Laissant ces pensées, maintenant qu'Albertine était sortie, j'allai me mettre un instant à la fenêtre. Il y eut d'abord un silence, où le sifflet du marchand de tripes et la corne du tramway firent résonner l'air à des octaves différentes, comme un accordeur de piano aveugle. Puis peu à peu devinrent distincts les motifs entre-croisés auxquels de nouveaux s'ajoutaient. Il y avait aussi un autre sifflet, appel d'un marchand dont je n'ai jamais su ce qu'il vendait, sifflet qui, lui, était exactement pareil à celui d'un tramway, et comme il n'était pas emporté par la vitesse on croyait à un seul tramway, non doué de mouvement, ou en panne, immobilisé, criant à petits intervalles, comme un animal qui meurt. Et il me semblait que, si jamais je devais quitter ce quartier aristocratique – à moins que ce ne fût pour un tout à fait populaire – les rues et boulevards du centre (où la fruiterie, la poissonnerie, etc... stabilisées dans de grandes maisons d'alimentation, rendraient inutiles les cris des marchands, qui n'eussent pas, du reste, réussi à se faire entendre) me sembleraient bien mornes, bien inhabitables, dépouillés, décantés de toutes ces litanies des petits métiers et des ambulantes mangeailles, privés de l'orchestre qui venait me charmer dès le matin. Sur le trottoir une femme peu élégante (ou obéissant à une mode laide) passait, trop claire dans un paletot sac en poil de chèvre ; mais non, ce n'était pas une femme, c'était un chauffeur qui, enveloppé dans sa peau de bique, gagnait à pied son garage. Échappés des grands hôtels, les chasseurs ailés, aux teintes changeantes, filaient vers les gares, au ras de leur bicyclette, pour rejoindre les voyageurs au train du matin. Le ronflement d'un violon était dû parfois au passage d'une automobile, parfois à ce que je n'avais pas mis assez d'eau dans ma bouillotte électrique. Au milieu de la symphonie détonnait un « air » démodé : remplaçant la vendeuse de bonbons qui accompagnait d'habitude son air avec une crécelle, le marchand de jouets, au mirliton duquel était attaché un pantin qu'il faisait mouvoir en tous sens, promenait d'autres pantins et, sans souci de la déclamation rituelle de Grégoire le Grand, de la déclamation réformée de Palestrina et de la déclamation lyrique des modernes, entonnait à pleine voix, partisan attardé de la pure mélodie : « Allons les papas, allons les mamans, contentez vos petits enfants ; c'est moi qui les fais, c'est moi qui les vends, et c'est moi qui boulotte l'argent. Tra la la la. Tra la la lalaire, tra la la la la la la. Allons les petits ! » De petits Italiens, coiffés d'un béret, n'essayaient pas de lutter avec cet aria vivace, et c'est sans rien dire qu'ils offraient de petites statuettes. Cependant qu'un petit fifre réduisait le marchand de jouets à s'éloigner et à chanter plus confusément, quoique presto : « Allons les papas, allons les mamans. » Le petit fifre était-il un de ces dragons que j'entendais le matin à Doncières ? Non, car ce qui suivait c'étaient ces mots : « Voilà le réparateur de faïence et de porcelaine. Je répare le verre, le marbre, le cristal, l'os, l'ivoire et objets d'antiquité. Voilà le réparateur. » Dans une boucherie, où à gauche était une auréole de soleil, et à droite un bœuf entier pendu, un garçon boucher, très grand et très mince, aux cheveux blonds, son cou sortant d'un col bleu ciel, mettait une rapidité vertigineuse et une religieuse conscience à mettre d'un côté les filets de bœuf exquis, de l'autre de la culotte de dernier ordre, les plaçait dans d'éblouissantes balances surmontées d'une croix, d'où retombaient de belles chaînettes, et – bien qu'il ne fît ensuite que disposer, pour l'étalage, des rognons, des tournedos, des entrecôtes – donnait en réalité beaucoup plus l'impression d'un bel ange qui, au jour du Jugement dernier, préparera pour Dieu, selon leur qualité, la séparation des bons et des méchants et la pesée des âmes. Et de nouveau le fifre grêle et fin montait dans l'air, annonciateur non plus des destructions que redoutait Françoise chaque fois que défilait un régiment de cavalerie, mais de « réparations » promises par un « antiquaire » naïf ou gouailleur, et qui, en tous cas fort éclectique, loin de se spécialiser, avait pour objets de son art les matières les plus diverses. Les petites porteuses de pain se hâtaient d'emfiler dans leur panier les flûtes destinées au « grand déjeuner » et, à leurs crochets, les laitières attachaient vivement les bouteilles de lait. La vue nostalgique que j'avais de ces petites filles, pouvais-je la croire bien exacte ? N'eût-elle pas été autre si j'avais pu garder immobile quelques instants auprès de moi une de celles que, de la hauteur de ma fenêtre, je ne voyais que dans la boutique ou en fuite ? Pour évaluer la perte que me faisait éprouver la réclusion, c'est-à-dire la richesse que m'offrait la journée, il eût fallu intercepter dans le long déroulement de la frise animée quelque fillette portant son linge ou son lait, la faire passer un moment, comme une silhouette d'un décor mobile entre les portants, dans le cadre de ma porte, et la retenir sous mes yeux, non sans obtenir sur elle quelque renseignement qui me permît de la retrouver un jour et pareille, cette fiche signalétique que les ornithologues ou les ichtyologues attachent, avant de leur rendre la liberté, sous le ventre des oiseaux ou des poissons dont ils veulent pouvoir identifier les migrations.

Aussi, dis-je à Françoise que, pour une course que j'avais à faire, elle voulût m'envoyer, s'il en venait quelqu'une, telle ou telle de ces petites qui venaient sans cesse chercher et rapporter le linge, le pain, ou les carafes de lait, et par lesquelles souvent elle faisait faire des commissions. J'étais pareil en cela à Elstir qui, obligé de rester enfermé dans son atelier, certains jours de printemps où savoir que les bois étaient pleins de violettes lui donnait une telle fringale d'en regarder, envoyait sa concierge lui en acheter un bouquet ; alors ce n'est pas la table sur laquelle il avait posé le petit modèle végétal, mais tout le tapis des sous-bois où il avait vu autrefois, par milliers, les tiges serpentines, fléchissant sous leur bec bleu, qu'Elstir croyait avoir sous les yeux, comme une zone imaginaire qu'enclavait dans son atelier la limpide odeur de la fleur évocatrice.

De blanchisseuse, un dimanche, il ne fallait pas penser qu'il en vînt. Quant à la porteuse de pain, par une mauvaise chance, elle avait sonné pendant que Françoise n'était pas là, avait laissé ses flûtes dans la corbeille, sur le palier, et s'était sauvée. La fruitière ne viendrait que bien plus tard. Une fois, j'étais entré commander un fromage chez le crémier, et au milieu des petites employées j'en avais remarqué une, vraie extravagance blonde, haute de taille bien que puérile, et qui, au milieu des autres porteuses, semblait rêver, dans une attitude assez fière. Je ne l'avais vue que de loin, et en passant si vite que je n'aurais pu dire comment elle était, sinon qu'elle avait dû pousser trop vite et que sa tête portait une toison donnant l'impression bien moins des particularités capillaires que d'une stylisation sculpturale des méandres isolés de névés parallèles. C'est tout ce que j'avais distingué, ainsi qu'un nez très dessiné (chose rare chez une enfant) dans une figure maigre et qui rappelait le bec des petits des vautours. D'ailleurs, le groupement autour d'elle de ses camarades n'avait pas été seul à m'empêcher de la bien voir, mais aussi l'incertitude des sentiments que je pouvais, à première vue et ensuite, lui inspirer, qu'ils fussent de fierté farouche, ou d'ironie, ou d'un dédain exprimé plus tard à ses amies. Ces suppositions alternatives, que j'avais faites, en une seconde, à son sujet, avaient épaissi autour d'elle l'atmosphère trouble où elle se dérobait, comme une déesse dans la nue que fait trembler la foudre. Car l'incertitude morale est une cause plus grande de difficulté à une exacte perception visuelle que ne serait un défaut matériel de l'œil. En cette trop maigre jeune personne, qui frappait aussi trop l'attention, l'excès de ce qu'un autre eût peut-être appelé les charmes était justement ce qui était pour me déplaire, mais avait tout de même eu pour résultat de m'empêcher même d'apercevoir rien, à plus forte raison de me rien rappeler, des autres petites crémières, que le nez arqué de celle-ci, et son regard – chose si peu agréable – pensif, personnel, ayant l'air de juger, avaient plongées dans la nuit, à la façon d'un éclair blond qui enténèbre le paysage environnant. Et ainsi, de ma visite pour commander un fromage chez le crémier, je ne m'étais rappelé (si on peut dire se rappeler à propos d'un visage si mal regardé qu'on adapte dix fois au néant du visage un nez différent), je ne m'étais rappelé que la petite qui m'avait déplu. Cela suffit à faire commencer un amour. Pourtant j'eusse oublié l'extravagance blonde et n'aurais jamais souhaité de la revoir si Françoise ne m'avait dit que, quoique bien gamine, cette petite était délurée et allait quitter sa patronne parce que, trop coquette, elle devait de l'argent dans le quartier. On a dit que la beauté est une promesse de bonheur. Inversement la possibilité du plaisir peut être un commencement de beauté.

Je me mis à lire la lettre de maman. À travers ses citations de Mme de Sévigné : « Si mes pensées ne sont pas tout à fait noires à Combray, elles sont au moins d'un gris brun ; je pense à toi à tout moment ; je te souhaite ; ta santé, tes affaires, ton éloignement, que penses-tu que tout cela puisse faire entre chien et loup ? » je sentais que ma mère était ennuyée de voir que le séjour d'Albertine à la maison se prolonger et s'affermir, quoique non encore déclarées à la fiancée mes intentions de mariage. Elle ne me le disait pas plus directement parce qu'elle craignait que je laissasse traîner mes lettres. Encore, si voilées qu'elles fussent, me reprochait-elle de ne pas l'avertir immédiatement, après chacune, que je l'avais reçue : « Tu sais bien que Mme de Sévigné disait : « Quand on est loin on ne se moque plus des lettres qui commencent par : j'ai reçu la vôtre. » Sans parler de ce qui l'inquiétait le plus, elle se disait fâchée de mes grandes dépenses : « À quoi peut passer tout ton argent ? Je suis déjà assez tourmentée de ce que, comme Charles de Sévigné, tu ne saches pas ce que tu veux et que tu sois « deux ou trois hommes à la fois », mais tâche au moins de ne pas être comme lui pour la dépense, et que je ne puisse pas dire de toi : « il a trouvé le moyen de dépenser sans paraître, de perdre sans jouer et de payer sans s'acquitter. » Je venais de finir le mot de maman quand Françoise revint me dire qu'elle avait justement là la petite laitière un peu trop hardie dont elle m'avait parlé. « Elle pourra très bien porter la lettre de Monsieur, et faire les courses si ce n'est pas trop loin. Monsieur va voir, elle a l'air d'un petit Chaperon rouge. » Françoise alla la chercher et je l'entendis qui la guidait en lui disant : « Hé bien, voyons, tu as peur parce qu'il y a un couloir, bougre de truffe, je te croyais moins empruntée. Faut-il que je te mène par la main ? » Et Françoise, en bonne et honnête servante qui entendait faire respecter son maître comme elle le respecte elle-même, s'était drapée de cette majesté qui anoblit les entremetteuses dans les tableaux de vieux maîtres, où, à côté d'elles, s'effacent, presque dans l'insignifiance, la maîtresse et l'amant. Mais Elstir, quand il les regardait, n'avait pas à se préoccuper de ce que faisaient les violettes. L'entrée de la petite laitière m'ôta aussitôt mon calme de contemplateur, je ne songeai plus qu'à rendre vraisemblable la fable de la lettre à lui faire porter, et je me mis à écrire rapidement sans oser la regarder qu'à peine, pour ne pas paraître l'avoir fait entrer pour cela. Elle était parée pour moi de ce charme de l'inconnu qui ne se serait pas ajouté pour moi à une jolie fille trouvée dans ces maisons où elles vous attendent. Elle n'était ni nue ni déguisée, mais une vraie crémière, une de celles qu'on s'imagine si jolies quand on n'a pas le temps de s'approcher d'elles ; elle était un peu de ce qui fait l'éternel désir, l'éternel regret de la vie, dont le double courant est enfin détourné, amené auprès de nous. Double, car s'il s'agit d'inconnu, d'un être deviné devoir être divin d'après sa stature, ses proportions, son indifférent regard, son calme hautain, d'autre part on veut cette femme bien spécialisée dans sa profession, nous permettant de nous évader dans ce monde qu'un costume particulier nous fait romanesquement croire différent. Au reste, si l'on cherche à faire tenir dans une formule la loi de nos curiosités amoureuses, il faudrait la chercher dans le maximum d'écart entre une femme aperçue et une femme approchée, caressée. Si les femmes de ce qu'on appelait autrefois les maisons closes, si les cocottes elles-mêmes (à condition que nous sachions qu'elles sont des cocottes) nous attirent si peu, ce n'est pas qu'elles soient moins belles que d'autres, c'est qu'elles sont toutes prêtes ; que ce qu'on cherche précisément à atteindre, elles nous l'offrent déjà ; c'est qu'elles ne sont pas des conquêtes. L'écart, là, est à son minimum. Une grue nous sourit déjà dans la rue comme elle le fera près de nous. Nous sommes des sculpteurs, nous voulons obtenir d'une femme une statue entièrement différente de celle qu'elle nous a présentée. Nous avons vu une jeune fille indifférente, insolente, au bord de la mer ; nous avons vu une vendeuse sérieuse et active à son comptoir, qui nous répondra sèchement, ne fût-ce que pour ne pas être l'objet des moqueries de ses copines ; une marchande de fruits qui nous répond à peine. Hé bien ! nous n'avons de cesse que nous puissions expérimenter si la fière jeune fille au bord de la mer, si la vendeuse à cheval sur le qu'en-dira-t-on, si la distraite marchande de fruits ne sont pas susceptibles, à la suite de manèges adroits de notre part, de laisser fléchir leur attitude rectiligne, d'entourer notre cou de leurs bras qui portaient les fruits, d'incliner sur notre bouche, avec un sourire consentant, des yeux jusque-là glacés ou distraits – ô beauté des yeux sévères – aux heures du travail où l'ouvrière craignait tant la médisance de ses compagnes, des yeux qui fuyaient nos obsédants regards et qui maintenant que nous l'avons vue seule à seul, font plier leurs prunelles sous le poids ensoleillé du rire quand nous parlons de faire l'amour. Entre la vendeuse, la blanchisseuse attentive à repasser, la marchande de fruits, la crémière – et cette même fillette qui va devenir notre maîtresse – le maximum d'écart est atteint, tendu encore à ses extrêmes limites, et varié par ces gestes habituels de la profession qui font des bras, pendant la durée du labeur, quelque chose d'aussi différent que possible comme arabesque de ces souples liens qui déjà, chaque soir, s'enlacent à notre cou tandis que la bouche s'apprête pour le baiser. Aussi passons-nous toute notre vie en inquiètes démarches sans cesse renouvelées auprès des filles sérieuses et que leur métier semble éloigner de nous. Une fois dans nos bras, elles ne sont plus ce qu'elles étaient, cette distance que nous rêvions de franchir est supprimée. Mais on recommence avec d'autres femmes, on donne à ces entreprises tout son temps, tout son argent, toutes ses forces, on crève de rage contre le cocher trop lent qui va peut-être nous faire manquer notre premier rendez-vous, on a la fièvre. Ce premier rendez-vous, on sait pourtant qu'il accomplira l'évanouissement d'une illusion. Il n'importe tant que l'illusion dure ; on veut voir si on peut la changer en réalité, et alors on pense à la blanchisseuse dont on a remarqué la froideur. La curiosité amoureuse est comme celle qu'excitent en nous les noms de pays ; toujours déçue, elle renaît et reste toujours insatiable.

Hélas ! une fois auprès de moi, la blonde crémière aux mèches striées, dépouillée de tant d'imagination et de désirs éveillés en moi, se trouva réduite à elle-même. Le nuage frémissant de mes suppositions ne l'enveloppait plus d'un vertige. Elle prenait un air tout penaud de n'avoir plus (au lieu des dix, des vingt, que je me rappelais tour à tour sans pouvoir fixer mon souvenir) qu'un seul nez, plus rond que je ne l'avais cru, qui donnait une idée de bêtise et avait en tous cas perdu le pouvoir de se multiplier. Ce vol capturé, inerte, anéanti, incapable de rien ajouter à sa pauvre évidence, n'avait plus mon imagination pour collaborer avec lui. Tombé dans le réel immobile, je tâchai de rebondir ; les joues, non aperçues de la boutique, me parurent si jolies que j'en fus intimidé, et pour me donner une contenance, je dis à la petite crémière : « Seriez-vous assez bonne pour me passer le Figaro qui est là, il faut que je regarde le nom de l'endroit où je veux vous envoyer. » Aussitôt, en prenant le journal, elle découvrit jusqu'au coude la manche rouge de sa jaquette et me tendit la feuille conservatrice d'un geste adroit et gentil qui me plut par sa rapidité familière, son apparence moelleuse et sa couleur écarlate. Pendant que j'ouvrais le Figaro, pour dire quelque chose et sans lever les yeux, je demandai à la petite : « Comment s'appelle ce que vous portez là en tricot rouge, c'est très joli. » Elle me répondit : « C'est mon golf. » Car, par une déchéance habituelle à toutes les modes, les vêtements et les mots qui, il y a quelques années, semblaient appartenir au monde relativement élégant des amies d'Albertine, étaient maintenant le lot des ouvrières. « Ça ne vous gênerait vraiment pas trop, dis-je en faisant semblant de chercher dans le Figaro, que je vous envoie même un peu loin ? » Dès que j'eus ainsi l'air de trouver pénible le service qu'elle me rendrait en faisant une course, aussitôt elle commença à trouver que c'était gênant pour elle. « C'est que je dois aller tantôt me promener en vélo. Dame, nous n'avons que le dimanche. – Mais vous n'avez pas froid, nu-tête comme cela ? – Ah ! je ne serai pas nu-tête, j'aurai mon polo, et je pourrais m'en passer avec tous mes cheveux. » Je levai les yeux sur les mèches flavescentes et frisées, et je sentis que leur tourbillon m'emportait, le cœur battant, dans la lumière et les rafales d'un ouragan de beauté. Je continuais à regarder le journal, mais bien que ce ne fût que pour me donner une contenance et me faire gagner du temps, tout en ne faisant que semblant de lire, je comprenais tout de même le sens des mots qui étaient sous mes yeux, et ceux-ci me frappaient : « Au programme de la matinée que nous avons annoncée et qui sera donnée cet après-midi dans la salle des fêtes du Trocadéro, il faut ajouter le nom de Mlle Léa qui a accepté d'y paraître dans les Fourberies de Nérine. Elle tiendra, bien entendu, le rôle de Nérine où elle est étourdissante de verve et d'ensorceleuse gaîté. » Ce fut comme si on avait brutalement arraché de mon cœur le pansement sous lequel il avait commencé, depuis mon retour de Balbec, à se cicatriser. Le flux de mes angoisses s'échappa à torrents. Léa c'était la comédienne amie des deux jeunes filles de Balbec qu'Albertine, sans avoir l'air de les voir, avait un après-midi, au Casino, regardées dans la glace. Il est vrai qu'à Balbec, Albertine, au nom de Léa, avait pris un ton de componction particulier pour me dire, presque choquée qu'on pût soupçonner une telle vertu : « Oh non, ce n'est pas du tout une femme comme ça, c'est une femme très bien. » Malheureusement pour moi, quand Albertine émettait une affirmation de ce genre, ce n'était jamais que le premier stade d'affirmations différentes. Peu après la première, venait cette deuxième : « Je ne la connais pas. » En troisième lieu, quand Albertine m'avait parlé d'une telle personne « insoupçonnable » et que (secundo) elle ne connaissait pas, elle oubliait peu à peu, d'abord avoir dit qu'elle ne la connaissait pas, et, dans une phrase où elle se « coupait » sans le savoir, racontait qu'elle la connaissait. Ce premier oubli consommé et la nouvelle affirmation ayant été émise, un deuxième oubli commençait, celui que la personne était insoupçonnable. « Est-ce qu'une telle, demandais-je, n'a pas de telles mœurs ? – Mais voyons, naturellement, c'est connu comme tout ! » Aussitôt le ton de componction reprenait pour une affirmation qui était un vague écho, fort amoindri, de la toute première : « Je dois dire qu'avec moi elle a toujours été d'une convenance parfaite. Naturellement, elle savait que je l'aurais remisée et de la belle manière. Mais enfin cela ne fait rien. Je suis obligée de lui être reconnaissante du vrai respect qu'elle m'a toujours témoigné. On voit qu'elle savait à qui elle avait affaire. » On se rappelle la vérité parce qu'elle a un nom, des racines anciennes ; mais un mensonge improvisé s'oublie vite. Albertine oubliait ce dernier mensonge-là, le quatrième, et, un jour où elle voulait gagner ma confiance par des confidences, elle se laissait aller à me dire de la même personne, au début si comme il faut et qu'elle ne connaissait pas : « Elle a eu le béguin pour moi. Trois ou quatre fois elle m'a demandé de l'accompagner jusque chez elle et de monter la voir. L'accompagner, je n'y voyais pas de mal, devant tout le monde, en plein jour, en plein air. Mais, arrivée à sa porte, je trouvais toujours un prétexte et je ne suis jamais montée. » Quelque temps après, Albertine faisait allusion à la beauté des objets qu'on voyait chez la même dame. D'approximation en approximation on fût sans doute arrivé à lui faire dire la vérité, qui était peut-être moins grave que je n'étais porté à le croire, car, peut-être, facile avec les femmes, préférait-elle un amant, et, maintenant que j'étais le sien, n'eût-elle pas songé à Léa. En tous cas, pour cette dernière je n'en étais qu'à la première affirmation et j'ignorais si Albertine la connaissait. Déjà, en tous cas pour bien des femmes, il m'eût suffi de rassembler devant mon amie, en une synthèse, ses affirmations contradictoires pour la convaincre de ses fautes (fautes qui sont bien plus aisées, comme les lois astronomiques, à dégager par le raisonnement, qu'à observer, qu'à surprendre dans la réalité). Mais elle aurait encore mieux aimé dire qu'elle avait menti quand elle avait émis une de ces affirmations, dont ainsi le retrait ferait écrouler tout mon système, plutôt que de reconnaître que tout ce qu'elle avait raconté dès le début n'était qu'un tissu de contes mensongers. Il en est de semblables dans les Mille et une Nuits, et qui nous y charment. Ils nous font souffrir dans une personne que nous aimons, et à cause de cela nous permettent d'entrer un peu plus avant dans la connaissance de la nature humaine au lieu de nous contenter de nous jouer à sa surface. Le chagrin pénètre en nous et nous force par la curiosité douloureuse à pénétrer. D'où des vérités que nous ne nous sentons pas le droit de cacher, si bien qu'un athée moribond qui les a découvertes, assuré du néant, insoucieux de la gloire, use pourtant ses dernières heures à tâcher de les faire connaître.

Sans doute je n'en étais qu'à la première de ces affirmations pour Léa. J'ignorais même si Albertine la connaissait ou non. N'importe, cela revenait au même. Il fallait à tout prix éviter qu'au Trocadéro elle pût retrouver cette connaissance, ou faire la connaissance de cette inconnue. Je dis que je ne savais si elle connaissait Léa ou non ; j'avais dû pourtant l'apprendre à Balbec, d'Albertine elle-même. Car l'oubli anéantissait aussi bien chez moi que chez Albertine une grande part des choses qu'elle m'avait affirmées. La mémoire, au lieu d'un exemplaire en double, toujours présent à nos yeux, des divers faits de notre vie, est plutôt un néant d'où par instant une similitude actuelle nous permet de tirer, ressuscités, des souvenirs morts ; mais encore il y a mille petits faits qui ne sont pas tombés dans cette virtualité de la mémoire, et qui resteront à jamais incontrôlables pour nous. Tout ce que nous ignorons se rapporter à la vie réelle de la personne que nous aimons, nous n'y faisons aucune attention, nous oublions aussitôt ce qu'elle nous a dit à propos de tel fait ou de telles gens que nous ne connaissons pas, et l'air qu'elle avait en nous le disant. Aussi, quand ensuite notre jalousie est excitée par ces mêmes gens, pour savoir si elle ne se trompe pas, si c'est bien à eux qu'elle doit rapporter telle hâte que notre maîtresse a de sortir, tel mécontentement que nous l'en ayons privée en rentrant trop tôt, notre jalousie, fouillant le passé pour en tirer des indications, n'y trouve rien ; toujours rétrospective, elle est comme un historien qui aurait à faire une histoire pour laquelle il n'est aucun document ; toujours en retard, elle se précipite comme un taureau furieux là où ne se trouve pas l'être fier et brillant qui l'irrite de ses piqûres et dont la foule cruelle admire la magnificence et la ruse. La jalousie se débat dans le vide, incertaine comme nous le sommes dans ces rêves où nous souffrons de ne pas trouver dans sa maison vide une personne que nous avons bien connue dans la vie, mais qui peut-être en est ici une autre et a seulement emprunté les traits d'un autre personnage, incertaine comme nous le sommes plus encore après le réveil quand nous cherchons à identifier tel ou tel détail de notre rêve. Quel air avait notre amie en nous disant cela ; n'avait-elle pas l'air heureux, ne sifflait-elle même pas, ce qu'elle ne fait que quand elle a quelque pensée amoureuse ? Au temps de l'amour, pour peu que notre présence l'importune et l'irrite, ne nous a-t-elle pas dit une chose qui se trouve en contradiction avec ce qu'elle nous affirme maintenant, qu'elle connaît ou ne connaît pas telle personne ? Nous ne le savons pas, nous ne le saurons jamais ; nous nous acharnons à chercher les débris inconsistants d'un rêve, et pendant ce temps notre vie avec notre maîtresse continue, notre vie distraite devant ce que nous ignorons être important pour nous, attentive à ce qui ne l'est peut-être pas, encauchemardée par des êtres qui sont sans rapports réels avec nous, pleine d'oublis, de lacunes, d'anxiétés vaines, notre vie pareille à un songe.

Je m'aperçus que la petite laitière était toujours là. Je lui dis que décidément ce serait bien loin, que je n'avais pas besoin d'elle. Aussitôt elle trouva aussi que ce serait trop gênant : « Il y a un beau match tantôt, je ne voudrais pas le manquer. » Je sentis qu'elle devait déjà aimer les sports et que dans quelques années elle dirait : vivre sa vie. Je lui dis que décidément je n'avais pas besoin d'elle et je lui donnai cinq francs. Aussitôt, s'y attendant si peu, et se disant que, si elle avait cinq francs pour ne rien faire, elle aurait beaucoup pour ma course, elle commença à trouver que son match n'avait pas d'importance. « J'aurais bien fait votre course. On peut toujours s'arranger. » Mais je la poussai vers la porte, j'avais besoin d'être seul, il fallait à tout prix empêcher qu'Albertine pût retrouver au Trocadéro les amies de Léa. Il le fallait, il fallait y réussir ; à vrai dire je ne savais pas encore comment, et pendant ces premiers instants j'ouvrais mes mains, les regardais, faisais craquer les jointures de mes doigts, soit que l'esprit qui ne peut trouver ce qu'il cherche, pris de paresse, s'accorde de faire halte pendant un instant, où les choses les plus indifférentes lui apparaissent distinctement, comme ces pointes d'herbe des talus qu'on voit du wagon trembler au vent, quand le train s'arrête en rase campagne – immobilité qui n'est pas toujours plus féconde que celle de la bête capturée qui, paralysée par la peur ou fascinée, regarde sans bouger – soit que je tinsse tout préparé mon corps – avec mon intelligence au dedans et en celle-ci les moyens d'action sur telle ou telle personne – comme n'étant plus qu'une arme d'où partirait le coup qui séparerait Albertine de Léa et de ses deux amies. Certes, le matin, quand Françoise était venue me dire qu'Albertine irait au Trocadéro, je m'étais dit : « Albertine peut bien faire ce qu'elle veut », et j'avais cru que jusqu'au soir, par ce temps radieux, ses actions resteraient pour moi sans importance perceptible ; mais ce n'était pas seulement le soleil matinal, comme je l'avais pensé, qui m'avait rendu si insouciant ; c'était parce que, ayant obligé Albertine à renoncer aux projets qu'elle pouvait peut-être amorcer ou même réaliser chez les Verdurin, et l'ayant réduite à aller à une matinée que j'avais choisie moi-même et en vue de laquelle elle n'avait pu rien préparer, je savais que ce qu'elle ferait serait forcément innocent. De même, si Albertine avait dit quelques instants plus tard : « Si je me tue, cela m'est bien égal », c'était parce qu'elle était persuadée qu'elle ne se tuerait pas. Devant moi, devant Albertine, il y avait en ce matin (bien plus que l'ensoleillement du jour) ce milieu que nous ne voyons pas, mais par l'intermédiaire translucide et changeant duquel nous voyions, moi ses actions, elle l'importance de sa propre vie, c'est-à-dire ces croyances que nous ne percevons pas, mais qui ne sont pas plus assimilables à un pur vide que n'est l'air qui nous entoure ; composant autour de nous une atmosphère variable, parfois excellente, souvent irrespirable, elles mériteraient d'être relevées et notées avec autant de soin que la température, la pression barométrique, la saison, car nos jours ont leur originalité, physique et morale. La croyance, non remarquée ce matin par moi et dont pourtant j'avais été joyeusement enveloppé jusqu'au moment où j'avais rouvert le Figaro, qu'Albertine ne ferait rien que d'inoffensif, cette croyance venait de disparaître. Je ne vivais plus dans la belle journée, mais dans une journée créée au sein de la première par l'inquiétude qu'Albertine renouât avec Léa, et plus facilement encore avec les deux jeunes filles, si elles allaient, comme cela me semblait probable, applaudir l'actrice au Trocadéro, où il ne leur serait pas difficile, dans un entr'acte, de retrouver Albertine. Je ne songeais plus à Mlle Vinteuil ; le nom de Léa m'avait fait revoir, pour en être jaloux, l'image d'Albertine au Casino près des deux jeunes filles. Car je ne possédais dans ma mémoire que des séries d'Albertine séparées les unes des autres, incomplètes, des profils, des instantanés ; aussi ma jalousie se confinait-elle à une expression discontinue, à la fois fugitive et fixée, et aux êtres qui l'avaient amenée sur la figure d'Albertine. Je me rappelais celle-ci quand, à Balbec, elle était trop regardée par les deux jeunes filles ou par des femmes de ce genre ; je me rappelais la souffrance que j'éprouvais à voir parcourir, par des regards actifs comme ceux d'un peintre qui veut prendre un croquis, le visage entièrement recouvert par eux et qui, à cause de ma présence sans doute, subissait ce contact sans avoir l'air de s'en apercevoir, avec une passivité peut-être clandestinement voluptueuse. Et avant qu'elle se ressaisît et me parlât, il y avait une seconde pendant laquelle Albertine ne bougeait pas, souriait dans le vide, avec le même air de naturel feint et de plaisir dissimulé que si on avait été en train de faire sa photographie ; ou même pour choisir devant l'objectif une pose plus fringante – celle même qu'elle avait prise à Doncières quand nous nous promenions avec Saint-Loup : riant et passant sa langue sur ses lèvres, elle faisait semblant d'agacer un chien. Certes, à ces moments, elle n'était nullement la même que quand c'était elle qui était intéressée par des fillettes qui passaient. Dans ce dernier cas, au contraire, son regard étroit et velouté se fixait, se collait sur la passante, si adhérent, si corrosif, qu'il semblait qu'en se retirant il aurait dû emporter la peau. Mais en ce moment ce regard-là, qui du moins lui donnait quelque chose de sérieux, jusqu'à la faire paraître souffrante, m'avait semblé doux auprès du regard atone et heureux qu'elle avait près des deux jeunes filles, et j'aurais préféré la sombre expression du désir, qu'elle ressentait peut-être quelquefois, à la riante expression causée par le désir qu'elle inspirait. Elle avait beau essayer de voiler la conscience qu'elle en avait, celle-ci la baignait, l'enveloppait, vaporeuse, voluptueuse, faisait paraître sa figure toute rose. Mais tout ce qu'Albertine tenait à ces moments-là en suspens en elle, qui irradiait autour d'elle et me faisait tant souffrir, qui sait si, hors de ma présence, elle continuerait à le taire, si aux avances des deux jeunes filles, maintenant que je n'étais pas là, elle ne répondrait pas audacieusement. Certes, ces souvenirs me causaient une grande douleur, ils étaient comme un aveu total des goûts d'Albertine, une confession générale de son infidélité contre quoi ne pouvaient prévaloir les serments particuliers qu'elle me faisait, auxquels je voulais croire, les résultats négatifs de mes incomplètes enquêtes, les assurances, peut-être faites de connivence avec elle, d'Andrée. Albertine pouvait me nier ses trahisons particulières ; par des mots qui lui échappaient, plus forts que les déclarations contraires, par ces regards seuls, elle avait fait l'aveu de ce qu'elle eût voulu cacher, bien plus que de faits particuliers, de ce qu'elle se fût fait tuer plutôt que de reconnaître : de son penchant. Car aucun être ne veut livrer son âme. Malgré la douleur que ces souvenirs me causaient, aurais-je pu nier que c'était le programme de la matinée du Trocadéro qui avait réveillé mon besoin d'Albertine ? Elle était de ces femmes à qui leurs fautes pourraient au besoin tenir lieu de charme, et autant que leurs fautes, leur bonté qui y succède et ramène en nous cette douceur qu'avec elles, comme un malade qui n'est jamais bien portant deux jours de suite, nous sommes sans cesse obligés de reconquérir. D'ailleurs, plus même que leurs fautes pendant que nous les aimons, il y a leurs fautes avant que nous les connaissions, et la première de toutes : leur nature. Ce qui rend douloureuses de telles amours, en effet, c'est qu'il leur préexiste une espèce de péché originel de la femme, un péché qui nous les fait aimer, de sorte que, quand nous l'oublions, nous avons moins besoin d'elle et que, pour recommencer à aimer, il faut recommencer à souffrir. En ce moment, qu'elle ne retrouvât pas les deux jeunes files et savoir si elle connaissait Léa ou non était ce qui me préoccupait le plus, en dépit de ce qu'on ne devrait pas s'intéresser aux faits particuliers autrement qu'à cause de leur signification générale, et malgré la puérilité qu'il y a, aussi grande que celle du voyage ou du désir de connaître des femmes, de fragmenter sa curiosité sur ce qui, du torrent invisible des réalités cruelles qui nous resteront toujours inconnues, a fortuitement cristallisé dans notre esprit. D'ailleurs, arriverions-nous à détruire cette cristallisation qu'elle serait remplacée par une autre aussitôt. Hier je craignais qu'Albertine n'allât chez Mme Verdurin. Maintenant je n'étais plus préoccupé que de Léa. La jalousie, qui a un bandeau sur les yeux, n'est pas seulement impuissante à rien découvrir dans les ténèbres qui l'enveloppent, elle est encore un de ces supplices où la tâche est à recommencer sans cesse, comme celle des Danaïdes, comme celle d'Ixion. Même si ses amies n'étaient pas là, quelle impression pouvait faire sur elle Léa embellie par le travestissement, glorifiée par le succès ? quelles rêveries laisserait-elle à Albertine ? quels désirs qui, même refrénés, lui donneraient le dégoût d'une vie chez moi où elle ne pouvait les assouvir ?

D'ailleurs, qui sait si elle ne connaissait pas Léa et n'irait pas la voir dans sa loge ? et même, si Léa ne la connaissait pas, qui m'assurait que, l'ayant en tous cas aperçue à Balbec, elle ne la reconnaîtrait pas et ne lui ferait pas de la scène un signe qui autoriserait Albertine à se faire ouvrir la porte des coulisses ? Un danger semble très évitable quand il est conjuré. Celui-ci ne l'était pas encore, j'avais peur qu'il ne pût pas l'être, et il me semblait d'autant plus terrible. Et pourtant, cet amour pour Albertine, que je sentais presque s'évanouir quand j'essayais de le réaliser, la violence de ma douleur en ce moment semblait en quelque sorte m'en donner la preuve. Je n'avais plus souci de rien d'autre, je ne pensais qu'aux moyens de l'empêcher de rester au Trocadéro, j'aurais offert n'importe quelle somme à Léa pour qu'elle n'y allât pas. Si donc on prouve sa préférence par l'action qu'on accomplit plus que par l'idée qu'on forme, j'aurais aimé Albertine. Mais cette reprise de ma souffrance ne donnait pas plus de consistance en moi à l'image d'Albertine. Elle causait mes maux comme une divinité qui reste invisible. Faisant mille conjectures, je cherchais à parer à ma souffrance sans réaliser pour cela mon amour. D'abord il fallait être certain que Léa allât vraiment au Trocadéro. Après avoir congédié la laitière, je téléphonai à Bloch, lié lui aussi avec Léa, pour le lui demander. Il n'en savait rien et parut étonné que cela pût m'intéresser. Je pensai qu'il me fallait aller vite, que Françoise était tout habillée et moi pas, et, pendant que moi-même je me levais, je lui fis prendre une automobile ; elle devait aller au Trocadéro, prendre un billet, chercher Albertine partout dans la salle, et lui remettre un mot de moi. Dans ce mot, je lui disais que j'étais bouleversé par une lettre reçue à l'instant de la même dame à cause de qui elle savait que j'avais été si malheureux une nuit à Balbec. Je lui rappelais que le lendemain elle m'avait reproché de ne pas l'avoir fait appeler. Aussi je me permettais, lui disais-je, de lui demander de me sacrifier sa matinée et de venir me chercher pour aller prendre un peu l'air ensemble afin de tâcher de me remettre. Mais comme j'en avais pour assez longtemps avant d'être habillé et prêt, elle me ferait plaisir de profiter de la présence de Françoise pour aller acheter aux Trois-Quartiers (ce magasin, étant plus petit, m'inquiétait moins que le Bon Marché) la guimpe de tulle blanc dont elle avait besoin. Mon mot n'était probablement pas inutile. À vrai dire, je ne savais rien qu'eût fait Albertine, depuis que je la connaissais, ni même avant. Mais dans sa conversation (Albertine aurait pu, si je lui en eusse parlé, dire que j'avais mal entendu), il y avait certaines contradictions, certaines retouches qui me semblaient aussi décisives qu'un flagrant délit, mais moins utilisables contre Albertine qui, souvent, prise en fraude comme un enfant, grâce à de brusques redressements stratégiques, avait chaque fois rendu vaines mes cruelles attaques et rétabli la situation. Cruelles surtout pour moi. Elle usait, non par raffinement de style, mais pour réparer ses imprudences, de ces brusques sautes de syntaxe ressemblant un peu à ce que les grammairiens appellent anacoluthe ou je ne sais comment. S'étant laissée aller, en parlant femmes, à dire : « Je me rappelle que dernièrement je », brusquement, après un « quart de soupir », « je » devenait « elle », c'était une chose qu'elle avait aperçue en promeneuse innocente, et nullement accomplie. Ce n'était pas elle qui était le sujet de l'action. J'aurais voulu me rappeler exactement le commencement de la phrase pour conclure moi-même, puisqu'elle lâchait pied, à ce qu'en eût été la fin. Mais comme j'avais attendu cette fin, je me rappelais mal le commencement, que peut-être mon air d'intérêt lui avait fait dévier, et je restais anxieux de sa pensée vraie, de son souvenir véridique. Il en est malheureusement des commencements d'un mensonge de notre maîtresse comme des commencements de notre propre amour, ou d'une vocation. Ils se forment, se conglomèrent, ils passent, inaperçus de notre propre attention. Quand on veut se rappeler de quelle façon on a commencé d'aimer une femme, on aime déjà ; les rêveries d'avant, on ne se disait pas : c'est le prélude d'un amour, faisons attention ; et elles avançaient par surprise, à peine remarquées de nous. De même, sauf des cas relativement assez rares, ce n'est guère que pour la commodité du récit que j'ai souvent opposé ici un dire mensonger d'Albertine à son assertion première sur le même sujet. Cette assertion première, souvent, ne lisant pas dans l'avenir et ne devinant pas quelle affirmation contradictoire lui ferait pendant, elle s'était glissée inaperçue, entendue certes de mes oreilles, mais sans que je l'isolasse de la continuité des paroles d'Albertine. Plus tard, devant le mensonge parlant, ou pris d'un doute anxieux, j'aurais voulu me rappeler ; c'était en vain ; ma mémoire n'avait pas été prévenue à temps ; elle avait cru inutile de garder copie.

Je recommandai à Françoise, quand elle aurait fait sortir Albertine de la salle, de m'en avertir par téléphone et de la ramener, contente ou non. « Il ne manquerait plus que cela qu'elle ne soit pas contente de venir voir Monsieur, répondit Françoise. – Mais je ne sais pas si elle aime tant que cela me voir. – Il faudrait qu'elle soit bien ingrate », reprit Françoise, en qui Albertine renouvelait, après tant d'années, le même supplice d'envie que lui avait causé jadis Eulalie auprès de ma tante. Ignorant que la situation d'Albertine auprès de moi n'avait pas été cherchée par elle mais voulue par moi (ce que, par amour-propre et pour faire enrager Françoise, j'aimais autant lui cacher), elle admirait et exécrait son habileté, l'appelait, quand elle parlait d'elle aux autres domestiques, une « comédienne », une « enjôleuse » qui faisait de moi ce qu'elle voulait. Elle n'osait pas encore entrer en guerre contre elle, lui faisait bon visage, et se faisait mérite auprès de moi des services qu'elle me rendait dans ses relations avec moi, pensant qu'il était inutile de me rien dire et qu'elle n'arriverait à rien, mais à l'affût d'une occasion ; si jamais elle découvrait dans la situation d'Albertine une fissure, elle se promettait bien de l'élargir et de nous séparer complètement. « Bien ingrate ? Mais non, Françoise, c'est moi qui me trouve ingrat, vous ne savez pas comme elle est bonne pour moi. (Il m'était si doux d'avoir l'air d'être aimé !) Partez vite. – Je vais me cavaler et presto. » L'influence de sa fille commençait à altérer un peu le vocabulaire de Françoise. Ainsi perdent leur pureté toutes les langues par l'adjonction de termes nouveaux. Cette décadence du parler de Françoise, que j'avais connu à ses belles époques, j'en étais, du reste, indirectement responsable. La fille de Françoise n'aurait pas fait dégénérer jusqu'au plus bas jargon le langage classique de sa mère, si elle s'était contentée de parler patois avec elle. Elle ne s'en était jamais privée, et quand elles étaient toutes deux auprès de moi, si elles avaient des choses secrètes à se dire, au lieu d'aller s'enfermer dans la cuisine elles se faisaient, en plein milieu de ma chambre, une protection plus infranchissable que la porte la mieux fermée, en parlant patois. Je supposais seulement que la mère et la fille ne vivaient pas toujours en très bonne intelligence, si j'en jugeais par la fréquence avec laquelle revenait le seul mot que je pusse distinguer : m'esasperate (à moins que l'objet de cette exaspération ne fût moi). Malheureusement la langue la plus inconnue finit par s'apprendre quand on l'entend toujours parler. Je regrettai que ce fût le patois, car j'arrivais à le savoir et n'aurais pas moins bien appris si Françoise avait eu l'habitude de s'exprimer en persan. Françoise, quand elle s'aperçut de mes progrès, eut beau accélérer son débit, et sa fille pareillement, rien n'y fit. La mère fut désolée que je comprisse le patois, puis contente de me l'entendre parler. À vrai dire, ce contentement, c'était de la moquerie, car bien que j'eusse fini par le prononcer à peu près comme elle, elle trouvait entre nos deux prononciations des abîmes qui la ravissaient et se mit à regretter de ne plus voir des gens de son pays auxquels elle n'avait jamais pensé depuis bien des années et qui, paraît-il, se seraient tordus d'un rire qu'elle eût voulu entendre, en m'écoutant parler si mal le patois. Cette seule idée la remplissait de gaîté et de regret, et elle énumérait tel ou tel paysan qui en aurait eu des larmes de rire. En tous cas, aucune joie ne mélangea la tristesse que, même le prononçant mal, je le comprisse bien. Les clefs deviennent inutiles quand celui qu'on veut empêcher d'entrer peut se servir d'un passe-partout ou d'une pince-monseigneur. Le patois devenant une défense sans valeur, elle se mit à parler avec sa fille un français qui devint bien vite celui des plus basses époques.

J'étais prêt, Françoise n'avait pas encore téléphoné ; fallait-il partir sans attendre ? Mais qui sait si elle trouverait Albertine ? si celle-ci ne serait pas dans les coulisses ? si même, rencontrée par Françoise, elle se laisserait ramener ? Une demi-heure plus tard le tintement du téléphone retentit et dans mon cœur battaient tumultueusement l'espérance et la crainte. C'étaient, sur l'ordre d'un employé de téléphone, un escadron volant de sons qui avec une vitesse instantanée m'apportaient les paroles du téléphoniste, non celles de Françoise qu'une timidité et une mélancolie ancestrales, appliquées à un objet inconnu de ses pères, empêchaient de s'approcher d'un récepteur, quitte à visiter des contagieux. Elle avait trouvé au promenoir Albertine seule, qui, étant allée seulement prévenir Andrée qu'elle ne restait pas, avait rejoint aussitôt Françoise. « Elle n'était pas fâchée ? Ah ! pardon ! Demandez à cette dame si cette demoiselle n'était pas fâchée ?... – Cette dame me dit de vous dire que non pas du tout, que c'était tout le contraire ; en tous cas, si elle n'était pas contente ça ne se connaissait pas. Elles partent maintenant aux Trois-Quartiers et seront rentrées à deux heures. » Je compris que deux heures signifiait trois heures, car il était plus de deux heures. Mais c'était chez Françoise un de ces défauts particuliers, permanents, inguérissables, que nous appelons maladies, de ne pouvoir jamais regarder ni dire l'heure exactement. Je n'ai jamais pu comprendre ce qui se passait dans sa tête. Quand Françoise, ayant regardé sa montre, s'il était deux heures disait : il est une heure, ou il est trois heures, je n'ai jamais pu comprendre si le phénomène qui avait lieu alors avait pour siège la vue de Françoise, ou sa pensée, ou son langage ; ce qui est certain, c'est que ce phénomène avait toujours lieu. L'humanité est très vieille. L'hérédité, les croisements ont donné une force immuable à de mauvaises habitudes, à des réflexes vicieux. Une personne éternue et râle parce qu'elle passe près d'un rosier ; une autre a une éruption à l'odeur de la peinture fraîche ; beaucoup des coliques s'il faut partir en voyage, et des petits-fils de voleurs, qui sont millionnaires et généreux, ne peuvent résister à vous voler cinquante francs. Quant à savoir en quoi consistait l'impossibilité où était Françoise de dire l'heure exactement, ce n'est pas elle qui m'a jamais fourni aucune lumière à cet égard. Car, malgré la colère où ces réponses inexactes me mettaient d'habitude, Françoise ne cherchait ni à s'excuser de son erreur, ni à l'expliquer. Elle restait muette, avait l'air de ne pas m'entendre, ce qui achevait de m'exaspérer. J'aurais voulu entendre une parole de justification, ne fût-ce que pour la battre en brèche ; mais rien, un silence indifférent. En tous cas, pour ce qui était d'aujourd'hui il n'y avait pas de doute, Albertine allait rentrer avec Françoise à trois heures, Albertine ne verrait ni Léa ni ses amies. Alors ce danger qu'elle renouât des relations avec elles étant conjuré, il perdit aussitôt à mes yeux de son importance et je m'étonnai, en voyant avec quelle facilité il l'avait été, d'avoir cru que je ne réussirais pas à ce qu'il le fût. J'éprouvai un vif mouvement de reconnaissance pour Albertine qui, je le voyais, n'était pas allée au Trocadéro pour les amies de Léa, et qui me montrait, en quittant la matinée et en rentrant sur un signe de moi, qu'elle m'appartenait plus que je ne me le figurais. Il fut plus grand encore quand un cycliste me porta un mot d'elle pour que je prisse patience, et où il y avait de ces gentilles expressions qui lui étaient familières : « Mon chéri et cher Marcel, j'arrive moins vite que ce cycliste dont je voudrais bien prendre la bécane pour être plus tôt près de vous. Comment pouvez-vous croire que je puisse être fâchée et que quelque chose puisse m'amuser autant que d'être avec vous ! ce sera gentil de sortir tous les deux, ce serait encore plus gentil de ne jamais sortir que tous les deux. Quelles idées vous faites-vous donc ? Quel Marcel ! Quel Marcel ! Toute à vous, ton Albertine. »

Les robes même que je lui achetais, le yacht dont je lui avais parlé, les peignoirs de Fortuny, tout cela ayant dans cette obéissance d'Albertine, non pas sa compensation, mais son complément, m'apparaissait comme autant de privilèges que j'exerçais ; car les devoirs et les charges d'un maître font partie de sa domination, et le définissent, le prouvent tout autant que ses droits. Et ces droits qu'elle me reconnaissait donnaient précisément à mes charges leur véritable caractère : j'avais une femme à moi qui, au premier mot que je lui envoyais à l'improviste, me faisait téléphoner avec déférence qu'elle revenait, qu'elle se laissait ramener, aussitôt. J'étais plus maître que je n'avais cru. Plus maître, c'est-à-dire plus esclave. Je n'avais plus aucune impatience de voir Albertine. La certitude qu'elle était en train de faire une course avec Françoise, ou qu'elle reviendrait avec celle-ci à un moment prochain et que j'eusse volontiers prorogé, éclairait comme un astre radieux et paisible un temps que j'eusse eu maintenant bien plus de plaisir à passer seul. Mon amour pour Albertine m'avait fait lever et me préparer pour sortir, mais il m'empêcherait de jouir de ma sortie. Je pensais que par ce dimanche-là, des petites ouvrières, des midinettes, des cocottes, devaient se promener au Bois. Et avec ces mots de midinettes, de petites ouvrières (comme cela m'était souvent arrivé avec un nom propre, un nom de jeune fille lu dans le compte rendu d'un bal), avec l'image d'un corsage blanc, d'une jupe courte, parce que derrière cela je mettais une personne inconnue et qui pourrait m'aimer, je fabriquais tout seul des femmes désirables, et je me disais : « Comme elles doivent être bien ! » Mais à quoi me servirait-il qu'elles le fussent puisque je ne sortirais pas seul ?
 

顶一下
(0)
0%
踩一下
(0)
0%

热门TAG: depuis 追忆 年华


------分隔线---------- ------------------