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追忆似水年华 061: le septuor de Vinteuil

时间:2011-05-15来源:互联网 进入法语论坛
核心提示:A la recherche du temps perdu 追忆似水年华 Proust 普鲁斯特 061: le septuor de Vinteuil En voyant se ranger sur la petite estrade non pas seulement Morel et un pianiste, mais d'autres instrumentistes, je crus qu'on commenait par de
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A la recherche du temps perdu     

追忆似水年华

Proust 

普鲁斯特


061: le septuor de Vinteuil

En voyant se ranger sur la petite estrade non pas seulement Morel et un pianiste, mais d'autres instrumentistes, je crus qu'on commençait par des œuvres d'autres musiciens que Vinteuil. Car je croyais qu'on ne possédait de lui que sa sonate pour piano et violon.

Mme Verdurin s'assit à part, les hémisphères de son front blanc et légèrement rosé magnifiquement bombés, les cheveux écartés, moitié en imitation d'un portrait du XVIIIe siècle, moitié par besoin de fraîcheur d'une fiévreuse qu'une pudeur empêche de dire son état, isolée, divinité qui présidait aux solennités musicales, déesse du wagnérisme et de la migraine, sorte de Norne presque tragique, évoquée par le génie au milieu de ces ennuyeux, devant qui elle allait dédaigner plus encore que de coutume d'exprimer des impressions en entendant une musique qu'elle connaissait mieux qu'eux. Le concert commença, je ne connaissais pas ce qu'on jouait, je me trouvais en pays inconnu. Où le situer ? Dans l'œuvre de quel auteur étais-je ? J'aurais bien voulu le savoir et, n'ayant près de moi personne à qui le demander, j'aurais bien voulu être un personnage de ces Mille et une Nuits que je relisais sans cesse et où, dans les moments d'incertitude, surgit soudain un génie ou une adolescente d'une ravissante beauté, invisible pour les autres, mais non pour le héros embarrassé, à qui elle révèle exactement ce qu'il désire savoir. Or, à ce moment, je fus précisément favorisé d'une telle apparition magique. Comme, dans un pays qu'on ne croit pas connaître et qu'en effet on a abordé par un côté nouveau, lorsque, après avoir tourné un chemin, on se trouve tout d'un coup déboucher dans un autre dont les moindres coins vous sont familiers, mais seulement où on n'avait pas l'habitude d'arriver par là, on se dit : « Mais c'est le petit chemin qui mène à la petite porte du jardin de mes amis X... ; je suis à deux minutes de chez eux », et leur fille est en effet là qui est venue vous dire bonjour au passage ; ainsi, tout d'un coup, je me reconnus, au milieu de cette musique nouvelle pour moi, en pleine sonate de Vinteuil ; et, plus merveilleuse qu'une adolescente, la petite phrase, enveloppée, harnachée d'argent, toute ruisselante de sonorités brillantes, légères et douces comme des écharpes, vint à moi, reconnaissable sous ces parures nouvelles. Ma joie de l'avoir retrouvée s'accroissait de l'accent si amicalement connu qu'elle prenait pour s'adresser à moi, si persuasif, si simple, non sans laisser éclater pourtant cette beauté chatoyante dont elle resplendissait. La signification, d'ailleurs, n'était cette fois que de me montrer le chemin, et qui n'était pas celui de la sonate, car c'était une œuvre inédite de Vinteuil où il s'était seulement amusé, par une allusion que justifiait à cet endroit un mot du programme, qu'on aurait dû avoir en même temps sous les yeux, à faire apparaître un instant la petite phrase. À peine rappelée ainsi, elle disparut et je me retrouvai dans un monde inconnu ; mais je savais maintenant, et tout ne cessa plus de me confirmer, que ce monde était un de ceux que je n'avais même pu concevoir que Vinteuil eût créés, car quand, fatigué de la sonate, qui était un univers épuisé pour moi, j'essayais d'en imaginer d'autres aussi beaux mais différents, je faisais seulement comme ces poètes qui remplissent leur prétendu paradis de prairies, de fleurs, de rivières, qui font double emploi avec celles de la Terre. Ce qui était devant moi me faisait éprouver autant de joie qu'aurait fait la sonate si je ne l'avais pas connue ; par conséquent, en étant aussi beau, était autre. Tandis que la sonate s'ouvrait sur une aube liliale et champêtre, divisant sa candeur légère pour se suspendre à l'emmêlement léger et pourtant consistant d'un berceau rustique de chèvrefeuilles sur des géraniums blancs, c'était sur des surfaces unies et planes comme celles de la mer que, par un matin d'orage déjà tout empourpré, commençait, au milieu d'un aigre silence, dans un vide infini, l'œuvre nouvelle, et c'est dans un rose d'aurore que, pour se construire progressivement devant moi, cet univers inconnu était tiré du silence et de la nuit. Ce rouge si nouveau, si absent de la tendre, champêtre et candide sonate, teignait tout le ciel, comme l'aurore, d'un espoir mystérieux. Et un chant perçait déjà l'air, chant de sept notes, mais le plus inconnu, le plus différent de tout ce que j'eusse jamais imaginé, de tout ce que j'eusse jamais pu imaginer, à la fois ineffable et criard, non plus un roucoulement de colombe comme dans la sonate, mais déchirant l'air, aussi vif que la nuance écarlate dans laquelle le début était noyé, quelque chose comme un mystique chant du coq, un appel ineffable, mais suraigu, de l'éternel matin. L'atmosphère froide, lavée de pluie, électrique – d'une qualité si différente, à des pressions tout autres, dans un monde si éloigné de celui, virginal et meublé de végétaux, de la sonate – changeait à tout instant, effaçant la promesse empourprée de l'Aurore. À midi pourtant, dans un ensoleillement brûlant et passager, elle semblait s'accomplir en un bonheur lourd, villageois et presque rustique, où la titubation de cloches retentissantes et déchaînées (pareilles à celles qui incendiaient de chaleur la place de l'église à Combray, et que Vinteuil, qui avait dû souvent les entendre, avait peut-être trouvées à ce moment-là dans sa mémoire comme une couleur qu'on a à portée de sa main sur une palette) semblait matérialiser la plus épaisse joie. À vrai dire, esthétiquement, ce motif de joie ne me plaisait pas, je le trouvais presque laid, le rythme s'en traînait si péniblement à terre qu'on aurait pu en imiter presque tout l'essentiel, rien qu'avec des bruits, en frappant d'une certaine manière des baguettes sur une table. Il me semblait que Vinteuil avait manqué là d'inspiration, et, en conséquence, je manquai aussi là un peu de force d'attention.

Je regardai la Patronne, dont l'immobilité farouche semblait protester contre les battements de mesure exécutés par les têtes ignorantes des dames du Faubourg. Mme Verdurin ne disait pas : « Vous comprenez que je la connais un peu cette musique, et un peu encore ! S'il me fallait exprimer tout ce que je ressens, vous n'en auriez pas fini ! » Elle ne le disait pas. Mais sa taille droite et immobile, ses yeux sans expression, ses mèches fuyantes, le disaient pour elle. Ils disaient aussi son courage, que les musiciens pouvaient y aller, ne pas ménager ses nerfs, qu'elle ne flancherait pas à l'andante, qu'elle ne crierait pas à l'allegro. Je regardai ces musiciens. Le violoncelliste dominait l'instrument qu'il serrait entre ses genoux, inclinant sa tête à laquelle des traits vulgaires donnaient, dans les instants de maniérisme, une expression involontaire de dégoût ; il se penchait sur sa contrebasse, la palpait avec la même patience domestique que s'il eût épluché un chou, tandis que, près de lui, la harpiste (encore enfant) en jupe courte, dépassée de tous côtés par les rayons horizontaux du quadrilatère d'or, pareils à ceux qui, dans la chambre magique d'une sibylle, figureraient arbitrairement l'éther selon les formes consacrées, semblait aller y chercher, çà et là, au point exigé, un son délicieux, de la même manière que, petite déesse allégorique, dressée devant le treillage d'or de la voûte céleste, elle y aurait cueilli, une à une, des étoiles. Quant à Morel, une mèche, jusque-là invisible et confondue dans sa chevelure, venait de se détacher et de faire boucle sur son front. Je tournai imperceptiblement la tête vers le public pour me rendre compte de ce que M. de Charlus avait l'air de penser de cette mèche. Mais mes yeux ne rencontrèrent que le visage, ou plutôt que les mains, de Mme Verdurin, car celui-là était entièrement enfoui dans celles-ci.

Mais bien vite, le motif triomphant des cloches ayant été chassé, dispersé par d'autres, je fus repris par cette musique ; et je me rendais compte que, si, au sein de ce septuor, des éléments différents s'exposaient tour à tour pour se combiner à la fin, de même, la sonate de Vinteuil et, comme je le sus plus tard, ses autres œuvres n'avaient toutes été, par rapport à ce septuor, que de timides essais, délicieux mais bien frêles, auprès du chef-d'œuvre triomphal et complet qui m'était en ce moment révélé. Et de même encore, je ne pouvais m'empêcher, par comparaison, de me rappeler que j'avais pensé aux autres mondes qu'avait pu créer Vinteuil comme à des univers aussi complètement clos qu'avait été chacun de mes amours ; mais, en réalité, je devais bien m'avouer qu'au sein de mon dernier amour – celui pour Albertine – mes premières velléités de l'aimer (à Balbec tout au début, puis après la partie de furet, puis la nuit où elle avait couché à l'hôtel, puis à Paris le dimanche de brume, puis le soir de la fête Guermantes, puis de nouveau à Balbec, et enfin à Paris où ma vie était étroitement unie à la sienne) n'avaient été que des appels ; de même, si je considérais maintenant, non plus mon amour pour Albertine, mais toute ma vie, mes autres amours eux aussi n'y avaient été que de minces et timides essais, des appels, qui préparaient ce plus vaste amour : l'amour pour Albertine. Et je cessai de suivre la musique pour me redemander si Albertine avait vu ou non Mlle Vinteuil ces jours-ci, comme on interroge de nouveau une souffrance interne que la distraction vous a fait un moment oublier. Car c'est en moi que se passaient les actions possibles d'Albertine. De tous les êtres que nous connaissons, nous possédons un double, mais habituellement situé à l'horizon de notre imagination, de notre mémoire ; il nous reste relativement extérieur, et ce qu'il a fait ou pu faire ne comporte pas plus, pour nous, d'élément douloureux qu'un objet placé à quelque distance et qui ne nous procure que les sensations indolores de la vue. Ce qui affecte ces êtres-là, nous le percevons d'une façon contemplative, nous pouvons le déplorer en termes appropriés qui donnent aux autres l'idée de notre bon cœur, nous ne le ressentons pas ; mais depuis ma blessure de Balbec, c'était dans mon cœur, à une grande profondeur, difficile à extraire, qu'était le double d'Albertine. Ce que je voyais d'elle me lésait comme un malade dont les sens seraient si fâcheusement transposés que la vue d'une couleur serait intérieurement éprouvée par lui comme une incision en pleine chair. Heureusement que je n'avais pas cédé à la tentation de rompre encore avec Albertine ; cet ennui d'avoir à la retrouver tout à l'heure, quand je rentrerais, était bien peu de chose auprès de l'anxiété que j'aurais eue si la séparation s'était effectuée à ce moment où j'avais un doute sur elle, avant qu'elle eût eu le temps de me devenir indifférente. Au moment où je me la représentais ainsi m'attendant à la maison, comme une femme bien aimée trouvant le temps long, s'étant peut-être endormie un instant dans sa chambre, je fus caressé au passage par une tendre phrase familiale et domestique du septuor. Peut-être – tant tout s'entrecroise et se superpose dans notre vie intérieure – avait-elle été inspirée à Vinteuil par le sommeil de sa fille – de sa fille, cause aujourd'hui de tous mes troubles – quand il enveloppait de sa douceur, dans les paisibles soirées, le travail du musicien, cette phrase qui me calma tant par le même moelleux arrière-plan de silence qui pacifie certaines rêveries de Schumann, durant lesquelles, même quand « le Poète parle », on devine que « l'enfant dort ». Endormie, éveillée, je la retrouverais ce soir, quand il me plairait de rentrer, Albertine, ma petite enfant. Et pourtant, me dis-je, quelque chose de plus mystérieux que l'amour d'Albertine semblait promis au début de cette œuvre, dans ces premiers cris d'aurore. J'essayai de chasser la pensée de mon amie pour ne plus songer qu'au musicien. Aussi bien semblait-il être là. On aurait dit que, réincarné, l'auteur vivait à jamais dans sa musique ; on sentait la joie avec laquelle il choisissait la couleur de tel timbre, l'assortissait aux autres. Car à des dons plus profonds, Vinteuil joignait celui que peu de musiciens, et même peu de peintres ont possédé, d'user de couleurs non seulement si stables mais si personnelles que, pas plus que le temps n'altère leur fraîcheur, les élèves qui imitent celui qui les a trouvées, et les maîtres mêmes qui le dépassent, ne font pâlir leur originalité. La révolution que leur apparition a accomplie ne voit pas ses résultats s'assimiler anonymement aux époques suivantes ; elle se déchaîne, elle éclate à nouveau, et seulement quand on rejoue les œuvres du novateur à perpétuité. Chaque timbre se soulignait d'une couleur que toutes les règles du monde, apprises par les musiciens les plus savants, ne pourraient pas imiter, en sorte que Vinteuil, quoique venu à son heure et fixé à son rang dans l'évolution musicale, le quitterait toujours pour venir prendre la tête dès qu'on jouerait une de ses productions, qui devrait de paraître éclose après celle de musiciens plus récents, à ce caractère, en apparence contradictoire et en effet trompeur, de durable nouveauté. Une page symphonique de Vinteuil, connue déjà au piano et qu'on entendait à l'orchestre, comme un rayon de jour d'été que le prisme de la fenêtre décompose avant son entrée dans une salle à manger obscure, dévoilait comme un trésor insoupçonné et multicolore toutes les pierreries des Mille et une Nuits. Mais comment comparer à cet immobile éblouissement de la lumière ce qui était vie, mouvement perpétuel et heureux ? Ce Vinteuil, que j'avais connu si timide et si triste, avait, quand il fallait choisir un timbre, lui en unir un autre, des audaces, et, dans tout le sens du mot, un bonheur sur lequel l'audition d'une œuvre de lui ne laissait aucun doute. La joie que lui avaient causée telles sonorités, les forces accrues qu'elle lui avait données pour en découvrir d'autres, menaient encore l'auditeur de trouvaille en trouvaille, ou plutôt c'était le créateur qui le conduisait lui-même, puisant, dans les couleurs qu'il venait de trouver, une joie éperdue qui lui donnait la puissance de découvrir, de se jeter sur celles qu'elles semblaient appeler, ravi, tressaillant comme au choc d'une étincelle, quand le sublime naissait de lui-même de la rencontre des cuivres, haletant, grisé, affolé, vertigineux, tandis qu'il peignait sa grande fresque musicale, comme Michel-Ange attaché à son échelle et lançant, la tête en bas, de tumultueux coups de brosse au plafond de la chapelle Sixtine. Vinteuil était mort depuis nombre d'années ; mais, au milieu de ces instruments qu'il avait animés, il lui avait été donné de poursuivre, pour un temps illimité, une part au moins de sa vie. De sa vie d'homme seulement ? Si l'art n'était vraiment qu'un prolongement de la vie, valait-il de lui rien sacrifier ? n'était-il pas aussi irréel qu'elle-même ? À mieux écouter ce septuor, je ne le pouvais pas penser. Sans doute le rougeoyant septuor différait singulièrement de la blanche sonate ; la timide interrogation, à laquelle répondait la petite phrase, de la supplication haletante pour trouver l'accomplissement de l'étrange promesse qui avait retenti, si aigre, si surnaturelle, si brève, faisant vibrer la rougeur encore inerte du ciel matinal, au-dessus de la mer. Et pourtant, ces phrases si différentes étaient faites des mêmes éléments, car, de même qu'il y avait un certain univers, perceptible pour nous, en ces parcelles dispersées çà et là, dans telles demeures, dans tels musées, et qui était l'univers d'Elstir, celui qu'il voyait, celui où il vivait, de même la musique de Vinteuil étendait, notes par notes, touches par touches, les colorations inconnues d'un univers inestimable, insoupçonné, fragmenté par les lacunes que laissaient entre elles les auditions de son œuvre ; ces deux interrogations si dissemblables qui commandaient les mouvements si différents de la sonate et du septuor, l'une brisant en courts appels une ligne continue et pure, l'autre ressoudant en une armature indivisible des fragments épars, c'était pourtant, l'une si calme et timide, presque détachée et comme philosophique, l'autre si pressante, anxieuse, implorante, une même prière, jaillie devant différents levers de soleil intérieurs, et seulement réfractée à travers les milieux différents de pensées autres, de recherches d'art en progrès au cours d'années où il avait voulu créer quelque chose de nouveau. Prière, espérance qui était au fond la même, reconnaissable sous ces déguisements dans les diverses œuvres de Vinteuil, et, d'autre part, qu'on ne trouvait que dans les œuvres de Vinteuil. Ces phrases-là, les musicographes pourraient bien trouver leur apparentement, leur généalogie, dans les œuvres d'autres grands musiciens, mais seulement pour des raisons accessoires, des ressemblances extérieures, des analogies plutôt ingénieusement trouvées par le raisonnement que senties par l'impression directe. Celle que donnaient ces phrases de Vinteuil était différente de toute autre, comme si, en dépit des conclusions qui semblent se dégager de la science, l'individuel existait. Et c'était justement quand il cherchait puissamment à être nouveau, qu'on reconnaissait, sous les différences apparentes, les similitudes profondes et les ressemblances voulues qu'il y avait au sein d'une œuvre, quand Vinteuil reprenait à diverses reprises une même phrase, la diversifiait, s'amusait à changer son rythme, à la faire reparaître sous sa forme première, ces ressemblances-là voulues, œuvre de l'intelligence, forcément superficielles, n'arrivaient jamais à être aussi frappantes que ces ressemblances dissimulées, involontaires, qui éclataient sous des couleurs différentes, entre les deux chefs-d'œuvre distincts ; car alors Vinteuil, cherchant puissamment à être nouveau, s'interrogeait lui-même ; de toute la puissance de son effort créateur il atteignait sa propre essence à ces profondeurs où, quelque question qu'on lui pose, c'est du même accent, le sien propre, qu'elle répond. Un accent, cet accent de Vinteuil, séparé de l'accent des autres musiciens par une différence bien plus grande que celle que nous percevons entre la voix de deux personnes, même entre le beuglement et le cri de deux espèces animales : par la différence même qu'il y a entre la pensée de ces autres musiciens et les éternelles investigations de Vinteuil, la question qu'il se posait sous tant de formes, son habituelle spéculation, mais aussi débarrassée des formes analytiques du raisonnement que si elle s'exerçait dans le monde des anges, de sorte que nous pouvons en mesurer la profondeur, mais sans plus la traduire en langage humain que ne le peuvent les esprits désincarnés quand, évoqués par un médium, celui-ci les interroge sur les secrets de la mort. Et, même en tenant compte de cette originalité acquise qui m'avait frappé dès l'après-midi, de cette parenté que les musicographes pourraient trouver entre eux, c'est bien un accent unique auquel s'élèvent, auquel reviennent malgré eux ces grands chanteurs que sont les musiciens originaux, et qui est une preuve de l'existence irréductiblement individuelle de l'âme. Que Vinteuil essayât de faire plus solennel, plus grand, ou de faire plus vif et plus gai, de faire ce qu'il apercevait se reflétant en beau dans l'esprit du public, Vinteuil, malgré lui, submergeait tout cela sous une lame de fond qui rend son chant éternel et aussitôt reconnu. Ce chant, différent de celui des autres, semblable à tous les siens, où Vinteuil l'avait-il appris, entendu ? Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d'une patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d'où viendra, appareillant pour la terre, un autre grand artiste. Tout au plus, de cette patrie Vinteuil, dans ses dernières œuvres, semblait s'être rapproché. L'atmosphère n'y était plus la même que dans la sonate, les phrases interrogatives s'y faisaient plus pressantes, plus inquiètes, les réponses plus mystérieuses ; l'air délavé du matin et du soir semblait y influencer jusqu'aux cordes des instruments. Morel avait beau jouer merveilleusement, les sons que rendait son violon me parurent singulièrement perçants, presque criards. Cette âcreté plaisait et, comme dans certaines voix, on y sentait une sorte de qualité morale et de supériorité intellectuelle. Mais cela pouvait choquer. Quand la vision de l'univers se modifie, s'épure, devient plus adéquate au souvenir de la patrie intérieure, il est bien naturel que cela se traduise par une altération générale des sonorités chez le musicien, comme de la couleur chez le peintre. Au reste, le public le plus intelligent ne s'y trompe pas puisque l'on déclara plus tard les dernières œuvres de Vinteuil les plus profondes. Or aucun programme, aucun sujet n'apportait un élément intellectuel de jugement. On devinait donc qu'il s'agissait d'une transposition, dans l'ordre sonore, de la profondeur.

Cette patrie perdue, les musiciens ne se la rappellent pas, mais chacun d'eux reste toujours inconsciemment accordé en un certain unisson avec elle ; il délire de joie quand il chante selon sa patrie, la trahit parfois par amour de la gloire, mais alors en cherchant la gloire il la fuit, et ce n'est qu'en la dédaignant qu'il la trouve quand il entonne, quel que soit le sujet qu'il traite, ce chant singulier dont la monotonie – car quel que soit le sujet traité, il reste identique à soi-même – prouve la fixité des éléments composants de son âme. Mais alors, n'est-ce pas que, de ces éléments, tout le résidu réel que nous sommes obligés de garder pour nous-mêmes, que la causerie ne peut transmettre même de l'ami à l'ami, du maître au disciple, de l'amant à la maîtresse, cet ineffable qui différencie qualitativement ce que chacun a senti et qu'il est obligé de laisser au seuil des phrases où il ne peut communiquer avec autrui qu'en se limitant à des points extérieurs communs à tous et sans intérêt, l'art, l'art d'un Vinteuil comme celui d'un Elstir, le fait apparaître, extériorisant dans les couleurs du spectre la composition intime de ces mondes que nous appelons les individus, et que sans l'art nous ne connaîtrions jamais ? Des ailes, un autre appareil respiratoire, et qui nous permissent de traverser l'immensité, ne nous serviraient à rien, car, si nous allions dans Mars et dans Vénus en gardant les mêmes sens, ils revêtiraient du même aspect que les choses de la Terre tout ce que nous pourrions voir. Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d'aller vers de nouveaux paysages, mais d'avoir d'autres yeux, de voir l'univers avec les yeux d'un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d'eux voit, que chacun d'eux est ; et cela, nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil ; avec leurs pareils, nous volons vraiment d'étoiles en étoiles. L'andante venait de finir sur une phrase remplie d'une tendresse à laquelle je m'étais donné tout entier ; alors il y eut, avant le mouvement suivant, un instant de repos où les exécutants posèrent leurs instruments et les auditeurs échangèrent quelques impressions. Un duc, pour montrer qu'il s'y connaissait, déclara : « C'est très difficile à bien jouer. » Des personnes plus agréables causèrent un moment avec moi. Mais qu'étaient leurs paroles, qui, comme toute parole humaine extérieure, me laissaient si indifférent, à côté de la céleste phrase musicale avec laquelle je venais de m'entretenir ? J'étais vraiment comme un ange qui, déchu des ivresses du Paradis, tombe dans la plus insignifiante réalité. Et de même que certains êtres sont les derniers témoins d'une forme de vie que la nature a abandonnée, je me demandais si la musique n'était pas l'exemple unique de ce qu'aurait pu être – s'il n'y avait pas eu l'invention du langage, la formation des mots, l'analyse des idées – la communication des âmes. Elle est comme une possibilité qui n'a pas eu de suites ; l'humanité s'est engagée en d'autres voies, celle du langage parlé et écrit. Mais ce retour à l'inanalysé était si enivrant, qu'au sortir de ce paradis, le contact des êtres plus ou moins intelligents me semblait d'une insignifiance extraordinaire. Les êtres, j'avais pu, pendant la musique, me souvenir d'eux, les mêler à elle ; ou plutôt à la musique je n'avais guère mêlé le souvenir que d'une seule personne, celui d'Albertine. Et la phrase qui finissait l'andante me semblait si sublime que je me disais qu'il était malheureux qu'Albertine ne sût pas, et, si elle avait su, n'eût pas compris quel honneur c'était pour elle d'être mêlée à quelque chose de si grand qui nous réunissait et dont elle avait semblé emprunter la voix pathétique. Mais, une fois la musique interrompue, les êtres qui étaient là semblaient trop fades. On passa quelques rafraîchissements. M. de Charlus interpellait de temps en temps un domestique : « Comment allez-vous ? Avez-vous reçu mon pneumatique ? Viendrez-vous ? » Sans doute il y avait, dans ces interpellations, la liberté du grand seigneur qui croit flatter et qui est plus peuple que le bourgeois, mais aussi la rouerie du coupable qui croit que ce dont on fait étalage est par cela même jugé innocent. Et il ajoutait, sur le ton Guermantes de Mme de Villeparisis : « C'est un brave petit, c'est une bonne nature, je l'emploie souvent chez moi. » Mais ses habiletés tournaient contre le baron, car on trouvait extraordinaires ses amabilités si intimes et ses pneumatiques à des valets de pied. Ceux-ci en étaient, d'ailleurs, moins flattés que gênés pour leurs camarades. Cependant le septuor, qui avait recommencé, avançait vers sa fin ; à plusieurs reprises telle ou telle phrase de la sonate revenait, mais chaque fois changée, sur un rythme, un accompagnement différents, la même et pourtant autre, comme renaissent les choses dans la vie ; et c'était une de ces phrases qui, sans qu'on puisse comprendre quelle affinité leur assigne comme demeure unique et nécessaire le passé d'un certain musicien, ne se trouvent que dans son œuvre, et apparaissent constamment dans celle-ci, dont elles sont les fées, les dryades, les divinités familières ; j'en avais d'abord distingué dans le septuor deux ou trois qui me rappelaient la sonate. Bientôt – baignée dans le brouillard violet qui s'élevait, surtout dans la dernière période de l'œuvre de Vinteuil, si bien que, même quand il introduisait quelque part une danse, elle restait captive dans une opale – j'aperçus une autre phrase de la sonate, restant si lointaine encore que je la reconnaissais à peine ; hésitante, elle s'approcha, disparut comme effarouchée, puis revint, s'enlaça à d'autres, venues, comme je le sus plus tard, d'autres œuvres, en appela d'autres qui devenaient à leur tour attirantes et persuasives aussitôt qu'elles étaient apprivoisées, et entraient dans la ronde, dans la ronde divine mais restée invisible pour la plupart des auditeurs, lesquels, n'ayant devant eux qu'un voile épais au travers duquel ils ne voyaient rien, ponctuaient arbitrairement d'exclamations admiratives un ennui continu dont ils pensaient mourir. Puis elles s'éloignèrent, sauf une que je vis repasser jusqu'à cinq et six fois, sans que je pusse apercevoir son visage, mais si caressante, si différente – comme sans doute la petite phrase de la sonate pour Swann – de ce qu'aucune femme m'avait jamais fait désirer, que cette phrase-là, qui m'offrait, d'une voix si douce, un bonheur qu'il eût vraiment valu la peine d'obtenir, c'est peut-être – cette créature invisible dont je ne connaissais pas le langage et que je comprenais si bien – la seule Inconnue qu'il m'ait été jamais donné de rencontrer. Puis cette phrase se défit, se transforma, comme faisait la petite phrase de la sonate, et devint le mystérieux appel du début. Une phrase d'un caractère douloureux s'opposa à lui, mais si profonde, si vague, si interne, presque si organique et viscérale qu'on ne savait pas, à chacune de ses reprises si c'était celles d'un thème ou d'une névralgie. Bientôt les deux motifs luttèrent ensemble dans un corps à corps où parfois l'un disparaissait entièrement, où ensuite on n'apercevait plus qu'un morceau de l'autre. Corps à corps d'énergies seulement, à vrai dire ; car si ces êtres s'affrontaient, c'était débarrassés de leur corps physique, de leur apparence, de leur nom, et trouvant chez moi un spectateur intérieur, insoucieux lui aussi des noms et du particulier, pour s'intéresser à leur combat immatériel et dynamique et en suivre avec passion les péripéties sonores. Enfin le motif joyeux resta triomphant ; ce n'était plus un appel presque inquiet lancé derrière un ciel vide, c'était une joie ineffable qui semblait venir du Paradis, une joie aussi différente de celle de la sonate que, d'un ange doux et grave de Bellini, jouant du théorbe, pourrait être, vêtu d'une robe écarlate, quelque archange de Mantegna sonnant dans un buccin. Je savais que cette nuance nouvelle de la joie, cet appel vers une joie supra-terrestre, je ne l'oublierais jamais. Mais serait-elle jamais réalisable pour moi ? Cette question me paraissait d'autant plus importante que cette phrase était ce qui aurait pu le mieux caractériser – comme tranchant avec tout le reste de ma vie, avec le monde visible – ces impressions qu'à des intervalles éloignés je retrouvais dans ma vie comme les points de repère, les amorces, pour la construction d'une vie véritable : l'impression éprouvée devant les clochers de Martainville, devant une rangée d'arbres près de Balbec. En tous cas, pour en revenir à l'accent particulier de cette phrase, comme il était singulier que le pressentiment le plus différent de ce qu'assigne la vie terre à terre, l'approximation la plus hardie des allégresses de l'au-delà se fussent justement matérialisés dans le triste petit bourgeois bienséant que nous rencontrions au mois de Marie à Combray ! Mais, surtout, comment se faisait-il que cette révélation, la plus étrange que j'eusse encore reçue, d'un type inconnu de joie, j'eusse pu la recevoir de lui, puisque, disait-on, quand il était mort il n'avait laissé que sa sonate, que le reste demeurait inexistant en d'indéchiffrables notations ? Indéchiffrables, mais qui pourtant avaient fini par être déchiffrées, à force de patience, d'intelligence et de respect, par la seule personne qui avait assez vécu auprès de Vinteuil pour bien connaître sa manière de travailler, pour deviner ses indications d'orchestre : l'amie de Mlle Vinteuil. Du vivant même du grand musicien, elle avait appris de la fille le culte que celle-ci avait pour son père. C'est à cause de ce culte que, dans ces moments où l'on va à l'opposé de ses inclinations véritables, les deux jeunes filles avaient pu trouver un plaisir dément aux profanations qui ont été racontées. (L'adoration pour son père était la condition même du sacrilège de sa fille. Et sans doute, la volupté de ce sacrilège, elles eussent dû se la refuser, mais celle-ci ne les exprimait pas tout entières.) Et d'ailleurs, elles étaient allées se raréfiant jusqu'à disparaître tout à fait, au fur et à mesure que les relations charnelles et maladives, ce trouble et fumeux embrasement avait fait place à la flamme d'une amitié haute et pure. L'amie de Mlle Vinteuil était quelquefois traversée par l'importune pensée qu'elle avait peut-être précipité la mort de Vinteuil. Du moins, en passant des années à débrouiller le grimoire laissé par Vinteuil, en établissant la lecture certaine de ces hiéroglyphes inconnus, l'amie de Mlle Vinteuil eut la consolation d'assurer au musicien dont elle avait assombri les dernières années une gloire immortelle et compensatrice. De relations qui ne sont pas consacrées par les lois découlent des liens de parenté aussi multiples, aussi complexes, plus solides seulement, que ceux qui naissent du mariage. Sans même s'arrêter à des relations d'une nature aussi particulière, ne voyons-nous pas tous les jours que l'adultère, quand il est fondé sur l'amour véritable, n'ébranle pas le sentiment de famille, les devoirs de parenté, mais les revivifie ? L'adultère introduit l'esprit dans la lettre que bien souvent le mariage eût laissée morte. Une bonne fille qui portera, par simple convenance, le deuil du second mari de sa mère n'aura pas assez de larmes pour pleurer l'homme que sa mère avait entre tous choisi comme amant. Du reste, Mlle Vinteuil n'avait agi que par sadisme, ce qui ne l'excusait pas, mais j'eus plus tard une certaine douceur à le penser. Elle devait bien se rendre compte, me disais-je, au moment où elle profanait avec son amie la photographie de son père, que tout cela n'était que maladif, de la folie, et pas la vraie et joyeuse méchanceté qu'elle aurait voulue. Cette idée que c'était une simulation de méchanceté seulement gâtait son plaisir. Mais si cette idée a pu lui revenir plus tard, comme elle avait gâté son plaisir elle a dû diminuer sa souffrance. « Ce n'était pas moi, dut-elle se dire, j'étais aliénée. Moi, je veux encore prier pour mon père, ne pas désespérer de sa bonté. » Seulement il est possible que cette idée, qui s'était certainement présentée à elle dans le plaisir, ne se soit pas présentée à elle dans la souffrance. J'aurais voulu pouvoir la mettre dans son esprit. Je suis sûr que je lui aurais fait du bien et que j'aurais pu rétablir entre elle et le souvenir de son père une communication assez douce.

Comme dans les illisibles carnets où un chimiste de génie, qui ne sait pas la mort si proche, note des découvertes qui resteront peut-être à jamais ignorées, l'amie de Mlle Vinteuil avait dégagé, de papiers plus illisibles que des papyrus ponctués d'écriture cunéiforme, la formule éternellement vraie, à jamais féconde, de cette joie inconnue, l'espérance mystique de l'Ange écarlate du matin. Et moi pour qui, moins pourtant que pour Vinteuil peut-être, elle avait été aussi, elle venait d'être ce soir même encore, en réveillant à nouveau ma jalousie d'Albertine, elle devait, surtout dans l'avenir, être cause de tant de souffrances, c'était grâce à elle, par compensation, qu'avait pu venir jusqu'à moi l'étrange appel que je ne cesserais plus jamais d'entendre comme la promesse et la preuve qu'il existait autre chose, réalisable par l'art sans doute, que le néant que j'avais trouvé dans tous les plaisirs et dans l'amour même, et que si ma vie me semblait si vaine, du moins n'avait-elle pas tout accompli.

Ce qu'elle avait permis, grâce à son labeur, qu'on connût de Vinteuil, c'était à vrai dire toute l'œuvre de Vinteuil. À côté de ce Septuor, certaines phrases de la sonate, que seules le public connaissait, apparaissaient comme tellement banales qu'on ne pouvait pas comprendre comment elles avaient pu exciter tant d'admiration. C'est ainsi que nous sommes surpris que, pendant des années, des morceaux aussi insignifiants que la Romance à l'Étoile, la Prière d'Élisabeth aient pu soulever, au concert, des amateurs fanatiques qui s'exténuaient à applaudir et à crier bis quand venait de finir ce qui pourtant n'est que fade pauvreté pour nous qui connaissons Tristan, l'Or du Rhin, les Maîtres Chanteurs. Il faut supposer que ces mélodies sans caractère contenaient déjà cependant, en quantités infinitésimales, et par cela même, peut-être, plus assimilables, quelque chose de l'originalité des chefs-d'œuvre qui rétrospectivement comptent seuls pour nous, mais que leur perfection même eût peut-être empêchés d'être compris ; elles ont pu leur préparer le chemin dans les cœurs. Toujours est-il que, si elles donnaient un pressentiment confus des beautés futures, elles laissaient celles-ci dans un inconnu complet. Il en était de même pour Vinteuil ; si, en mourant, il n'avait laissé – en exceptant certaines parties de la sonate – que ce qu'il avait pu terminer, ce qu'on eût connu de lui eût été, auprès de sa grandeur véritable, aussi peu de chose que pour Victor Hugo, par exemple, s'il était mort après le Pas d'Armes du roi Jean, la Fiancée du Timbalier et Sarah la baigneuse, sans avoir rien écrit de la Légende des siècles et des Contemplations : ce qui est pour nous son œuvre véritable fût resté purement virtuel, aussi inconnu que ces univers jusqu'auxquels notre perception n'atteint pas, dont nous n'aurons jamais une idée.

Au reste, le contraste apparent, cette union profonde entre le génie (le talent aussi et même la vertu) et la gaine de vices où, comme il était arrivé pour Vinteuil, il est si fréquemment contenu, conservé, étaient lisibles, comme en une vulgaire allégorie, dans la réunion même des invités au milieu desquels je me retrouvai quand la musique fut finie. Cette réunion, bien que limitée cette fois au salon de Mme Verdurin, ressemblait à beaucoup d'autres, dont le gros public ignore les ingrédients qui y entrent, et que les journalistes philosophes, s'ils sont un peu informés, appellent parisiennes, ou panamistes, ou dreyfusardes, sans se douter qu'elles peuvent se voir aussi bien à Pétersbourg, à Berlin, à Madrid et dans tous les temps ; si, en effet, le sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts, homme véritablement artiste, bien élevé et snob, quelques duchesses et trois ambassadeurs avec leurs femmes étaient ce soir chez Mme Verdurin, le motif proche, immédiat, de cette présence résidait dans les relations qui existaient entre M. de Charlus et Morel, relations qui faisaient désirer au baron de donner le plus de retentissement possible aux succès artistiques de sa jeune idole, et d'obtenir pour lui la croix de la Légion d'honneur ; la cause plus lointaine qui avait rendu cette réunion possible était qu'une jeune fille entretenant avec Mlle Vinteuil des relations parallèles à celles de Charlie et du baron avait mis au jour toute une série d'œuvres géniales et qui avaient été une telle révélation qu'une souscription n'allait pas tarder à être ouverte, sous le patronage du Ministre de l'Instruction publique, en vue de faire élever une statue à Vinteuil. D'ailleurs, à ces œuvres, tout autant que les relations de Mlle Vinteuil avec son amie, avaient été utiles celles du baron avec Charlie, sorte de chemin de traverse, de raccourci, grâce auquel le monde allait rejoindre ces œuvres sans le détour, sinon d'une incompréhension qui persisterait longtemps, du moins d'une ignorance totale qui eût pu durer des années. Chaque fois que se produit un événement accessible à la vulgarité d'esprit du journaliste philosophe, c'est-à-dire généralement un événement politique, les journalistes philosophes sont persuadés qu'il y a quelque chose de changé en France, qu'on ne reverra plus de telles soirées, qu'on n'admirera plus Ibsen, Renan, Dostoïevski, d'Annunzio, Tolstoï, Wagner, Strauss. Car les journalistes philosophes tirent argument des dessous équivoques de ces manifestations officielles pour trouver quelque chose de décadent à l'art qu'elles glorifient, et qui bien souvent est le plus austère de tous. Mais il n'est pas de nom, parmi les plus révérés de ces journalistes philosophes, qui n'ait tout naturellement donné lieu à de telles fêtes étranges, quoique l'étrangeté en fût moins flagrante et mieux cachée. Pour cette fête-ci, les éléments impurs qui s'y conjuguaient me frappaient à un autre point de vue ; certes, j'étais aussi à même que personne de les dissocier, ayant appris à les connaître séparément, mais surtout il arrivait que les uns, ceux qui se rattachaient à Mlle Vinteuil et à son amie, me parlant de Combray me parlaient aussi d'Albertine, c'est-à-dire de Balbec, puisque c'est parce que j'avais vu jadis Mlle Vinteuil à Montjouvain et que j'avais appris l'intimité de son amie avec Albertine, que j'allais tout à l'heure, en rentrant chez moi, trouver, au lieu de la solitude, Albertine qui m'attendait, et que les autres, ceux qui concernaient Morel et M. de Charlus, en me parlant de Balbec où j'avais vu, sur le quai de Doncières, se nouer leurs relations, me parlaient de Combray et de ses deux côtés, car M. de Charlus c'était un de ces Guermantes, comtes de Combray, habitant Combray sans y avoir de logis, entre ciel et terre, comme Gilbert le Mauvais dans son vitrail ; enfin Morel était le fils de ce vieux valet de chambre qui m'avait fait connaître la dame en rose et permis, tant d'années après, de reconnaître en elle Mme Swann.

M. de Charlus recommença, au moment où, la musique finie, ses invités prirent congé de lui, la même erreur qu'à leur arrivée. Il ne leur demanda pas d'aller vers la Patronne, de l'associer, elle et son mari, à la reconnaissance qu'on lui témoignait. Ce fut un long défilé, mais un défilé devant le baron seul, et non même sans qu'il s'en rendît compte, car ainsi qu'il me le dit quelques minutes après : « La forme même de la manifestation artistique a revêtu ensuite un côté « sacristie » assez amusant. » On prolongeait même les remerciements par des propos différents qui permettaient de rester un instant de plus auprès du baron, pendant que ceux qui ne l'avaient pas encore félicité de la réussite de sa fête stagnaient, piétinaient. Plus d'un mari avait envie de s'en aller ; mais sa femme, snob bien que duchesse, protestait : « Non, non, quand nous devrions attendre une heure, il ne faut pas partir sans avoir remercié Palamède qui s'est donné tant de peine. Il n'y a que lui qui puisse à l'heure actuelle donner des fêtes pareilles. » Personne n'eût plus pensé à se faire présenter à Mme Verdurin qu'à l'ouvreuse d'un théâtre où une grande dame a, pour un soir, amené toute l'aristocratie. « Étiez-vous hier chez Éliane de Montmorency, mon cousin ? demandait Mme de Mortemart, désireuse de prolonger l'entretien. – Eh bien, mon Dieu non ; j'aime bien Éliane, mais je ne comprends pas le sens de ses invitations. Je suis un peu bouché sans doute », ajoutait-il avec un large sourire épanoui, cependant que Mme de Mortemart sentait qu'elle allait avoir la primeur d'une de « Palamède » comme elle en avait souvent d'« Oriane ». « J'ai bien reçu, il y a une quinzaine de jours, une carte de l'agréable Éliane. Au-dessus du nom contesté de Montmorency, il y avait cette aimable invitation : « Mon cousin, faites-moi la grâce de penser à moi vendredi prochain à neuf heures et demie. » Au-dessous étaient écrits ces deux mots moins gracieux : « Quatuor Tchèque. » Ils me semblèrent fort inintelligibles, sans plus de rapport, en tous cas, avec la phrase précédente que ces lettres au dos desquelles on voit que l'épistolier en avait commencé une autre par les mots : « Cher ami », la suite manquant, et n'a pas pris une autre feuille, soit distraction, soit économie de papier. J'aime bien Éliane : aussi je ne lui en voulus pas, je me contentai de ne pas tenir compte des mots étranges et déplacés de « quatuor tchèque », et comme je suis un homme d'ordre, je mis au-dessus de ma cheminée l'invitation de penser à Madame de Montmorency le vendredi à neuf heures et demie. Bien que connu pour ma nature obéissante, ponctuelle et douce, comme Buffon dit du chameau – et le rire s'épanouit plus largement autour de M. de Charlus, qui savait qu'au contraire on le tenait pour l'homme le plus difficile à vivre – je fus en retard de quelques minutes (le temps d'ôter mes vêtements de jour), et sans en avoir trop de remords, pensant que neuf heures et demie était mis pour dix, à dix heures tapant, dans une bonne robe de chambre, les pieds en d'épais chaussons, je me mis au coin de mon feu à penser à Éliane comme elle me l'avait demandé, et avec une intensité qui ne commença à décroître qu'à dix heures et demie. Dites-lui bien, je vous prie, que j'ai strictement obéi à son audacieuse requête. Je pense qu'elle sera contente. » Mme de Mortemart se pâma de rire, et M. de Charlus tout ensemble. « Et demain, ajouta-t-elle, sans penser qu'elle avait dépassé, et de beaucoup, le temps qu'on pouvait lui concéder, irez-vous chez nos cousins La Rochefoucauld ? – Oh ! cela, c'est impossible, ils m'ont convié comme vous, je le vois, à la chose la plus importante à concevoir et à réaliser et qui s'appelle, si j'en crois la carte d'invitation : « Thé dansant. » Je passais pour fort adroit quand j'étais jeune, mais je doute que j'eusse pu, sans manquer à la décence, prendre mon thé en dansant. Or je n'ai jamais aimé manger ni boire d'une façon malpropre. Vous me direz qu'aujourd'hui je n'ai plus à danser. Mais, même assis confortablement à boire du thé – de la qualité duquel, d'ailleurs, je me méfie puisqu'il s'intitule dansant – je craindrais que des invités plus jeunes que moi, et moins adroits peut-être que je n'étais à leur âge, renversassent sur mon habit leur tasse, ce qui interromprait pour moi le plaisir de vider la mienne. » Et M. de Charlus ne se contentait même pas d'omettre dans la conversation Mme Verdurin et de parler de sujets de toute sorte qu'il semblait avoir plaisir à développer et varier, pour le cruel plaisir, qui avait toujours été le sien, de faire rester indéfiniment sur leurs jambes à « faire la queue » les amis qui attendaient avec une épuisante patience que leur tour fût venu ; il faisait même des critiques sur toute la partie de la soirée dont Mme Verdurin était responsable : « Mais, à propos de tasse, qu'est-ce que c'est que ces étranges demi-bols, pareils à ceux où, quand j'étais jeune homme, on faisait venir des sorbets de chez Poiré Blanche ? Quelqu'un m'a dit tout à l'heure que c'était pour du « café glacé ». Mais en fait de café glacé, je n'ai vu ni café ni glace. Quelles curieuses petites choses à destination mal définie ! » Pour dire cela, M. de Charlus avait placé verticalement sur sa bouche ses mains gantées de blanc et arrondi prudemment son regard désignateur, comme s'il craignait d'être entendu et même vu des maîtres de maison. Mais ce n'était qu'une feinte, car dans quelques instants il allait dire les mêmes critiques à la Patronne elle-même, et un peu plus tard lui enjoindre insolemment. « Et surtout plus de tasses à café glacé ! Donnez-les à celle de vos amies dont vous désirez enlaidir la maison. Mais surtout qu'elle ne les mette pas dans le salon, car on pourrait s'oublier et croire qu'on s'est trompé de pièce puisque ce sont exactement des pots de chambre. – Mais mon cousin, disait l'invitée – en baissant elle aussi la voix et en regardant d'un air interrogateur M. de Charlus, non par crainte de fâcher Mme Verdurin, mais de le fâcher lui – peut-être qu'elle ne sait pas encore tout très bien... – On le lui apprendra. – Oh ! riait l'invitée, elle ne peut pas trouver un meilleur professeur ! Elle a de la chance ! Avec vous on est sûr qu'il n'y aura pas de fausse note. – En tous cas, il n'y en a pas eu dans la musique. – Oh ! c'était sublime. Ce sont de ces joies qu'on n'oublie pas. À propos de ce violoniste de génie, continuait-elle, croyant, dans sa naïveté, que M. de Charlus s'intéressait au violon « en soi », en connaissez-vous un que j'ai entendu l'autre jour jouer merveilleusement une sonate de Fauré, il s'appelle Frank... – Oui, c'est une horreur, répondait M. de Charlus, sans se soucier de la grossièreté d'un démenti qui impliquait que sa cousine n'avait aucun goût. En fait de violoniste je vous conseille de vous en tenir au mien. » Les regards allaient recommencer à s'échanger entre M. de Charlus et sa cousine, à la fois baissés et épieurs, car, rougissante et cherchant par son zèle à réparer sa gaffe, Mme de Mortemart allait proposer à M. de Charlus de donner une soirée pour faire entendre Morel. Or, pour elle, cette soirée n'avait pas le but de mettre en lumière un talent, but qu'elle allait pourtant prétendre être le sien, et qui était réellement celui de M. de Charlus. Elle ne voyait là qu'une occasion de donner une soirée particulièrement élégante, et déjà calculait qui elle inviterait et qui elle laisserait de côté. Ce triage, préoccupation dominante des gens qui donnent des fêtes (ceux-là mêmes que les journaux mondains ont le toupet ou la bêtise d'appeler « l'élite »), altère aussitôt le regard – et l'écriture – plus profondément que ne ferait la suggestion d'un hypnotiseur. Avant même d'avoir pensé à ce que Morel jouerait (préoccupation jugée secondaire et avec raison, car si même tout le monde, à cause de M. de Charlus, avait eu la convenance de se taire pendant la musique, personne, en revanche, n'aurait eu l'idée de l'écouter), Mme de Mortemart, ayant décidé que Mme de Valcourt ne serait pas des « élues », avait pris, par ce fait même, l'air de conjuration, de complot qui ravale si bas celles mêmes des femmes du monde qui pourraient le plus aisément se moquer du qu'en-dira-t-on. « N'y aurait-il pas moyen que je donne une soirée pour faire entendre votre ami ? » dit à voix basse Mme de Mortemart, qui, tout en s'adressant uniquement à M. de Charlus, ne put s'empêcher, comme fascinée, de jeter un regard sur Mme de Valcourt (l'exclue) afin de s'assurer que celle-ci était à une distance suffisante pour ne pas entendre. « Non, elle ne peut pas distinguer ce que je dis », conclut mentalement Mme de Mortemart, rassurée par son propre regard, lequel avait eu, en revanche, sur Mme de Valcourt, un effet tout différent de celui qu'il avait pour but : « Tiens, se dit Mme de Valcourt en voyant ce regard, Marie-Thérèse arrange avec Palamède quelque chose dont je ne dois pas faire partie. » « Vous voulez dire mon protégé », rectifiait M. de Charlus, qui n'avait pas plus de pitié pour le savoir grammatical que pour les dons musicaux de sa cousine. Puis, sans tenir aucun compte des muettes prières de celle-ci, qui s'excusait elle-même en souriant : « Mais si..., dit-il d'une voix forte et capable d'être entendue de tout le salon, bien qu'il y ait toujours danger à ce genre d'exportation d'une personnalité fascinante dans un cadre qui lui fait forcément subir une déperdition de son pouvoir transcendantal et qui resterait en tous cas à approprier. » Madame de Mortemart se dit que le mezzo-voce, le pianissimo de sa question avaient été peine perdue, après le « gueuloir » par où avait passé la réponse. Elle se trompa. Mme de Valcourt n'entendit rien, pour la raison qu'elle ne comprit pas un seul mot. Ses inquiétudes diminuèrent, et se fussent rapidement éteintes, si Mme de Mortemart, craignant de se voir déjouée et craignant d'avoir à inviter Mme de Valcourt, avec qui elle était trop liée pour la laisser de côté si l'autre savait « avant », n'eût de nouveau levé les paupières dans la direction d'Édith, comme pour ne pas perdre de vue un danger menaçant, non sans les rabaisser vivement de façon à ne pas trop s'engager. Elle comptait, le lendemain de la fête, lui écrire une de ces lettres, complément du regard révélateur, lettres qu'on croit habiles et qui sont comme un aveu sans réticences et signé. Par exemple : « Chère Édith, je m'ennuie après vous, je ne vous attendais pas trop hier soir (comment m'aurait-elle attendue, se serait dit Édith, puisqu'elle ne m'avait pas invitée ?) car je sais que vous n'aimez pas extrêmement ce genre de réunions, qui vous ennuient plutôt. Nous n'en aurions pas moins été très honorés de vous avoir (jamais Mme de Mortemart n'employait ce terme « honoré », excepté dans les lettres où elle cherchait à donner à un mensonge une apparence de vérité). Vous savez que vous êtes toujours chez vous à la maison. Du reste, vous avez bien fait, car cela a été tout à fait raté, comme toutes les choses improvisées en deux heures, etc. » Mais déjà le nouveau regard furtif lancé sur elle avait fait comprendre à Édith tout ce que cachait le langage compliqué de M. de Charlus. Ce regard fut même si fort qu'après avoir frappé Mme de Valcourt, le secret évident et l'intention de cachotterie qu'il contenait rebondirent sur un jeune Péruvien que Mme de Mortemart comptait, au contraire, inviter. Mais, soupçonneux, voyant jusqu'à l'évidence les mystères qu'on faisait, sans prendre garde qu'ils n'étaient pas pour lui, il éprouva aussitôt, à l'endroit de Mme de Mortemart, une haine atroce et se jura de lui faire mille mauvaises farces, comme de faire envoyer cinquante cafés glacés chez elle le jour où elle ne recevrait pas, de faire insérer, celui où elle recevrait, une note dans les journaux disant que la fête était remise, et de publier des comptes rendus mensongers des suivantes, dans lesquels figureraient les noms connus de toutes de personnes que, pour des raisons variées, on ne tient pas à recevoir, même pas à se laisser présenter. Mme Mortemart avait tort de se préoccuper de Mme de Valcourt. M. de Charlus allait se charger de dénaturer, bien davantage que n'eût fait la présence de celle-ci, la fête projetée. « Mais mon cousin, dit-elle en réponse à la phrase du « cadre à approprier », dont son état momentané d'hyperesthésie lui avait permis de deviner le sens, nous vous éviterons toute peine. Je me charge très bien de demander à Gilbert de s'occuper de tout. – Non, surtout pas, d'autant plus qu'il ne sera pas invité. Rien ne se fera que par moi. Il s'agit avant tout d'exclure les personnes qui ont des oreilles pour ne pas entendre. » La cousine de M. de Charlus, qui avait compté sur l'attrait de Morel pour donner une soirée où elle pourrait dire qu'à la différence de tant de parentes, « elle avait eu Palamède », reporta brusquement sa pensée, de ce prestige de M. de Charlus, sur tant de personnes avec lesquelles il allait la brouiller s'il se mêlait d'exclure et d'inviter. La pensée que le prince de Guermantes (à cause duquel, en partie, elle désirait exclure Mme de Valcourt, qu'il ne recevait pas) ne serait pas convié, l'effrayait. Ses yeux prirent une expression inquiète. « Est-ce que la lumière un peu trop vive vous fait mal ? » demanda M. de Charlus avec un sérieux apparent dont l'ironie foncière ne fut pas comprise. « Non, pas du tout, je songeais à la difficulté, non à cause de moi, naturellement, mais des miens, que cela pourrait créer si Gilbert apprend que j'ai eu une soirée sans l'inviter, lui qui n'a jamais quatre chats sans... – Mais justement, on commencera par supprimer les quatre chats qui ne pourraient que miauler ; je crois que le bruit des conversations vous a empêchée de comprendre qu'il s'agissait non de faire des politesses grâce à une soirée, mais de procéder aux rites habituels à toute véritable célébration. » Puis, jugeant, non que la personne suivante avait trop attendu, mais qu'il ne seyait pas d'exagérer les faveurs faites à celle qui avait eu en vue beaucoup moins Morel que ses propres « listes » d'invitation, M. de Charlus, comme un médecin qui arrête la consultation quand il juge être resté le temps suffisant, signifia à sa cousine de se retirer, non en lui disant au revoir, mais en se tournant vers la personne qui venait immédiatement après. « Bonsoir, Madame de Montesquiou, c'était merveilleux, n'est-ce pas ? Je n'ai pas vu Hélène, dites-lui que toute abstention générale, même la plus noble, autant dire la sienne, comporte des exceptions, si celles-ci sont éclatantes, comme c'était ce soir le cas. Se montrer rare, c'est bien, mais faire passer avant le rare, qui n'est que négatif, le précieux, c'est mieux encore. Pour votre sœur, dont je prise plus que personne la systématique absence là où ce qui l'attend ne la vaut pas, au contraire, à une manifestation mémorable comme celle-ci sa présence eût été une préséance et eût apporté à votre sœur, déjà si prestigieuse, un prestige supplémentaire. » Puis il passa à une troisième personne, M. d'Argencourt. Je fus très étonné de voir, là, aussi aimable et flagorneur avec M. de Charlus qu'il était sec avec lui autrefois, se faisant présenter Morel et lui disant qu'il espérait qu'il viendrait le voir, M. d'Argencourt, cet homme si terrible pour l'espèce d'hommes dont était M. de Charlus. Or il en vivait maintenant entouré. Ce n'était certes pas qu'il fût devenu à cet égard un des pareils de M. de Charlus. Mais, depuis quelque temps, il avait à peu près abandonné sa femme pour une jeune femme du monde qu'il adorait. Intelligente, elle lui faisait partager son goût pour les gens intelligents et souhaitait fort d'avoir M. de Charlus chez elle. Mais, surtout, M. d'Argencourt fort jaloux et un peu impuissant, sentant qu'il satisfaisait mal sa conquête et voulant à la fois la préserver et la distraire, ne le pouvait sans danger qu'en l'entourant d'hommes inoffensifs, à qui il faisait ainsi jouer le rôle de gardiens du sérail. Ceux-ci le trouvaient devenu très aimable et le déclaraient beaucoup plus intelligent qu'ils n'avaient cru, ce dont sa maîtresse et lui étaient ravis.

Les autres invitées de M. de Charlus s'en allèrent assez rapidement. Beaucoup disaient : « Je ne voudrais pas aller à la sacristie (le petit salon où le baron, ayant Charlie à côté de lui, recevait les félicitations, et qu'il appelait ainsi lui-même), il faudrait pourtant que Palamède me voie pour qu'il sache que je suis restée jusqu'à la fin. » Aucune ne s'occupait de Mme Verdurin. Plusieurs feignirent de ne pas la reconnaître et de dire adieu par erreur à Mme Cottard, en me disant de la femme du docteur : « C'est bien Mme Verdurin, n'est-ce pas ? » Mme d'Arpajon me demanda, à portée des oreilles de la maîtresse de maison : « Est-ce qu'il y a seulement jamais eu un M. Verdurin ? » Les duchesses, ne trouvant rien des étrangetés auxquelles elles s'étaient attendues, dans ce lieu qu'elles avaient espéré plus différent de ce qu'elles connaissaient, se rattrapaient, faute de mieux, en étouffant des fous rires devant les tableaux d'Elstir ; pour le reste, qu'elles trouvaient plus conforme qu'elles n'avaient cru à ce qu'elles connaissaient déjà, elles en faisaient honneur à M. de Charlus en disant : « Comme Palamède sait bien arranger les choses ! il monterait une féerie dans une remise ou dans un cabinet de toilette que ça n'en serait pas moins ravissant. » Les plus nobles étaient celles qui félicitaient avec le plus de ferveur M. de Charlus de la réussite d'une soirée dont certaines n'ignoraient pas le ressort secret, sans en être embarrassées d'ailleurs, cette société – par souvenir peut-être de certaines époques de l'histoire où leur famille était déjà arrivée à un degré identique d'impudeur pleinement consciente – poussant le mépris des scrupules presque aussi loin que le respect de l'étiquette. Plusieurs d'entre elles engagèrent sur place Charlie pour des soirs où il viendrait jouer le septuor de Vinteuil, mais aucune n'eut même l'idée d'y convier Mme Verdurin. Celle-ci était au comble de la rage quand M. de Charlus qui, porté sur un nuage, ne pouvait s'en apercevoir, voulut, par décence, inviter la Patronne à partager sa joie. Et ce fut peut-être plutôt en se livrant à son goût de littérature qu'à un débordement d'orgueil que ce doctrinaire des fêtes artistes dit à Mme Verdurin : « Hé bien, êtes-vous contente ? Je pense qu'on le serait à moins ; vous voyez que, quand je me mêle de donner une fête, cela n'est pas réussi à moitié. Je ne sais pas si vos notions héraldiques vous permettent de mesurer exactement l'importance de la manifestation, le poids que j'ai soulevé, le volume d'air que j'ai déplacé pour vous. Vous avez eu la reine de Naples, le frère du roi de Bavière, les trois plus anciens pairs. Si Vinteuil est Mahomet, nous pouvons dire que nous avons déplacé pour lui les moins amovibles des montagnes. Pensez que, pour assister à votre fête, la reine de Naples est venue de Neuilly, ce qui est beaucoup plus difficile pour elle que de quitter les Deux-Siciles, dit-il avec une intention de rosserie, malgré son admiration pour la Reine. C'est un événement historique. Pensez qu'elle n'était peut-être jamais sortie depuis la prise de Gaète. Il est probable que, dans les dictionnaires, on mettra comme dates culminantes le jour de la prise de Gaète et celui de la soirée Verdurin. L'éventail qu'elle a posé pour mieux applaudir Vinteuil mérite de rester plus célèbre que celui que Mme de Metternich a brisé parce qu'on sifflait Wagner. – Elle l'a même oublié, son éventail », dit Mme Verdurin, momentanément apaisée par le souvenir de la sympathie que lui avait témoignée la Reine, et elle montra à M. de Charlus l'éventail sur un fauteuil. « Oh ! comme c'est émouvant ! s'écria M. de Charlus en s'approchant avec vénération de la relique. Il est d'autant plus touchant qu'il est affreux ; la petite violette est incroyable ! » Et des spasmes d'émotion et d'ironie le parcouraient alternativement. « Mon Dieu, je ne sais pas si vous ressentez ces choses-là comme moi. Swann serait simplement mort de convulsions s'il avait vu cela. Je sais bien qu'à quelque prix qu'il doive monter, j'achèterai cet éventail à la vente de la Reine. Car elle sera vendue, comme elle n'a pas le sou », ajouta-t-il, la cruelle médisance ne cessant jamais chez le baron de se mêler à la vénération la plus sincère, bien qu'elles partissent de deux natures opposées, mais réunies en lui. Elles pouvaient même se porter tour à tour sur un même fait. Car M. de Charlus qui, du fond de son bien-être d'homme riche, raillait la pauvreté de la Reine, était le même qui souvent exaltait cette pauvreté et qui, quand on parlait de la princesse Murat, reine des Deux-Siciles, répondait : « Je ne sais pas de qui vous voulez parler. Il n'y a qu'une seule reine de Naples, qui est sublime, celle-là, et n'a pas de voiture. Mais de son omnibus elle anéantit tous les équipages et on se mettrait à genoux dans la poussière en la voyant passer. » « Je le léguerai à un musée. – En attendant, il faudra le lui rapporter pour qu'elle n'ait pas à payer un fiacre pour le faire chercher. Le plus intelligent, étant donné l'intérêt historique d'un pareil objet, serait de voler cet éventail. Mais cela la gênerait – parce qu'il est probable qu'elle n'en possède pas d'autre ! ajouta-t-il en éclatant de rire. Enfin vous voyez que pour moi elle est venue. Et ce n'est pas le seul miracle que j'aie fait. Je ne crois pas que personne, à l'heure qu'il est, ait le pouvoir de déplacer les gens que j'ai fait venir. Du reste, il faut faire à chacun sa part, Charlie et les autres musiciens ont joué comme des Dieux. Et, ma chère Patronne, ajouta-t-il avec condescendance, vous-même avez eu votre part de rôle dans cette fête. Votre nom n'en sera pas absent. L'histoire a retenu celui du page qui arma Jeanne d'Arc quand elle partit combattre ; en somme, vous avez servi de trait d'union, vous avez permis la fusion entre la musique de Vinteuil et son génial exécutant, vous avez eu l'intelligence de comprendre l'importance capitale de tout l'enchaînement de circonstances qui ferait bénéficier l'exécutant de tout le poids d'une personnalité considérable, et s'il ne s'agissait pas de moi, je dirais providentielle, à qui vous avez eu le bon esprit de demander d'assurer le prestige de la réunion, d'amener devant le violon de Morel les oreilles directement attachées aux langues les plus écoutées ; non, non, ce n'est pas rien. Il n'y a pas de rien dans une réalisation aussi complète. Tout y concourt. La Duras était merveilleuse. Enfin, tout ; c'est pour cela, conclut-il, comme il aimait à morigéner, que je me suis opposé à ce que vous invitiez de ces personnes-diviseurs qui, devant les êtres prépondérants que je vous amenais, eussent joué le rôle de virgules dans un chiffre, les autres réduites à n'être que de simples dixièmes. J'ai le sentiment très juste de ces choses-là. Vous comprenez, il faut éviter les gaffes quand nous donnons une fête qui doit être digne de Vinteuil, de son génial interprète, de vous, et, j'ose le dire, de moi. Vous auriez invité la Molé que tout était raté. C'était la petite goutte contraire, neutralisante, qui rend une potion sans vertu. L'électricité se serait éteinte, les petits fours ne seraient pas arrivés à temps, l'orangeade aurait donné la colique à tout le monde. C'était la personne à ne pas avoir. À son nom seul, comme dans une féerie, aucun son ne serait sorti des cuivres ; la flûte et le hautbois auraient été pris d'une extinction de voix subite. Morel lui-même, même s'il était parvenu à donner quelques sons, n'aurait plus été en mesure, et au lieu du septuor de Vinteuil, vous auriez eu sa parodie par Beckmesser, finissant au milieu des huées. Moi qui crois beaucoup à l'influence des personnes, j'ai très bien senti, dans l'épanouissement de certain largo, qui s'ouvrait jusqu'au fond comme une fleur, dans le surcroît de satisfaction du finale, qui n'était pas seulement allégro mais incomparablement allègre, que l'absence de la Molé inspirait les musiciens et dilatait de joie jusqu'aux instruments de musique eux-mêmes. D'ailleurs, le jour où on reçoit les souverains on n'invite pas sa concierge. » En l'appelant la Molé (comme il disait, d'ailleurs très sympathiquement, la Duras), M. de Charlus lui faisait justice. Car toutes ces femmes étaient des actrices du monde, et il est vrai aussi que, même en considérant ce point de vue, la comtesse Molé n'était pas égale à l'extraordinaire réputation d'intelligence qu'on lui faisait, et qui donnait à penser à ces acteurs ou à ces romanciers médiocres qui, à certaines époques, ont une situation de génies, soit à cause de la médiocrité de leurs confrères, parmi lesquels aucun artiste supérieur n'est capable de montrer ce qu'est le vrai talent, soit à cause de la médiocrité du public, qui, existât-il une individualité extraordinaire, serait incapable de la comprendre. Dans le cas de Mme Molé, il est préférable, sinon entièrement exact, de s'arrêter à cette première explication. Le monde étant le royaume du néant, il n'y a, entre les mérites des différentes femmes du monde, que des degrés insignifiants, que peuvent seulement follement majorer les rancunes ou l'imagination de M. de Charlus. Et certes, s'il parlait, comme il venait de le faire, dans ce langage qui était un ambigu précieux des choses de l'art et du monde, c'est parce que ses colères de vieille femme et sa culture de mondain ne fournissaient à l'éloquence véritable qui était la sienne que des thèmes insignifiants. Le monde des différences n'existant pas à la surface de la terre, parmi tous les pays que notre perception uniformise, à plus forte raison n'existe-t-il pas dans le « monde ». Existe-t-il, d'ailleurs, quelque part ? Le septuor de Vinteuil avait semblé me dire que oui. Mais où ? Comme M. de Charlus aimait aussi à répéter de l'un à l'autre, cherchant à brouiller, à diviser pour régner, il ajouta : « Vous avez, en ne l'invitant pas, enlevé à Mme Molé l'occasion de dire : « Je ne sais pas pourquoi cette Mme Verdurin m'a invitée. Je ne sais pas ce que c'est que ces gens-là, je ne les connais pas. » Elle a déjà dit l'an passé que vous la fatiguiez de vos avances. C'est une sotte, ne l'invitez plus. En somme, elle n'est pas une personne si extraordinaire. Elle peut bien venir chez vous sans faire d'histoires puisque j'y viens bien. En somme, conclut-il, il me semble que vous pouvez me remercier, car, tel que ça a marché, c'était parfait. La duchesse de Guermantes n'est pas venue, mais on ne sait pas, c'était peut-être mieux ainsi. Nous ne lui en voudrons pas et nous penserons tout de même à elle pour une autre fois ; d'ailleurs on ne peut pas ne pas se souvenir d'elle, ses yeux mêmes nous disent : ne m'oubliez pas, puisque ce sont deux myosotis (et je pensais à part moi combien il fallait que l'esprit des Guermantes – la décision d'aller ici et pas là – fût fort pour l'avoir emporté chez la duchesse sur la crainte de Palamède). Devant une réussite aussi complète, on est tenté, comme Bernardin de Saint-Pierre, de voir partout la main de la Providence. La duchesse de Duras était enchantée. Elle m'a même chargé de vous le dire », ajouta M. de Charlus en appuyant sur les mots, comme si Mme Verdurin devait considérer cela comme un honneur suffisant. Suffisant et même à peine croyable, car il trouva nécessaire, pour être cru, de dire : « Parfaitement », emporté par la démence de ceux que Jupiter veut perdre. « Elle a engagé Morel chez elle où on redonnera le même programme, et je pense même à demander une invitation pour M. Verdurin. » Cette politesse au mari seul était, sans que M. de Charlus en eût même l'idée, le plus sanglant outrage pour l'épouse, laquelle se croyant, à l'égard de l'exécutant, en vertu d'une sorte de décret de Moscou en vigueur dans le petit clan, le droit de lui interdire de jouer au dehors sans son autorisation expresse, était bien résolue à interdire sa participation à la soirée de Mme de Duras.

Rien qu'en parlant avec cette faconde, M. de Charlus irritait Mme Verdurin, qui n'aimait pas qu'on fît bande à part dans leur petit clan. Que de fois, et déjà à la Raspelière, entendant le baron parler sans cesse à Charlie au lieu de se contenter de tenir sa partie dans l'ensemble concertant du clan, s'était-elle écriée, en montrant le baron : « Quelle tapette il a ! Quelle tapette ! Ah ! pour une tapette, c'est une fameuse tapette ! » Mais cette fois c'était bien pis. Enivré de ses paroles, M. de Charlus ne comprenait pas qu'en raccourcissant le rôle de Mme Verdurin et en lui fixant d'étroites frontières, il déchaînait ce sentiment haineux qui n'était chez elle qu'une forme particulière, une forme sociale de la jalousie. Mme Verdurin aimait vraiment les habitués, les fidèles du petit clan, elle les voulait tout à leur Patronne. Faisant la part du feu, comme ces jaloux qui permettent qu'on les trompe, mais sous leur toit et même sous leurs yeux, c'est-à-dire qu'on ne les trompe pas, elle concédait aux hommes d'avoir une maîtresse, un amant, à condition que tout cela n'eût aucune conséquence sociale hors de chez elle, se nouât et se perpétuât à l'abri des mercredis. Tout éclat de rire furtif d'Odette auprès de Swann lui avait jadis rongé le cœur, depuis quelque temps tout aparté entre Morel et le baron ; elle trouvait à ses chagrins une seule consolation, qui était de défaire le bonheur des autres. Elle n'eût pu supporter longtemps celui du baron. Voici que cet imprudent précipitait la catastrophe en ayant l'air de restreindre la place de la Patronne dans son propre petit clan. Déjà elle voyait Morel allant dans le monde sans elle, sous l'égide du baron. Il n'y avait qu'un remède, donner à choisir à Morel entre le baron et elle, et, profitant de l'ascendant qu'elle avait pris sur Morel en faisant preuve à ses yeux d'une clairvoyance extraordinaire, grâce à des rapports qu'elle se faisait faire, à des mensonges qu'elle inventait, et qu'elle lui servait, les uns et les autres, comme corroborant ce qu'il était porté à croire lui-même, et ce qu'il allait voir à l'évidence, grâce aux panneaux qu'elle préparait et où les naïfs venaient tomber, profitant de cet ascendant, la faire choisir, elle, de préférence au baron. Quant aux femmes du monde qui étaient là et qui ne s'étaient même pas fait présenter, dès qu'elle avait compris leurs hésitations ou leur sans-gêne, elle avait dit : « Ah ! je vois ce que c'est, c'est un genre de vieilles grues qui ne nous convient pas, elles voient ce salon pour la dernière fois. » Car elle serait morte plutôt que de dire qu'on avait été moins aimable avec elle qu'elle n'avait espéré. « Ah ! mon cher général », s'écria brusquement M. de Charlus en lâchant Mme Verdurin parce qu'il apercevait le général Deltour, secrétaire de la Présidence de la République, lequel pouvait avoir une grande importance pour la croix de Charlie, et qui, après avoir demandé un conseil à Cottard, s'éclipsait rapidement : « Bonsoir, cher et charmant ami. Hé bien, c'est comme ça que vous vous tirez des pattes sans me dire adieu », dit le baron avec un sourire de bonhomie et de suffisance, car il savait bien qu'on était toujours content de lui parler un moment de plus. Et comme, dans l'état d'exaltation où il était, il faisait à lui tout seul, sur un ton suraigu, les demandes et les réponses : « Eh bien, êtes-vous content ? N'est-ce pas que c'était bien beau ? L'andante, n'est-ce pas ? C'est ce qu'on a jamais écrit de plus touchant. Je défie de l'écouter jusqu'au bout sans avoir les larmes aux yeux. Vous êtes charmant d'être venu. Dites-moi, j'ai reçu ce matin un télégramme parfait de Froberville, qui m'annonce que, du côté de la Grande Chancellerie, les difficultés sont aplanies, comme on dit. » La voix de M. de Charlus continuait à s'élever, aussi perçante, aussi différente de la voix habituelle, que celle d'un avocat, qui plaide avec emphase, de son débit ordinaire, phénomène d'amplification vocale par surexcitation et euphorie nerveuse, analogue à celle qui, dans les dîners qu'elle donnait, montait à un diapason si élevé la voix comme le regard de Mme de Guermantes. « Je comptais vous envoyer demain matin un mot par un garde pour vous dire mon enthousiasme, en attendant que je puisse vous l'exprimer de vive voix, mais vous étiez si entouré ! L'appui de Froberville sera loin d'être à dédaigner, mais, de mon côté, j'ai la promesse du Ministre, dit le général. – Ah ! parfait. Du reste, vous avez vu que c'est bien ce que mérite un talent pareil. Hoyos était enchanté, je n'ai pas pu voir l'Ambassadrice ; était-elle contente ? Qui ne l'aurait pas été, excepté ceux qui ont des oreilles pour ne pas entendre, ce qui ne fait rien, du moment qu'ils ont des langues pour parler. » Profitant de ce que le baron s'était éloigné pour parler au général, Mme Verdurin fit signe à Brichot. Celui-ci, qui ne savait pas ce que Mme Verdurin allait lui dire, voulut l'amuser et, sans se douter combien il me faisait souffrir, dit à la Patronne : « Le baron est enchanté que Mlle Vinteuil et son amie ne soient pas venues. Elles le scandalisent énormément. Il a déclaré que leurs mœurs étaient à faire peur. Vous n'imaginez pas comme le baron est pudibond et sévère sur le chapitre des mœurs. » Contrairement à l'attente de Brichot, Mme Verdurin ne s'égaya pas : « Il est immonde, répondit-elle. Proposez-lui de venir fumer une cigarette avec vous, pour que mon mari puisse emmener sa Dulcinée sans que le Charlus s'en aperçoive, et l'éclaire sur l'abîme où il roule. » Brichot semblait avoir quelques hésitations. « Je vous dirai, reprit Mme Verdurin pour lever les derniers scrupules de Brichot, que je ne me sens pas en sûreté avec ça chez moi. Je sais qu'il a eu de sales histoires et que la police l'a à l'œil. » Et comme elle avait un certain don d'improvisation quand la malveillance l'inspirait, Mme Verdurin ne s'arrêta pas là : « Il paraît qu'il a fait de la prison. Oui, oui, ce sont des personnes très renseignées qui me l'ont dit. Je sais, du reste, par quelqu'un qui demeure dans sa rue, qu'on n'a pas idée des bandits qu'il fait venir chez lui. » Et comme Brichot, qui allait souvent chez le baron, protestait, Mme Verdurin, s'animant, s'écria : « Mais je vous en réponds ! c'est moi qui vous le dis », expression par laquelle elle cherchait d'habitude à étayer une assertion jetée un peu au hasard. « Il mourra assassiné un jour ou l'autre, comme tous ses pareils d'ailleurs. Il n'ira peut-être même pas jusque-là parce qu'il est dans les griffes de ce Jupien, qu'il a eu le toupet de m'envoyer et qui est un ancien forçat, je le sais, vous savez, oui, et de façon positive. Il tient Charlus par des lettres qui sont quelque chose d'effrayant, il paraît. Je le sais par quelqu'un qui les a vues et qui m'a dit : « Vous vous trouveriez mal si vous voyiez cela. » C'est comme ça que ce Jupien le fait marcher au bâton et lui fait cracher tout l'argent qu'il veut. J'aimerais mille fois mieux la mort que de vivre dans la terreur où vit Charlus. En tous cas, si la famille de Morel se décide à porter plainte contre lui, je n'ai pas envie d'être accusée de complicité. S'il continue, ce sera à ses risques et périls, mais j'aurai fait mon devoir. Qu'est-ce que vous voulez. Ce n'est pas toujours folichon. » Et déjà agréablement enfiévrée par l'attente de la conversation que son mari allait avoir avec le violoniste, Mme Verdurin me dit : « Demandez à Brichot si je ne suis pas une amie courageuse, et si je ne sais pas me dévouer pour sauver les camarades. » (Elle faisait allusion aux circonstances dans lesquelles elle l'avait, juste à temps, brouillé avec sa blanchisseuse d'abord, avec Mme de Cambremer ensuite, brouilles à la suite desquelles Brichot était devenu presque complètement aveugle et, disait-on, morphinomane). « Une amie incomparable, perspicace et vaillante », répondit l'universitaire avec une émotion naïve. « Mme Verdurin m'a empêché de commettre une grande sottise, me dit Brichot, quand celle-ci se fut éloignée. Elle n'hésite pas à couper dans le vif. Elle est interventionniste, comme dit notre ami Cottard. J'avoue pourtant que la pensée que le pauvre baron ignore encore le coup qui va le frapper me fait une grande peine. Il est complètement fou de ce garçon. Si Mme Verdurin réussit, voilà un homme qui sera bien malheureux. Du reste, il n'est pas certain qu'elle n'échoue pas. Je crains qu'elle ne réussisse qu'à semer des mésintelligences entre eux, qui, finalement, sans les séparer, n'aboutiront qu'à les brouiller avec elle. » C'était arrivé souvent entre Mme Verdurin et les fidèles. Mais il était visible qu'en elle le besoin de conserver leur amitié était de plus en plus dominé par celui que cette amitié ne fût jamais tenue en échec par celle qu'ils pouvaient avoir les uns pour les autres. L'homosexualité ne lui déplaisait pas, tant qu'elle ne touchait pas à l'orthodoxie, mais, comme l'Église, elle préférait tous les sacrifices à une concession sur l'orthodoxie. Je commençais à craindre que son irritation contre moi ne vînt de ce qu'elle avait su que j'avais empêché Albertine d'aller chez elle dans la journée, et qu'elle n'entreprît auprès d'elle, si elle n'avait déjà commencé, le même travail pour la séparer de moi que son mari allait, à l'égard de Charlus, opérer auprès du musicien. « Voyons, allez chercher Charlus, trouvez un prétexte, il est temps, dit Mme Verdurin, et tâchez surtout de ne pas le laisser revenir avant que je vous fasse chercher. Ah ! quelle soirée, ajouta Mme Verdurin, qui dévoila ainsi la vraie raison de sa rage. Avoir fait jouer ces chefs-d'œuvre devant ces cruches ! Je ne parle pas de la reine de Naples, elle est intelligente, c'est une femme agréable (lisez : elle a été très aimable avec moi). Mais les autres. Ah ! c'est à vous rendre enragée. Qu'est-ce que vous voulez, moi je n'ai plus vingt ans. Quand j'étais jeune, on me disait qu'il fallait savoir s'ennuyer, je me forçais ; mais maintenant, ah ! non, c'est plus fort que moi, j'ai l'âge de faire ce que je veux, la vie est trop courte ; m'ennuyer, fréquenter des imbéciles, feindre, avoir l'air de les trouver intelligents ? Ah ! non, je ne peux pas. Allons, voyons, Brichot, il n'y a pas de temps à perdre. – J'y vais, Madame, j'y vais », finit par dire Brichot comme le général Deltour s'éloignait. Mais d'abord l'universitaire me prit un instant à part : « Le devoir moral, me dit-il, est moins clairement impératif que ne l'enseignent nos Éthiques. Que les cafés théosophiques et les brasseries kantiennes en prennent leur parti, nous ignorons déplorablement la nature du Bien. Moi-même qui, sans nulle vantardise, ai commenté pour mes élèves, en toute innocence, la philosophie du prénommé Emmanuel Kant, je ne vois aucune indication précise, pour le cas de casuistique mondaine devant lequel je suis placé, dans cette critique de la Raison pratique où le grand défroqué du protestantisme platonisa, à la mode de Germanie, pour une Allemagne préhistoriquement sentimentale et aulique, à toutes fins utiles d'un mysticisme poméranien. C'est encore le « Banquet », mais donné cette fois à Kœnigsberg, à la façon de là-bas, indigeste et assaisonné avec choucroute, et sans gigolos. Il est évident, d'une part, que je ne puis refuser à notre excellente hôtesse le léger service qu'elle me demande, en conformité pleinement orthodoxe avec la morale traditionnelle. Il faut éviter, avant toute chose, car il n'y en a pas beaucoup qui fasse dire plus de sottises, de se laisser piper avec des mots. Mais enfin, n'hésitons pas à avouer que, si les mères de famille avaient part au vote, le baron risquerait d'être lamentablement blackboulé comme professeur de vertu. C'est malheureusement avec le tempérament d'un roué qu'il suit sa vocation de pédagogue ; remarquez que je ne dis pas de mal du baron ; ce doux homme, qui sait découper un rôti comme personne, possède, avec le génie de l'anathème, des trésors de bonté. Il peut être amusant comme un pitre supérieur, alors qu'avec tel de mes confrères, académicien, s'il vous plaît, je m'ennuie, comme dirait Xénophon, à cent drachmes l'heure. Mais je crains qu'il n'en dépense, à l'égard de Morel, un peu plus que la saine morale ne commande, et sans savoir dans quelle mesure le jeune pénitent se montre docile ou rebelle aux exercices spéciaux que son catéchiste lui impose en manière de mortification, il n'est pas besoin d'être grand clerc pour savoir que nous pécherions, comme dit l'autre, par mansuétude à l'égard de ce Rose-Croix qui semble nous venir de Pétrone, après avoir passé par Saint-Simon, si nous lui accordions, les yeux fermés, en bonne et due forme, le permis de sataniser. Et pourtant, en occupant cet homme pendant que Mme Verdurin, pour le bien du pécheur et bien justement tentée par une telle cure, va – en parlant au jeune étourdi sans ambages – lui retirer tout ce qu'il aime, lui porter peut-être un coup fatal, il me semble que je l'attire comme qui dirait dans un guet-apens, et je recule comme devant une manière de lâcheté. » Ceci dit, il n'hésita pas à la commettre, et le prenant par le bras : « Allons, baron, si nous allions fumer une cigarette, ce jeune homme ne connaît pas encore toutes les merveilles de l'Hôtel. » Je m'excusai en disant que j'étais obligé de rentrer. « Attendez encore un instant, dit Brichot. Vous savez que vous devez me ramener et je n'oublie pas votre promesse. – Vous ne voulez vraiment pas que je vous fasse sortir l'argenterie ? rien ne serait plus simple, me dit M. de Charlus. Comme vous me l'avez promis, pas un mot de la question décoration à Morel. Je veux lui faire la surprise de le lui annoncer tout à l'heure, quand on sera un peu parti, bien qu'il dise que ce n'est pas important pour un artiste, mais que son oncle le désire (je rougis car, pensai-je, par mon grand-père les Verdurin savaient qui était l'oncle de Morel). Alors, vous ne voulez pas que je vous fasse sortir les plus belles pièces ? me dit M. de Charlus. Du reste, vous les connaissez, vous les avez vues dix fois à la Raspelière. » Je n'osai pas lui dire que ce qui eût pu m'intéresser, ce n'était pas le médiocre d'une argenterie bourgeoise, même la plus riche, mais quelque spécimen, fût-ce seulement sur une belle gravure, de celle de Mme Du Barry. J'étais beaucoup trop préoccupé – et ne l'eussé-je pas été par cette révélation relative à la venue de Mlle Vinteuil ? – toujours, dans le monde, beaucoup trop distrait et agité pour arrêter mon attention sur des objets plus ou moins jolis. Elle n'eût pu être fixée que par l'appel de quelque réalité s'adressant à mon imagination, comme eût pu le faire, ce soir, une vue de cette Venise à laquelle j'avais tant pensé l'après-midi, ou quelque élément général, commun à plusieurs apparences et plus vrai qu'elles, qui, de lui-même, éveillait toujours en moi un esprit intérieur et habituellement ensommeillé, mais dont la remontée à la surface de ma conscience me donnait une grande joie. Or, comme je sortais du salon appelé salle de théâtre, et traversais, avec Brichot et M. de Charlus, les autres salons, en retrouvant, transposés au milieu d'autres, certains meubles vus à la Raspelière et auxquels je n'avais prêté aucune attention, je saisis, entre l'arrangement de l'hôtel et celui du château, un certain air de famille, une identité permanente, et je compris Brichot quand il me dit en souriant : « Tenez, voyez-vous ce fond de salon, cela du moins peut, à la rigueur, vous donner l'idée de la rue Montalivet il y a vingt-cinq ans. » À son sourire, dédié au salon défunt qu'il revoyait, je compris que ce que Brichot, peut-être sans s'en rendre compte, préférait dans l'ancien salon, plus que les grandes fenêtres, plus que la gaie jeunesse des Patrons et de leurs fidèles, c'était cette partie irréelle (que je dégageais moi-même de quelques similitudes entre la Raspelière et le quai Conti) de laquelle, dans un salon comme en toutes choses, la partie extérieure, actuelle, contrôlable pour tout le monde, n'est que le prolongement ; c'était cette partie devenue purement morale, d'une couleur qui n'existait plus que pour mon vieil interlocuteur, qu'il ne pouvait pas me faire voir, cette partie qui s'est détachée du monde extérieur pour se réfugier dans notre âme, à qui elle donne une plus-value où elle s'est assimilée à sa substance habituelle, s'y muant – maisons détruites, gens d'autrefois, compotiers de fruits des soupers que nous nous rappelons – en cet albâtre translucide de nos souvenirs, duquel nous sommes incapables de montrer la couleur qu'il n'y a que nous qui voyons, ce qui nous permet de dire véridiquement aux autres, au sujet de ces choses passées, qu'ils n'en peuvent avoir une idée, que cela ne ressemble pas à ce qu'ils ont vu, et ce qui fait que nous ne pouvons considérer en nous-même sans une certaine émotion, en songeant que c'est de l'existence de notre pensée que dépend pour quelque temps encore leur survie, le reflet des lampes qui se sont éteintes et l'odeur des charmilles qui ne fleuriront plus. Et sans doute par là le salon de la rue Montalivet faisait, pour Brichot, tort à la demeure actuelle des Verdurin. Mais, d'autre part, il ajoutait à celle-ci, pour les yeux du professeur, une beauté qu'elle ne pouvait avoir pour un nouveau venu. Ceux de ses anciens meubles qui avaient été replacés ici, en un même arrangement parfois conservé, et que moi-même je retrouvais de la Raspelière, intégraient dans le salon actuel des parties de l'ancien qui, par moments, l'évoquaient jusqu'à l'hallucination et ensuite semblaient presque irréelles d'évoquer, au sein de la réalité ambiante, des fragments d'un monde détruit qu'on croyait voir ailleurs. Canapé surgi du rêve entre les fauteuils nouveaux et bien réels, petites chaises revêtues de soie rose, tapis broché de table à jeu élevé à la dignité de personne depuis que, comme une personne, il avait un passé, une mémoire, gardant dans l'ombre froide du quai Conti le hâle de l'ensoleillement par les fenêtres de la rue Montalivet (dont il connaissait l'heure aussi bien que Mme Verdurin elle-même) et par les baies des portes vitrées de Doville, où on l'avait emmené et où il regardait tout le jour, au delà du jardin fleuri, la profonde vallée, en attendant l'heure où Cottard et le flûtiste feraient ensemble leur partie ; bouquet de violettes et de pensées au pastel, présent d'un grand artiste ami, mort depuis, seul fragment survivant d'une vie disparue sans laisser de traces, résumant un grand talent et une longue amitié, rappelant son regard attentif et doux, sa belle main grasse et triste pendant qu'il peignait ; incohérent et joli désordre des cadeaux de fidèles, qui ont suivi partout la maîtresse de la maison et ont fini par prendre l'empreinte et la fixité d'un trait de caractère, d'une ligne de la destinée ; profusion des bouquets de fleurs, des boîtes de chocolat, qui systématisait, ici comme là-bas, son épanouissement suivant un mode de floraison identique ; interpolation curieuse des objets singuliers et superflus qui ont encore l'air de sortir de la boîte où ils ont été offerts et qui restent toute la vie ce qu'ils ont été d'abord, des cadeaux du Premier Janvier ; tous ces objets enfin qu'on ne saurait isoler des autres, mais qui pour Brichot, vieil habitué des fêtes des Verdurin, avaient cette patine, ce velouté des choses auxquelles, leur donnant une sorte de profondeur, vient s'ajouter leur double spirituel ; tout cela éparpillait, faisait chanter devant lui comme autant de touches sonores qui éveillaient dans son cœur des ressemblances aimées, des réminiscences confuses et qui, à même le salon tout actuel, qu'elles marquetaient çà et là, découpaient, délimitaient, comme fait par un beau jour un cadre de soleil sectionnant l'atmosphère, les meubles et les tapis, et la poursuivant d'un coussin à un porte-bouquets, d'un tabouret au relent d'un parfum, d'un mode d'éclairage à une prédominance de couleurs, sculptaient, évoquaient, spiritualisaient, faisaient vivre une forme qui était comme la figure idéale, immanente à leurs logis successifs, du salon des Verdurin. « Nous allons tâcher, me dit Brichot à l'oreille, de mettre le baron sur son sujet favori. Il y est prodigieux. » D'une part, je désirais pouvoir tâcher d'obtenir de M. de Charlus les renseignements relatifs à la venue de Mlle Vinteuil et de son amie. D'autre part, je ne voulais pas laisser Albertine seule trop longtemps, non qu'elle pût (incertaine de l'instant de mon retour, et, d'ailleurs, à des heures pareilles où une visite venue pour elle ou bien une sortie d'elle eussent été trop remarquées) faire un mauvais usage de mon absence, mais pour qu'elle ne la trouvât pas trop prolongée. Aussi dis-je à Brichot et à M. de Charlus que je ne les suivais pas pour longtemps. « Venez tout de même », me dit le baron, dont l'excitation mondaine commençait à tomber, mais qui éprouvait ce besoin de prolonger, de faire durer les entretiens, que j'avais déjà remarqué chez la duchesse de Guermantes aussi bien que chez lui, et qui, tout en étant particulier à cette famille, s'étend, plus généralement, à tous ceux qui, n'offrant à leur intelligence d'autre réalisation que la conversation, c'est-à-dire une réalisation imparfaite, restent inassouvis même après des heures passées ensemble et se suspendent de plus en plus avidement à l'interlocuteur épuisé, dont ils réclament, par erreur, une satiété que les plaisirs sociaux sont impuissants à donner. « Venez, reprit-il, n'est-ce pas, voilà le moment agréable des fêtes, le moment où tous les invités sont partis, l'heure de Doña Sol ; espérons que celle-ci finira moins tristement. Malheureusement vous êtes pressé, pressé probablement d'aller faire des choses que vous feriez mieux de ne pas faire. Tout le monde est toujours pressé, et on part au moment où on devrait arriver. Nous sommes là comme les philosophes de Couture, ce serait le moment de récapituler la soirée, de faire ce qu'on appelle, en style militaire, la critique des opérations. On demanderait à Mme Verdurin de nous faire apporter un petit souper auquel on aurait soin de ne pas l'inviter, et on prierait Charlie – toujours Hernani – de rejouer pour nous seuls le sublime adagio. Est-ce assez beau, cet adagio ! Mais où est-il le jeune violoniste ? je voudrais pourtant le féliciter, c'est le moment des attendrissements et des embrassades. Avouez, Brichot, qu'ils ont joué comme des Dieux, Morel surtout. Avez-vous remarqué le moment où la mèche se détache ? Ah ! bien alors, mon cher, vous n'avez rien vu. On a eu un fa dièse qui peut faire mourir de jalousie Enesco, Capet et Thibaud ; j'ai beau être très calme, je vous avoue qu'à une sonorité pareille, j'avais le cœur tellement serré que je retenais mes sanglots. La salle haletait ; Brichot, mon cher, s'écria le baron en secouant violemment l'universitaire par le bras, c'était sublime. Seul le jeune Charlie gardait une immobilité de pierre, on ne le voyait même pas respirer, il avait l'air d'être comme ces choses du monde inanimé dont parle Théodore Rousseau, qui font penser mais ne pensent pas. Et alors, tout d'un coup, s'écria M. de Charlus avec emphase et en mimant comme un coup de théâtre, alors... la Mèche ! Et pendant ce temps-là, gracieuse petite contredanse de l'allegro vivace. Vous savez, cette mèche a été le signe de la révélation, même pour les plus obtus. La princesse de Taormine, sourde jusque-là, car il n'est pas pires sourdes que celles qui ont des oreilles pour ne pas entendre, la princesse de Taormine, devant l'évidence de la mèche miraculeuse, a compris que c'était de la musique et qu'on ne jouerait pas au poker. Oh ! ça a été un moment bien solennel. – Pardonnez-moi, Monsieur, de vous interrompre, dis-je à M. de Charlus pour l'amener au sujet qui m'intéressait, vous me disiez que la fille de l'auteur devait venir. Cela m'aurait beaucoup intéressé. Est-ce que vous êtes certain qu'on comptait sur elle ? – Ah ! je ne sais pas. » M. de Charlus obéissait ainsi, peut-être sans le vouloir, à cette consigne universelle qu'on a de ne pas renseigner les jaloux, soit pour se montrer absurdement « bon camarade », par point d'honneur, et la détestât-on, envers celle qui l'excite, soit par méchanceté pour elle en devinant que la jalousie ne ferait que redoubler l'amour, soit par ce besoin d'être désagréable aux autres, qui consiste à dire la vérité à la plupart des hommes mais, aux jaloux, à la leur taire, l'ignorance augmentant leur supplice, du moins à ce qu'on se figurent, et, pour faire de la peine aux gens, on se guide d'après ce qu'on croit soi-même, peut-être à tort, le plus douloureux. « Vous savez, reprit-il, ici c'est un peu la maison des exagérations, ce sont des gens charmants, mais enfin on aime bien annoncer des célébrités d'un genre ou d'un autre. Mais vous n'avez pas l'air bien et vous allez avoir froid dans cette pièce si humide, dit-il en poussant près de moi une chaise. Puisque vous êtes souffrant, il faut faire attention, je vais aller vous chercher votre pelure. Non, n'y allez pas vous-même, vous vous perdrez et vous aurez froid. Voilà comme on fait des imprudences, vous n'avez pourtant pas quatre ans, il vous faudrait une vieille bonne comme moi pour vous soigner. – Ne vous dérangez pas baron, j'y vais », dit Brichot, qui s'éloigna aussitôt : ne se rendant peut-être pas exactement compte de l'amitié très vive que M. de Charlus avait pour moi et des rémissions charmantes de simplicité et de dévouement que comportaient ses crises délirantes de grandeur et de persécution, il avait craint que M. de Charlus, que Mme Verdurin avait confié comme un prisonnier à sa vigilance, eût cherché simplement, sous le prétexte de demander mon pardessus, à rejoindre Morel et fît manquer ainsi le plan de la Patronne.

Cependant Ski s'était assis au piano, où personne ne lui avait demandé de se mettre, et se composant – avec un froncement souriant des sourcils, un regard lointain et une légère grimace de la bouche – ce qu'il croyait être un air artiste, insistait auprès de Morel pour que celui-ci jouât quelque chose de Bizet. « Comment, vous n'aimez pas cela, ce côté gosse de la musique de Bizet ? Mais, mon cher, dit-il, avec ce roulement d'r qui lui était particulier, c'est ravissant. » Morel, qui n'aimait pas Bizet, le déclara avec exagération et (comme il passait dans le petit clan pour avoir, ce qui était vraiment incroyable, de l'esprit) Ski, feignant de prendre les diatribes du violoniste pour des paradoxes, se mit à rire. Son rire n'était pas, comme celui de M. Verdurin, l'étouffement d'un fumeur. Ski prenait d'abord un air fin, puis laissait échapper comme malgré lui un seul son de rire, comme un premier appel de cloches, suivi d'un silence où le regard fin semblait examiner à bon escient la drôlerie de ce qu'on disait, puis une seconde cloche de rire s'ébranlait, et c'était bientôt un hilare angelus.

Je dis à M. de Charlus mon regret que M. Brichot se fût dérangé. « Mais non, il est très content, il vous aime beaucoup, tout le monde vous aime beaucoup. On disait l'autre jour : mais on ne le voit plus, il s'isole ! D'ailleurs, c'est un si brave homme que Brichot », continua M. de Charlus qui ne se doutait sans doute pas, en voyant la manière affectueuse et franche dont lui parlait le professeur de morale, qu'en son absence, il ne se gênait pas pour dauber sur lui. « C'est un homme d'une grande valeur, qui sait énormément, et cela ne l'a pas racorni, n'a pas fait de lui un rat de bibliothèque comme tant d'autres qui sentent l'encre. Il a gardé une largeur de vues, une tolérance, rares chez ses pareils. Parfois, en voyant comme il comprend la vie, comme il sait rendre à chacun avec grâce ce qui lui est dû, on se demande où un simple petit professeur de Sorbonne, un ancien régent de collège a pu apprendre tout cela. J'en suis moi-même étonné. » Je l'étais davantage en voyant la conversation de ce Brichot, que le moins raffiné des convives de Mme de Guermantes eût trouvé si bête et si lourd, plaire au plus difficile de tous, M. de Charlus. Mais à ce résultat avaient collaboré entre autres influences, distinctes d'ailleurs, celles en vertu desquelles Swann, d'une part, s'était plu si longtemps dans le petit clan, quand il était amoureux d'Odette, et d'autre part, lorsqu'il fut marié, trouva agréable Mme Bontemps qui, feignant d'adorer le ménage Swann, venait tout le temps voir la femme et se délectait aux histoires du mari. Comme un écrivain donne la palme de l'intelligence, non pas à l'homme le plus intelligent, mais au viveur faisant une réflexion hardie et tolérante sur la passion d'un homme pour une femme, réflexion qui fait que la maîtresse bas-bleu de l'écrivain s'accorde avec lui pour trouver que de tous les gens qui viennent chez elle le moins bête était encore ce vieux beau qui a l'expérience des choses de l'amour, de même M. de Charlus trouvait plus intelligent que ses autres amis, Brichot, qui non seulement était aimable pour Morel, mais cueillait à propos dans les philosophes grecs, les poètes latins, les conteurs orientaux, des textes qui décoraient le goût du baron d'un florilège étrange et charmant. M. de Charlus était arrivé à cet âge où un Victor Hugo aime à s'entourer surtout de Vacqueries et de Meurices. Il préférait à tous, ceux qui admettaient son point de vue sur la vie. « Je le vois beaucoup, ajouta-t-il d'une voix piaillante et cadencée, sans qu'un mouvement de ses lèvres, fît bouger son masque grave et enfariné, sur lequel étaient à demi abaissées ses paupières d'ecclésiastique. Je vais à ses cours, cette atmosphère de quartier latin me change, il y a une adolescence studieuse, pensante, de jeunes bourgeois plus intelligents, plus instruits que n'étaient, dans un autre milieu, mes camarades. C'est autre chose, que vous connaissez probablement mieux que moi, ce sont de jeunes bourgeois », dit-il en détachant le mot qu'il fit précéder de plusieurs b, et en le soulignant par une sorte d'habitude d'élocution, correspondant elle-même à un goût des nuances dans la pensée1, qui lui était propre, mais peut-être aussi pour ne pas résister au plaisir de me témoigner quelque insolence. Celle-ci ne diminua en rien la grande et affectueuse pitié que m'inspirait M. de Charlus (depuis que Mme Verdurin avait dévoilé son dessein devant moi), m'amusa seulement, et, même en une circonstance où je ne me fusse pas senti pour lui tant de sympathie, ne m'eût pas froissé. Je tenais de ma grand'mère d'être dénué d'amour-propre à un degré qui ferait aisément manquer de dignité. Sans doute je ne m'en rendais guère compte, et à force d'avoir entendu, depuis le collège, les plus estimés de mes camarades ne pas souffrir qu'on leur manquât, ne pas pardonner un mauvais procédé, j'avais fini par montrer dans mes paroles et dans mes actions une seconde nature qui était assez fière. Elle passait même pour l'être extrêmement, parce que, n'étant nullement peureux, j'avais facilement des duels, dont je diminuais pourtant le prestige moral en m'en moquant moi-même, ce qui persuadait aisément qu'ils étaient ridicules ; mais la nature que nous refoulons n'en habite pas moins en nous. C'est ainsi que parfois, si nous lisons le chef-d'œuvre nouveau d'un homme de génie, nous y retrouvons avec plaisir toutes celles de nos réflexions que nous avions méprisées, des gaietés, des tristesses que nous avions contenues, tout un monde de sentiments dédaigné par nous et dont le livre où nous les reconnaissons nous apprend subitement la valeur. J'avais fini par apprendre, de l'expérience de la vie, qu'il était mal de sourire affectueusement quand quelqu'un se moquait de moi et de ne pas lui en vouloir. Mais cette absence d'amour-propre et de rancune, si j'avais cessé de l'exprimer jusqu'à en être arrivé à ignorer à peu près complètement qu'elle existât chez moi, n'en était pas moins le milieu vital primitif dans lequel je baignais. La colère et la méchanceté ne me venaient que de toute autre manière, par crises furieuses. De plus, le sentiment de la justice m'était inconnu jusqu'à une complète absence de sens moral. J'étais, au fond de mon cœur, tout acquis à celui qui était le plus faible et qui était malheureux. Je n'avais aucune opinion sur la mesure dans laquelle le bien et le mal pouvaient être engagés dans les relations de Morel et de M. de Charlus, mais l'idée des souffrances qu'on préparait à M. de Charlus m'était intolérable. J'aurais voulu le prévenir, ne savais comment le faire. « La vue de tout ce petit monde laborieux est fort plaisante pour un vieux trumeau comme moi. Je ne les connais pas », ajouta-t-il en levant la main d'un air de réserve – pour ne pas avoir l'air de se vanter, pour attester sa pureté et ne pas faire planer de soupçon sur celle des étudiants – « mais ils sont très polis, ils vont souvent jusqu'à me garder une place comme je suis un très vieux monsieur. Mais si, mon cher, ne protestez pas, j'ai plus de quarante ans, dit le baron, qui avait dépassé la soixantaine. Il fait un peu chaud dans cet amphithéâtre où parle Brichot, mais c'est toujours intéressant. » Quoique le baron aimât mieux être mêlé à la jeunesse des écoles, voire bousculé par elle, quelquefois, pour lui épargner les longues attentes, Brichot le faisait entrer avec lui. Brichot avait beau être chez lui à la Sorbonne, au moment où l'appariteur chargé de chaînes le précédait et où s'avançait le maître admiré de la jeunesse, il ne pouvait retenir une certaine timidité, et tout en désirant profiter de cet instant où il se sentait si considérable pour témoigner de l'amabilité à Charlus, il était tout de même un peu gêné ; pour que l'appariteur le laissât passer, il lui disait, d'une voix factice et d'un air affairé : « Vous me suivez, baron, on vous placera », puis, sans plus s'occuper de lui, pour faire son entrée, s'avançait seul allégrement dans le couloir. De chaque côté, une double haie de jeunes professeurs le saluait ; Brichot, désireux de ne pas avoir l'air de poser pour ces jeunes gens, aux yeux de qui il se savait un grand pontife, leur envoyait mille clins d'œil, mille hochements de tête de connivence, auxquels son souci de rester martial et bon Français donnait l'air d'une sorte d'encouragement cordial d'un vieux grognard qui dit : « Nom de Dieu on saura se battre. » Puis les applaudissements des élèves éclataient. Brichot tirait parfois de cette présence de M. de Charlus à ses cours l'occasion de faire un plaisir, presque de rendre des politesses. Il disait à quelque parent, ou à quelqu'un de ses amis bourgeois : « Si cela pouvait amuser votre femme ou votre fille, je vous préviens que le baron de Charlus, prince d'Agrigente, le descendant des Condé, assistera à mon cours. C'est un souvenir à garder que d'avoir vu un des derniers descendants de notre aristocratie qui ait du type. Si elles sont là, elles le reconnaîtront à ce qu'il sera placé à côté de ma chaise. D'ailleurs, ce sera le seul, un homme fort, avec des cheveux blancs, la moustache noire, et la médaille militaire. – Ah ! je vous remercie », disait le père. Et, quoi que sa femme eût à faire, pour ne pas désobliger Brichot, il la forçait à aller à ce cours, tandis que la jeune fille, incommodée par la chaleur et la foule, dévorait pourtant curieusement des yeux le descendant de Condé, tout en s'étonnant qu'il ne portât pas de fraise et ressemblât aux hommes de nos jours. Lui, cependant, n'avait pas d'yeux pour elle ; mais plus d'un étudiant, qui ne savait pas qui il était, s'étonnait de son amabilité, devenait important et sec, et le baron sortait plein de rêves et de mélancolie. « Pardonnez-moi de revenir à mes moutons, dis-je rapidement à M. de Charlus en entendant le pas de Brichot, mais pourriez-vous me prévenir par un pneumatique si vous appreniez que Mlle Vinteuil ou son amie dussent venir à Paris, en me disant exactement la durée de leur séjour, et sans dire à personne que je vous l'ai demandé ? » Je ne croyais plus guère qu'elle eût dû venir, mais je voulais ainsi me garer pour l'avenir. « Oui, je ferai ça pour vous, d'abord parce que je vous dois une grande reconnaissance. En n'acceptant pas autrefois ce que je vous avais proposé, vous m'avez, à vos dépens, rendu un immense service, vous m'avez laissé ma liberté. Il est vrai que je l'ai abdiquée d'une autre manière, ajouta-t-il d'un ton mélancolique où perçait le désir de faire des confidences ; il y a là ce que je considère toujours comme le fait majeur, toute une réunion de circonstances que vous avez négligé de faire tourner à votre profit, peut-être parce que la destinée vous a averti, à cette minute précise, de ne pas contrarier ma Voie. Car toujours l'homme s'agite et Dieu le mène. Qui sait ? si, le jour où nous sommes sortis ensemble de chez Mme de Villeparisis, vous aviez accepté, peut-être bien des choses qui se sont passées depuis n'auraient jamais eu lieu. » Embarrassé, je fis dériver la conversation en m'emparant du nom de Mme de Villeparisis, et je cherchai à savoir de lui, si qualifié à tous égards, pour quelles raisons Mme de Villeparisis semblait tenue à l'écart par le monde aristocratique. Non seulement il ne me donna pas la solution de ce petit problème mondain, mais il ne me parut même pas le connaître. Je compris alors que la situation de Mme de Villeparisis, si elle devait plus tard paraître grande à la postérité, et même, du vivant de la marquise, à l'ignorante roture, n'avait pas paru moins grande tout à fait à l'autre extrémité du monde, à celle qui touchait Mme de Villeparisis, aux Guermantes. C'était leur tante, ils voyaient surtout la naissance, les alliances, l'importance gardée dans la famille par l'ascendant sur telle ou telle belle-sœur. Ils voyaient cela moins côté monde que côté famille. Or celui-ci était plus brillant pour Mme de Villeparisis que je n'avais cru. J'avais été frappé en apprenant que le nom de Villeparisis était faux. Mais il est d'autres exemples de grandes dames ayant fait un mariage inégal et ayant gardé une situation prépondérante. M. de Charlus commença par m'apprendre que Mme de Villeparisis était la nièce de la fameuse duchesse de ***, la personne la plus célèbre de la grande aristocratie pendant la monarchie de Juillet, mais qui n'avait pas voulu fréquenter le Roi Citoyen et sa famille. J'avais tant désiré avoir des récits sur cette Duchesse ! Et Mme de Villeparisis, la bonne Mme de Villeparisis, aux joues qui me représentaient des joues de bourgeoise, Mme de Villeparisis qui m'envoyait tant de cadeaux et que j'aurais si facilement pu voir tous les jours, Mme de Villeparisis était sa nièce, élevée par elle, chez elle, à l'hôtel de ***. « Elle demandait au duc de Doudeauville, me dit M. de Charlus, en parlant des trois sœurs : « Laquelle des trois sœurs préférez-vous ? » Et Doudeauville ayant dit : « Mme de Villeparisis », la duchesse de *** lui répondit : « Cochon ! » Car la duchesse était très spirituelle », dit M. de Charlus en donnant au mot l'importance et la prononciation d'usage chez les Guermantes. Qu'il trouvât d'ailleurs que le mot fût si « spirituel », je ne m'en étonnai pas, ayant, dans bien d'autres occasions, remarqué la tendance centrifuge, objective, des hommes qui les pousse à abdiquer, quand ils goûtent l'esprit des autres, les sévérités qu'ils auraient pour le leur, et à observer, à noter précieusement, ce qu'ils dédaigneraient de créer. « Mais qu'est-ce qu'il a ? c'est mon pardessus qu'il apporte, dit-il en voyant que Brichot avait si longtemps cherché pour un tel résultat. J'aurais mieux fait d'y aller moi-même. Enfin vous allez le mettre sur vos épaules. Savez-vous que c'est très compromettant, mon cher ? c'est comme de boire dans le même verre, je saurai vos pensées. Mais non, pas comme ça, voyons, laissez-moi faire », et tout en me mettant son paletot, il me le collait contre les épaules, me le montait le long du cou, relevait le col, et de sa main frôlait mon menton, en s'excusant. « À son âge, ça ne sait pas mettre une couverture, il faut le bichonner ; j'ai manqué ma vocation, Brichot, j'étais né pour être bonne d'enfants. » Je voulais m'en aller, mais M. de Charlus ayant manifesté l'intention d'aller chercher Morel, Brichot nous retint tous les deux. D'ailleurs, la certitude qu'à la maison je retrouverais Albertine, certitude égale à celle que, dans l'après-midi, j'avais qu'Albertine rentrât du Trocadéro, me donnait en ce moment aussi peu d'impatience de la voir que j'avais eu le même jour tandis que j'étais assis au piano, après que Françoise m'eut téléphoné. Et c'est ce calme qui me permit, chaque fois qu'au cours de cette conversation je voulus me lever, d'obéir à l'injonction de Brichot, qui craignait que mon départ empêchât Charlus de rester jusqu'au moment où Mme Verdurin viendrait nous appeler. « Voyons, dit-il au baron, restez un peu avec nous, vous lui donnerez l'accolade tout à l'heure », ajouta Brichot en fixant sur moi son œil presque mort, auquel les nombreuses opérations qu'il avait subies avait fait recouvrer un peu de vie, mais qui n'avait plus pourtant la mobilité nécessaire à l'expression oblique de la malignité. « L'accolade, est-il bête ! s'écria le baron, d'un ton aigu et ravi. Mon cher, je vous dis qu'il se croit toujours à une distribution de prix, il rêve de ses petits élèves. Je me demande s'il ne couche pas avec. – Vous désirez voir Mlle Vinteuil, me dit Brichot, qui avait entendu la fin de notre conversation. Je vous promets de vous avertir si elle vient, je le saurai par Mme Verdurin », car il prévoyait sans doute que le baron risquait fort d'être, de façon imminente, exclu du petit clan. « Eh bien, vous me croyez donc moins bien que vous avec Mme Verdurin, dit M. de Charlus, pour être renseigné sur la venue de ces personnes d'une terrible réputation. Vous savez que c'est archi-connu. Mme Verdurin a tort de les laisser venir, c'est bon pour les milieux interlopes. Elles sont amies de toute une bande terrible. Tout ça doit se réunir dans des endroits affreux. » À chacune de ces paroles, ma souffrance s'accroissait d'une souffrance nouvelle, changeant de forme. « Certes non pas, je ne me crois pas mieux que vous avec Mme Verdurin », proclama Brichot en ponctuant les mots, car il craignait d'avoir éveillé les soupçons du baron. Et comme il voyait que je voulais prendre congé, voulant me retenir par l'appât du divertissement promis : « Il y a une chose à quoi le baron me semble ne pas avoir songé quand il parle de la réputation de ces deux dames, c'est qu'une réputation peut être tout à la fois épouvantable et imméritée. Ainsi, par exemple, dans la série plus notoire que j'appellerai parallèle, il est certain que les erreurs judiciaires sont nombreuses et que l'histoire a enregistré des arrêts de condamnation pour sodomie flétrissant des hommes illustres qui en étaient tout à fait innocents. La récente découverte d'un grand amour de Michel-Ange pour une femme est un fait nouveau qui mériterait à l'ami de Léon X le bénéfice d'une instance en révision posthume. L'affaire Michel-Ange me semble tout indiquée pour passionner les snobs et mobiliser la Villette, quand une autre affaire, où l'anarchie fut bien portée et devint le péché à la mode de nos bons dilettantes, mais dont il n'est point permis de prononcer le nom, par crainte de querelles, aura fini son temps. » Depuis que Brichot avait commencé à parler des réputations masculines, M. de Charlus avait trahi dans tout son visage le genre particulier d'impatience qu'on voit à un expert médical ou militaire quand des gens du monde qui n'y connaissent rien se mettent à dire des bêtises sur des points de thérapeutique ou de stratégie. « Vous ne savez pas le premier mot des choses dont vous parlez, finit-il par dire à Brichot. Citez-moi une seule réputation imméritée. Dites des noms. Oui, je connais tout, riposta violemment M. de Charlus à une interruption timide de Brichot, les gens qui ont fait cela autrefois par curiosité, ou par affection unique pour un ami mort, et celui qui, craignant de s'être trop avancé, si vous lui parlez de la beauté d'un homme vous répond que c'est du chinois pour lui, qu'il ne sait pas plus distinguer un homme beau d'un laid qu'entre deux moteurs d'auto, comme la mécanique n'est pas dans ses cordes. Tout cela c'est des blagues. Mon Dieu, remarquez, je ne veux pas dire qu'une réputation mauvaise (ou ce qu'il est convenu d'appeler ainsi) et injustifiée soit une chose absolument impossible. C'est tellement exceptionnel, tellement rare, que pratiquement cela n'existe pas. Cependant, moi qui suis un curieux, un fureteur, j'en ai connu, et qui n'étaient pas des mythes. Oui, au cours de ma vie, j'ai constaté (j'entends scientifiquement constaté, je ne me paie pas de mots) deux réputations injustifiées. Elles s'établissent d'habitude grâce à une similitude de noms, ou d'après certains signes extérieurs, l'abondance des bagues par exemple, que les gens incompétents s'imaginent absolument être caractéristiques de ce que vous dites, comme ils croient qu'un paysan ne dit pas deux mots sans ajouter : jarniguié, ou un Anglais goddam. C'est de la conversation pour théâtre des boulevards. Ce qui vous étonnera, c'est que les réputations injustifiées sont les plus établies aux yeux du public. Vous-même, Brichot, qui mettriez votre main au feu de la vertu de tel ou tel homme qui vient ici et que les renseignés connaissent comme le loup blanc, vous devez croire, comme tout le monde, à ce qu'on dit de tel homme en vue qui incarne ces goûts-là pour la masse, alors qu'il « n'en est pas » pour deux sous. Je dis pour deux sous, parce que, si nous y mettions vingt-cinq louis, nous verrions le nombre des petits saints diminuer jusqu'à zéro. Sans cela le taux des saints, si vous voyez de la sainteté là dedans, se tient, en règle générale, entre 3 et 4 sur 10. » Si Brichot avait transposé dans le sexe masculin la question des mauvaises réputations, à mon tour et inversement c'est au sexe féminin, et en pensant à Albertine, que je reportais les paroles de M. de Charlus. J'étais épouvanté par la statistique, même en tenant compte qu'il devait enfler les chiffres au gré de ce qu'il souhaitait, et aussi d'après les rapports d'êtres cancaniers, peut-être menteurs, en tous cas trompés par leur propre désir qui, s'ajoutant à celui de M. de Charlus, faussait sans doute les calculs du baron. « Trois sur dix, s'écria Brichot ! En renversant la proportion, j'aurais eu encore à multiplier par cent le nombre des coupables. S'il est celui que vous dites, baron, et si vous ne vous trompez pas, confessons alors que vous êtes un de ces rares voyants d'une vérité que personne ne soupçonne autour d'eux. C'est ainsi que Barrès a fait, sur la corruption parlementaire, des découvertes qui ont été vérifiées après coup, comme l'existence de la planète de Leverrier. Mme Verdurin citerait de préférence des hommes que j'aime mieux ne pas nommer et qui ont deviné au Bureau des Renseignements, dans l'État-Major, des agissements, inspirés, je le crois, par un zèle patriotique, mais qu'enfin je n'imaginais pas. Sur la franc-maçonnerie, l'espionnage allemand, la morphinomanie, Léon Daudet écrit au jour le jour un prodigieux conte de fées qui se trouve être la réalité même. Trois sur dix ! », reprit Brichot stupéfait. Il est vrai de dire que M. de Charlus taxait d'inversion la grande majorité de ses contemporains, en exceptant toutefois les hommes avec qui il avait eu des relations et dont, pour peu qu'elles eussent été mêlées d'un peu de romanesque, le cas lui paraissait plus complexe. C'est ainsi qu'on voit des viveurs, ne croyant pas à l'honneur des femmes, en rendre un peu seulement à telle qui fut leur maîtresse et dont ils protestent sincèrement et d'un air mystérieux : « Mais non, vous vous trompez, ce n'est pas une fille. » Cette estime inattendue leur est dictée, partie par leur amour-propre, pour qui il est plus flatteur que de telles faveurs aient été réservées à eux seuls, partie par leur naïveté qui gobe aisément tout ce que leur maîtresse a voulu leur faire croire, partie par ce sentiment de la vie qui fait que, dès qu'on s'approche des êtres, des existences, les étiquettes et les compartiments faits d'avance sont trop simples. « Trois sur dix ! mais prenez-y garde, moins heureux que ces historiens que l'avenir ratifiera, baron, si vous vouliez présenter à la postérité le tableau que vous nous dites, elle pourrait la trouver mauvaise. Elle ne juge que sur pièces et voudrait prendre connaissance de votre dossier. Or aucun document ne venant authentiquer ce genre de phénomènes collectifs que les seuls renseignés sont trop intéressés à laisser dans l'ombre, on s'indignerait fort dans le camp des belles âmes, et vous passeriez tout net pour un calomniateur ou pour un fol. Après avoir, au concours des élégances, obtenu le maximum et le principal, sur cette terre, vous connaîtriez les tristesses d'un blackboutage d'outre-tombe. Ça n'en vaut pas le coup, comme dit, Dieu me pardonne ! notre Bossuet. – Je ne travaille pas pour l'histoire, répondit M. de Charlus, la vie me suffit, elle est bien assez intéressante, comme disait le pauvre Swann. – Comment ? Vous avez connu Swann, baron, mais je ne savais pas. Est-ce qu'il avait ces goûts-là ? demanda Brichot d'un air inquiet. – Mais est-il grossier ! Vous croyez donc que je ne connais que des gens comme ça. Mais non, je ne crois pas », dit Charlus les yeux baissés et cherchant à peser le pour et le contre. Et pensant que puisqu'il s'agissait de Swann, dont les tendances si opposées avaient été toujours connues, un demi-aveu ne pouvait qu'être inoffensif pour celui qu'il visait et flatteur pour celui qui le laissait échapper dans une insinuation : « Je ne dis pas qu'autrefois, au collège, une fois par hasard », dit le baron comme malgré lui, et comme s'il pensait tout haut, puis se reprenant : « Mais il y a deux cents ans ; comment voulez-vous que je me rappelle ? vous m'embêtez », conclut-il en riant. « En tous cas il n'était pas joli, joli ! » dit Brichot, lequel, affreux, se croyait bien et trouvait facilement les autres laids. « Taisez-vous, dit le baron, vous ne savez pas ce que vous dites ; dans ce temps-là il avait un teint de pêche et, ajouta-t-il en mettant chaque syllabe sur une autre note, il était joli comme les amours. Du reste, il était resté charmant. Il a été follement aimé des femmes. – Mais est-ce que vous avez connu la sienne ? – Mais, voyons, c'est par moi qu'il l'a connue. Je l'avais trouvée charmante dans son demi-travesti, un soir qu'elle jouait Miss Sacripant ; j'étais avec des camarades de club, nous avions tous ramené une femme et, bien que je n'eusse envie que de dormir, les mauvaises langues avaient prétendu, car c'est affreux ce que le monde est méchant, que j'avais couché avec Odette. Seulement, elle en avait profité pour venir m'embêter, et j'avais cru m'en débarrasser en la présentant à Swann. De ce jour-là elle ne cessa plus de me cramponner, elle ne savait pas un mot d'orthographe, c'est moi qui faisais ses lettres. Et puis c'est moi qui ensuite ai été chargé de la promener. Voilà, mon enfant, ce que c'est que d'avoir une bonne réputation, vous voyez. Du reste, je ne la méritais qu'à moitié. Elle me forçait à lui faire faire des parties terribles, à cinq, à six. » Et les amants qu'avait eus successivement Odette (elle avait été avec un tel, puis avec un pauvre Swann aveuglé par la jalousie et par l'amour, tels ces hommes dont pas un seul n'avait été deviné par lui tour à tour, supputant les chances et croyant aux serments plus affirmatifs qu'une contradiction qui échappe à la coupable, contradiction bien plus insaisissable, et pourtant bien plus significative, et dont le jaloux pourrait se prévaloir plus logiquement que de renseignements qu'il prétend faussement avoir eus, pour inquiéter sa maîtresse), ces amants, M. de Charlus se mit à les énumérer avec autant de certitude que s'il avait récité la liste des Rois de France. Et en effet, le jaloux est, comme les contemporains, trop près, il ne sait rien, et c'est pour les étrangers que le comique des adultères prend la précision de l'histoire, et s'allonge en listes, d'ailleurs indifférentes, et qui ne deviennent tristes que pour un autre jaloux, comme j'étais, qui ne peut s'empêcher de comparer son cas à celui dont il entend parler et qui se demande si, pour la femme dont il doute, une liste aussi illustre n'existe pas. Mais il n'en peut rien savoir, c'est comme une conspiration universelle, une brimade à laquelle tous participent cruellement et qui consiste, tandis que son amie va de l'un à l'autre, à lui tenir sur les yeux un bandeau qu'il fait perpétuellement effort pour arracher, sans y réussir, car tout le inonde le tient aveuglé, le malheureux, les êtres bons par bonté, les êtres méchants par méchanceté, les êtres grossiers par goût des vilaines farces, les êtres bien élevés par politesse et bonne éducation, et tous par une de ces conventions qu'on appelle principe. « Mais est-ce que Swann a jamais su que vous aviez eu ses faveurs ? – Mais voyons, quelle horreur ! Raconter cela à Charles ! C'est à faire dresser les cheveux sur la tête. Mais, mon cher, il m'aurait tué tout simplement, il était jaloux comme un tigre. Pas plus que je n'ai avoué à Odette, à qui ça aurait, du reste, été bien égal, que... allons, ne me faites pas dire de bêtises. Et le plus fort c'est que c'est elle qui lui a tiré des coups de revolver que j'ai failli recevoir. Ah ! j'ai eu de l'agrément avec ce ménage-là ; et, naturellement, c'est moi qui ai été obligé d'être son témoin contre d'Osmond, qui ne me l'a jamais pardonné. D'Osmond avait enlevé Odette, et Swann, pour se consoler, avait pris pour maîtresse, ou fausse maîtresse, la sœur d'Odette. Enfin, vous n'allez pas commencer à me faire raconter l'histoire de Swann, nous en aurions pour dix ans, vous comprenez, je connais ça comme personne. C'était moi qui sortais Odette quand elle ne voulait pas voir Charles. Cela m'embêtait d'autant plus que j'ai un très proche parent qui porte le nom de Crécy, sans y avoir naturellement aucune espèce de droit, mais qu'enfin cela ne charmait pas. Car elle se faisait appeler Odette de Crécy, et le pouvait parfaitement, étant seulement séparée d'un Crécy dont elle était la femme, très authentique celui-là, un monsieur très bien, qu'elle avait ratissé jusqu'au dernier centime. Mais voyons, pourquoi me faire parler de ce Crécy ? je vous ai vu avec lui dans le tortillard, vous lui donniez des dîners à Balbec. Il devait en avoir besoin, le pauvre, il vivait d'une toute petite pension que lui faisait Swann ; je me doute bien que, depuis la mort de mon ami, cette rente a dû cesser complètement d'être payée. Ce que je ne comprends pas, me dit M. de Charlus, c'est que, puisque vous avez été souvent chez Charles, vous n'ayez pas désiré tout à l'heure que je vous présente à la reine de Naples. En somme, je vois que vous ne vous intéressez pas aux personnes en tant que curiosités, et cela m'étonne toujours de quelqu'un qui a connu Swann, chez qui ce genre d'intérêt était si développé, au point qu'on ne peut pas dire si c'est moi qui ai été à cet égard son initiateur ou lui le mien. Cela m'étonne autant que si je voyais quelqu'un avoir connu Whistler et ne pas savoir ce que c'est que le goût. Mon Dieu, c'est surtout pour Morel que c'était important de la connaître, il le désirait, du reste, passionnément, car il est tout ce qu'il y a de plus intelligent. C'est ennuyeux qu'elle soit partie. Mais enfin je ferai la conjonction ces jours-ci. C'est immanquable qu'il la connaisse. Le seul obstacle possible serait si elle mourait demain. Or il est à espérer que cela n'arrivera pas. » Tout à coup, Brichot, comme il était resté sous le coup de la proportion de « trois sur dix » que lui avait révélée M. de Charlus, Brichot, qui n'avait pas cessé de poursuivre son idée, avec une brusquerie qui rappelait celle d'un juge d'instruction voulant faire avouer un accusé, mais qui, en réalité, était le résultat du désir qu'avait le professeur de paraître perspicace et du trouble qu'il éprouvait à lancer une accusation si grave : « Est-ce que Ski n'est pas comme cela ? » demanda-t-il à M. de Charlus, d'un air sombre. Pour faire admirer ses prétendus dons d'intuition, il avait choisi Ski, se disant que, puisqu'il n'y avait que trois innocents sur dix, il risquait peu de se tromper en nommant Ski qui lui semblait un peu bizarre, avait des insomnies, se parfumait, bref était en dehors de la normale. « Mais pas du tout, s'écria le baron avec une ironie amère, dogmatique et exaspérée. Ce que vous dites est d'un faux, d'un absurde, d'un à côté ! Ski est justement « cela » pour les gens qui n'y connaissent rien ; s'il l'était, il n'en aurait pas tellement l'air, ceci soit dit sans aucune intention de critique, car il a du charme et je lui trouve même quelque chose de très attachant. – Mais dites-nous donc quelques noms », reprit Brichot avec insistance. M. de Charlus se redressa d'un air de morgue : « Ah ! mon cher, moi, vous savez je vis dans l'abstrait, tout cela ne m'intéresse qu'à un point de vue transcendantal », répondit-il avec la susceptibilité ombrageuse particulière à ses pareils, et l'affectation de grandiloquence qui caractérisait sa conversation. « Moi, vous comprenez, il n'y a que les généralités qui m'intéressent, je vous parle de cela comme de la loi de la pesanteur. » Mais ces moments de réaction agacée, où le baron cherchait à cacher sa vraie vie, duraient bien peu auprès des heures de progression continue où il la faisait deviner, l'étalait avec une complaisance agaçante, le besoin de la confidence étant chez lui plus fort que la crainte de la divulgation. « Ce que je voulais dire, reprit-il, c'est que pour une mauvaise réputation qui est injustifiée, il y en a des centaines de bonnes qui ne le sont pas moins. Évidemment le nombre de ceux qui ne les méritent pas varie selon que vous vous en rapportez aux dires de leurs pareils ou des autres. Et il est vrai que, si la malveillance de ces derniers est limitée par la trop grande difficulté qu'ils auraient à croire un vice aussi horrible pour eux que le vol ou l'assassinat pratiqué par des gens dont ils connaissent la délicatesse et le cœur, la malveillance des premiers est exagérément stimulée par le désir de croire, comment dirais-je, accessibles, des gens qui leur plaisent, par des renseignements que leur ont donnés des gens qu'a trompés un semblable désir, enfin par l'écart même où ils sont généralement tenus. J'ai vu un homme, assez mal vu à cause de ce goût, dire qu'il supposait qu'un certain homme du monde avait le même. Et sa seule raison de le croire est que cet homme du monde avait été aimable avec lui ! Autant de raisons d'optimisme, dit naïvement le baron, dans la supputation du nombre. Mais la vraie raison de l'écart énorme qu'il y a entre ce nombre calculé par les profanes, et celui calculé par les initiés, vient du mystère dont ceux-ci entourent leurs agissements, afin de les cacher aux autres, qui, dépourvus d'aucun moyen d'information, seraient littéralement stupéfaits s'ils apprenaient seulement le quart de la vérité. – Alors, à notre époque, c'est comme chez les Grecs, dit Brichot. – Mais comment ? comme chez les Grecs ? Vous vous figurez que cela n'a pas continué depuis ? Regardez, sous Louis XIV, le petit Vermandois, Molière, le prince Louis de Baden, Brunswick, Charolais, Boufflers, le Grand Condé, le duc de Brissac. – Je vous arrête, je savais Monsieur, je savais Brissac par Saint-Simon, Vendôme naturellement et d'ailleurs, bien d'autres. Mais cette vieille peste de Saint-Simon parle souvent du Grand Condé et du prince Louis de Baden et jamais il ne le dit. – C'est tout de même malheureux que ce soit à moi d'apprendre son histoire à un professeur de Sorbonne. Mais, cher maître, vous êtes ignorant comme une carpe. – Vous êtes dur, baron, mais juste. Et, tenez, je vais vous faire plaisir, je me souviens maintenant d'une chanson de l'époque qu'on fit en latin macaronique sur certain orage qui surprit le Grand Condé comme il descendait le Rhône en compagnie de son ami le marquis de La Moussaye. Condé dit :

1 Dans l'édition numérisée : « à un goût des nuances dans le passé »; très probablement : « dans la pensée », comme dans d'autres éditions.

Carus Amicus Mussexus,

Ah ! Deus bonus quod tempus

Landerirette

Imbre sumus perituri.

Et La Moussaye le rassure en lui disant :

Securae sunt nostrae vitae

Sumus enim Sodomitae

Igne tantum perituri

Landeriri

– Je retire ce que j'ai dit, dit Charlus d'une voix aiguë et maniérée, vous êtes un puits de science ; vous me l'écrirez n'est-ce pas, je veux garder cela dans mes archives de famille, puisque ma bisaïeule au troisième degré était la sœur de M. le Prince. – Oui, mais, baron, sur le prince Louis de Baden je ne vois rien. Du reste, à cette époque-là, je crois qu'en général l'art militaire... – Quelle bêtise ! Vendôme, Villars, le prince Eugène, le prince de Conti, et si je vous parlais de tous nos héros du Tonkin, du Maroc, et je parle des vraiment sublimes, et pieux, et « nouvelle génération », je vous étonnerais bien. Ah ! j'en aurais à apprendre aux gens qui font des enquêtes sur la nouvelle génération, qui a rejeté les vaines complications de ses aînés ! dit M. Bourget. J'ai un petit ami là-bas, dont on parle beaucoup, qui a fait des choses admirables... mais enfin je ne veux pas être méchant, revenons au XVIIe siècle ; vous savez que Saint-Simon dit du maréchal d'Huxelles, entre tant d'autres : « Voluptueux en débauches grecques, dont il ne prenait pas la peine de se cacher, et accrochait de jeunes officiers qu'il domestiquait, outre de jeunes valets très bien faits, et cela sans voile, à l'armée et à Strasbourg. » Vous avez probablement lu les lettres de Madame, les hommes ne l'appelaient que « Putain ». Elle en parle assez clairement. Et elle était à bonne source pour savoir, avec son mari. C'est un personnage si intéressant que Madame, dit M. de Charlus. On pourrait faire d'après elle la synthèse lyrique de la « Femme d'une Tante ». D'abord hommasse ; généralement la femme d'une Tante est un homme, c'est ce qui lui rend si facile de lui faire des enfants. Puis Madame ne parle pas des vices de Monsieur, mais elle parle sans cesse de ce même vice chez les autres, en femme renseignée et par ce pli que nous avons d'aimer à trouver, dans les familles des autres, les mêmes tares dont nous souffrons dans la nôtre, pour nous prouver à nous-même que cela n'a rien d'exceptionnel ni de déshonorant. Je vous disais que cela a été tout le temps comme cela. Cependant le nôtre se distingue tout spécialement à ce point de vue. Et malgré les exemples que j'empruntais au XVIIe siècle, si mon grand aïeul François C. de La Rochefoucauld vivait de notre temps, il pourrait en dire, avec plus de raison que du sien, voyons, Brichot, aidez-moi : « Les vices sont de tous les temps ; mais si des personnes que tout le monde connaît avaient paru dans les premiers siècles, parlerait-on présentement des prostitutions d'Héliogabale ? » Que tout le monde connaît me plaît beaucoup. Je vois que mon sagace parent connaissait « le boniment » de ses plus célèbres contemporains comme je connais celui des miens. Mais des gens comme cela, il n'y en a pas seulement davantage aujourd'hui. Ils ont aussi quelque chose de particulier. » Je vis que M. de Charlus allait nous dire de quelle façon ce genre de mœurs avait évolué. L'insistance avec laquelle M. de Charlus revenait toujours sur le sujet – à l'égard duquel, d'ailleurs, son intelligence, toujours exercée dans le même sens, possédait une certaine pénétration – avait quelque chose d'assez complexement pénible. Il était raseur comme un savant qui ne voit rien au delà de sa spécialité, agaçant comme un renseigné qui tire vanité des secrets qu'il détient et brûle de divulguer, antipathique comme ceux qui, dès qu'il s'agit de leurs défauts, s'épanouissent sans s'apercevoir qu'ils déplaisent, assujetti comme un maniaque et irrésistiblement imprudent comme un coupable. Ces caractéristiques qui, dans certains moments, devenaient aussi saisissantes que celles qui marquent un fou ou un criminel m'apportaient, d'ailleurs, un certain apaisement. Car, leur faisant subir la transposition nécessaire pour pouvoir tirer d'elles des déductions à l'égard d'Albertine et me rappelant l'attitude de celle-ci avec Saint-Loup, avec moi, je me disais, si pénible que fût pour moi l'un de ces souvenirs, et si mélancolique l'autre, je me disais qu'ils semblaient exclure le genre de déformation si accusée, de spécialisation forcément exclusive, semblait-il, qui se dégageait avec tant de force de la conversation comme de la personne de M. de Charlus. Mais celui-ci, malheureusement, se hâta de ruiner ces raisons d'espérer, de la même manière qu'il me les avait fournies, c'est-à-dire sans le savoir. « Oui, dit-il, je n'ai plus vingt-cinq ans et j'ai déjà vu changer bien des choses autour de moi, je ne reconnais plus ni la société où les barrières sont rompues, où une cohue, sans élégance et sans décence, danse le tango jusque dans ma famille, ni les modes, ni la politique, ni les arts, ni la religion, ni rien. Mais j'avoue que ce qui a encore le plus changé, c'est ce que les Allemands appellent l'homosexualité. Mon Dieu, de mon temps, en mettant de côté les hommes qui détestaient les femmes, et ceux qui, n'aimant qu'elles, ne faisaient autre chose que par intérêt, les homosexuels étaient de bons pères de famille et n'avaient guère de maîtresses que par couverture. J'aurais eu une fille à marier que c'est parmi eux que j'aurais cherché mon gendre si j'avais voulu être assuré qu'elle ne fût pas malheureuse. Hélas ! tout est changé. Maintenant ils se recrutent aussi parmi les hommes qui sont les plus enragés pour les femmes. Je croyais avoir un certain flair, et quand je m'étais dit : sûrement non, n'avoir pas pu me tromper. Eh bien j'en donne ma langue aux chats. Un de mes amis, qui est bien connu pour cela, avait un cocher que ma belle-sœur Oriane lui avait procuré, un garçon de Combray qui avait fait un peu tous les métiers, mais surtout celui de retrousseur de jupons, et que j'aurais juré aussi hostile que possible à ces choses-là. Il faisait le malheur de sa maîtresse en la trompant avec deux femmes qu'il adorait, sans compter les autres, une actrice et une fille de brasserie. Mon cousin le prince de Guermantes, qui a justement l'intelligence agaçante des gens qui croient tout trop facilement, me dit un jour : « Mais pourquoi est-ce que X... ne couche pas avec son cocher ? Qui sait si ça ne lui ferait pas plaisir à Théodore (c'est le nom du cocher) et s'il n'est même pas très piqué de voir que son patron ne lui fait pas d'avances ? » Je ne pus m'empêcher d'imposer silence à Gilbert ; j'étais énervé à la fois de cette prétendue perspicacité qui, quand elle s'exerce indistinctement, est un manque de perspicacité, et aussi de la malice cousue de fil blanc de mon cousin qui aurait voulu que notre ami X... essayât de se risquer sur la planche pour, si elle était viable, s'y avancer à son tour. – Le prince de Guermantes a donc ces goûts ? demanda Brichot avec un mélange d'étonnement et de malaise. – Mon Dieu, répondit M. de Charlus ravi, c'est tellement connu que je ne crois pas commettre une indiscrétion en vous disant que oui. Eh bien, l'année suivante, j'allai à Balbec, et là j'appris, par un matelot qui m'emmenait quelquefois à la pêche, que mon Théodore, lequel, entre parenthèses, a pour sœur la femme de chambre d'une amie de Mme Verdurin, la baronne Putbus, venait sur le port lever tantôt un matelot, tantôt un autre, avec un toupet d'enfer, pour aller faire un tour en barque et « autre chose itou ». » Ce fut à mon tour de demander si le patron dans lequel j'avais reconnu le Monsieur qui, à Balbec, jouait aux cartes toute la journée avec sa maîtresse, et qui était le chef de la petite Société des quatre amis, était comme le prince de Guermantes. « Mais, voyons, c'est connu de tout le monde, il ne s'en cache même pas. – Mais il avait avec lui sa maîtresse. – Eh bien, qu'est-ce que ça fait ? sont-ils naïfs, ces enfants ? me dit-il d'un ton paternel, sans se douter de la souffrance que j'extrayais de ses paroles en pensant à Albertine. Elle est charmante, sa maîtresse. – Mais alors ses trois amis sont comme lui. – Mais pas du tout, s'écria-t-il en se bouchant les oreilles comme si, en jouant d'un instrument, j'avais fait une fausse note. Voilà maintenant qu'il est à l'autre extrémité. Alors on n'a plus le droit d'avoir des amis ? Ah ! la jeunesse, ça confond tout. Il faudra refaire votre éducation, mon enfant. Or, reprit-il, j'avoue que ce cas, et j'en connais bien d'autres, si ouvert que je tâche de garder mon esprit à toutes les hardiesses, m'embarrasse. Je suis bien vieux jeu, mais je ne comprends pas, dit-il du ton d'un vieux gallican parlant de certaines formes d'ultramontanisme, d'un royaliste libéral parlant de l'Action Française ou d'un disciple de Claude Monet, des cubistes. Je ne blâme pas ces novateurs, je les envie plutôt, je cherche à les comprendre, mais je n'y arrive pas. S'ils aiment tant la femme, pourquoi, et surtout dans ce monde ouvrier où c'est mal vu, où ils se cachent par amour-propre, ont-ils besoin de ce qu'ils appellent un môme ? C'est que cela leur représente autre chose. Quoi ? » « Qu'est-ce que la femme peut représenter d'autre à Albertine ? » pensais-je, et c'était bien là en effet ma souffrance. « Décidément, baron, dit Brichot, si jamais le Conseil des Facultés propose d'ouvrir une chaire d'homosexualité, je vous fais proposer en première ligne. Ou plutôt non, un institut de psycho-physiologie spéciale vous conviendrait mieux. Et je vous vois surtout pourvu d'une chaire au Collège de France, vous permettant de vous livrer à des études personnelles dont vous livreriez les résultats, comme fait le professeur de tamoul ou de sanscrit devant le très petit nombre de personnes que cela intéresse. Vous auriez deux auditeurs et l'appariteur, soit dit sans vouloir jeter le plus léger soupçon sur notre corps d'huissiers, que je crois insoupçonnable. – Vous n'en savez rien, répliqua le baron d'un ton dur et tranchant. D'ailleurs vous vous trompez en croyant que cela intéresse si peu de personnes. C'est tout le contraire. » Et sans se rendre compte de la contradiction qui existait entre la direction que prenait invariablement sa conversation et le reproche qu'il allait adresser aux autres : « C'est, au contraire, effrayant, dit-il à Brichot d'un air scandalisé et contrit, on ne parle plus que de cela. C'est une honte, mais c'est comme je vous le dis, mon cher ! Il paraît qu'avant-hier, chez la duchesse d'Agen, on n'a pas parlé d'autre chose pendant deux heures ; vous pensez, si maintenant les femmes se mettent à parler de ça, c'est un véritable scandale ! Ce qu'il y a de plus ignoble c'est qu'elles sont renseignées, ajouta-t-il avec un feu et une énergie extraordinaires, par des pestes, de vrais salauds, comme le petit Châtellerault, sur qui il y a plus à dire que sur personne, et qui leur racontent les histoires des autres. On m'a dit qu'il disait pis que pendre de moi, mais je n'en ai cure ; je pense que la boue et les saletés jetées par un individu qui a failli être renvoyé du Jockey pour avoir truqué un jeu de cartes ne peut retomber que sur lui. Je sais bien que, si j'étais Jane d'Agen, je respecterais assez mon salon pour qu'on n'y traite pas des sujets pareils et qu'on ne traîne pas chez moi mes propres parents dans la fange. Mais il n'y a plus de société, plus de règles, plus de convenances, pas plus pour la conversation que pour la toilette. Ah ! mon cher, c'est la fin du monde. Tout le monde est devenu si méchant. C'est à qui dira le plus de mal des autres. C'est une horreur ! »

Lâche comme je l'étais déjà dans mon enfance à Combray, quand je m'enfuyais pour ne pas voir offrir du cognac à mon grand-père et les vains efforts de ma grand'mère, le suppliant de ne pas le boire, je n'avais plus qu'une pensée, partir de chez les Verdurin avant que l'exécution de Charlus ait eu lieu. « Il faut absolument que je parte, dis-je à Brichot. – Je vous suis, me dit-il, mais nous ne pouvons pas partir à l'anglaise. Allons dire au revoir à Mme Verdurin », conclut le professeur qui se dirigea vers le salon de l'air de quelqu'un qui, aux petits jeux, va voir « si on peut revenir ».

Pendant que nous causions, M. Verdurin, sur un signe de sa femme, avait emmené Morel. Mme Verdurin, du reste, eût-elle, toutes réflexions faites, trouvé qu'il était plus sage d'ajourner les révélations à Morel qu'elle ne l'eût plus pu. Il y a certains désirs, parfois circonscrits à la bouche, qui, une fois qu'on les a laissés grandir, exigent d'être satisfaits, quelles que doivent en être les conséquences ; on ne peut plus résister à embrasser une épaule décolletée qu'on regarde depuis trop longtemps et sur laquelle les lèvres tombent comme le serpent sur l'oiseau, à manger un gâteau d'une dent que la fringale fascine, à se refuser l'étonnement, le trouble, la douleur ou la gaieté qu'on va déchaîner dans une âme par des propos imprévus. Telle, ivre de mélodrame, Mme Verdurin avait enjoint à son mari d'emmener Morel et de parler coûte que coûte au violoniste. Celui-ci avait commencé par déplorer que la reine de Naples fût partie sans qu'il eût pu lui être présenté. M. de Charlus lui avait tant répété qu'elle était la sœur de l'impératrice Élisabeth et de la duchesse d'Alençon, que la souveraine avait pris aux yeux de Morel une importance extraordinaire. Mais le Patron lui avait expliqué que ce n'était pas pour parler de la reine de Naples qu'ils étaient là, et était entré dans le vif du sujet. « Tenez, avait-il conclu au bout de quelque temps, tenez, si vous voulez, nous allons demander conseil à ma femme. Ma parole d'honneur, je ne lui en ai rien dit. Nous allons voir comment elle juge la chose. Mon avis n'est peut-être pas le bon, mais vous savez quel jugement sûr elle a, et puis elle a pour vous une immense amitié, allons lui soumettre la cause. » Et tandis que Mme Verdurin attendait avec impatience les émotions qu'elle allait savourer en parlant au virtuose, puis, quand il serait parti, à se faire rendre un compte exact du dialogue qui avait été échangé entre lui et son mari, et ne cessait de répéter : « Mais qu'est-ce qu'ils peuvent faire ; j'espère au moins qu'Auguste, en le tenant un temps pareil, aura su convenablement le styler », M. Verdurin était redescendu avec Morel, lequel paraissait fort ému. « Il voudrait te demander un conseil », dit M. Verdurin à sa femme, de l'air de quelqu'un qui ne sait pas si sa requête sera exaucée. Au lieu de répondre à M. Verdurin, dans le feu de la passion c'est à Morel que s'adressa Mme Verdurin : « Je suis absolument du même avis que mon mari, je trouve que vous ne pouvez pas tolérer cela plus longtemps », s'écria-t-elle avec violence, oubliant, comme fiction futile, qu'il avait été convenu entre elle et son mari qu'elle était censée ne rien savoir de ce qu'il avait dit au violoniste. « Comment ? Tolérer quoi ? » balbutia M. Verdurin, qui essayait de feindre l'étonnement et cherchait, avec une maladresse qu'expliquait son trouble, à défendre son mensonge. « Je l'ai deviné, ce que tu lui as dit », répondit Mme Verdurin, sans s'embarrasser du plus ou moins de vraisemblance de l'explication, et se souciant peu de ce que, quand il se rappellerait cette scène, le violoniste pourrait penser de la véracité de sa Patronne. « Non, reprit Mme Verdurin, je trouve que vous ne devez pas souffrir davantage cette promiscuité honteuse avec un personnage flétri, qui n'est reçu nulle part, ajouta-t-elle, n'ayant cure que ce ne fût pas vrai et oubliant qu'elle le recevait presque chaque jour. Vous êtes la fable du Conservatoire, ajouta-t-elle, sentant que c'était l'argument qui porterait le plus ; un mois de plus de cette vie et votre avenir artistique est brisé, alors que, sans le Charlus, vous devriez gagner plus de cent mille francs par an. – Mais je n'avais jamais rien entendu dire, je suis stupéfait, je vous suis bien reconnaissant », murmura Morel les larmes aux yeux. Mais, obligé à la fois de feindre l'étonnement et de dissimuler la honte, il était plus rouge et suait plus que s'il avait joué toutes les sonates de Beethoven à la file, et dans ses yeux montaient des pleurs que le maître de Bonn ne lui aurait certainement pas arrachés. « Si vous n'avez rien entendu dire, vous êtes le seul. C'est un Monsieur qui a une sale réputation et qui a de vilaines histoires. Je sais que la police l'a à l'œil, et c'est, du reste, ce qui peut lui arriver de plus heureux pour ne pas finir comme tous ses pareils, assassiné par des apaches », ajouta-t-elle, car en pensant à Charlus le souvenir de Mme de Duras lui revenait et, dans la rage dont elle s'enivrait, elle cherchait à aggraver encore les blessures qu'elle faisait au malheureux Charlie et à venger celles qu'elle-même avait reçues ce soir. « Du reste, même matériellement, il ne peut vous servir à rien, il est entièrement ruiné depuis qu'il est la proie de gens qui le font chanter et qui ne pourront même pas tirer de lui les frais de leur musique, vous encore moins les frais de la vôtre, car tout est hypothéqué, hôtel, château, etc. » Morel ajouta d'autant plus aisément foi à ce mensonge que M. de Charlus aimait à le prendre pour confident de ses relations avec des apaches, race pour qui un fils de valet de chambre, si crapuleux qu'il soit lui-même, professe un sentiment d'horreur égal à son attachement aux idées bonapartistes.

Déjà, dans l'esprit rusé de Morel, avait germé une combinaison analogue à ce qu'on appela, au XVIIIe siècle, le renversement des alliances. Décidé à ne jamais reparler à M. de Charlus, il retournerait le lendemain soir auprès de la nièce de Jupien, se chargeant de tout arranger. Malheureusement pour lui, ce projet devait échouer, M. de Charlus ayant le soir même avec Jupien un rendez-vous auquel l'ancien giletier n'osa manquer malgré les événements. D'autres, qu'on va voir, s'étant précipités du fait de Morel, quand Jupien en pleurant raconta ses malheurs au baron, celui-ci, non moins malheureux, lui déclara qu'il adoptait la petite abandonnée, qu'elle prendrait un des titres dont il disposait, probablement celui de Mlle d'Oléron, lui ferait donner un complément parfait d'instruction et faire un riche mariage. Promesses qui réjouirent profondément Jupien et laissèrent indifférente sa nièce, car elle aimait toujours Morel, lequel, par sottise ou cynisme, entrait en plaisantant dans la boutique quand Jupien était absent. « Qu'est-ce que vous avez, disait-il en riant, avec vos yeux cernés ? Des chagrins d'amour ? Dame, les années se suivent et ne se ressemblent pas. Après tout, on est bien libre d'essayer une chaussure, à plus forte raison une femme, et si cela n'est pas à votre pied... » Il ne se fâcha qu'une fois parce qu'elle pleura, ce qu'il trouva lâche, un indigne procédé. On ne supporte pas toujours bien les larmes qu'on fait verser.

Mais nous avons trop anticipé, car tout ceci ne se passa qu'après la soirée Verdurin, que nous avons interrompue et qu'il faut reprendre où nous en étions. « Je ne me serais jamais douté, soupira Morel, en réponse à Mme Verdurin. – Naturellement on ne vous le dit pas en face, ça n'empêche pas que vous êtes la fable du Conservatoire, reprit méchamment Mme Verdurin, voulant montrer à Morel qu'il ne s'agissait pas uniquement de M. de Charlus, mais de lui aussi. Je veux bien croire que vous l'ignorez, et pourtant on ne se gêne guère. Demandez à Ski ce qu'on disait l'autre jour chez Chevillard, à deux pas de nous, quand vous êtes entré dans ma loge. C'est-à-dire qu'on vous montre du doigt. Je vous dirai que, pour moi, je n'y fais pas autrement attention ; ce que je trouve surtout c'est que ça rend un homme prodigieusement ridicule et qu'il est la risée de tous pour toute sa vie. – Je ne sais pas comment vous remercier », dit Charlie du ton dont on le dit à un dentiste qui vient de vous faire affreusement mal sans qu'on ait voulu le laisser voir, ou à un témoin trop sanguinaire qui vous a forcé à un duel pour une parole insignifiante dont il vous a dit : « Vous ne pouvez pas empocher ça. » « Je pense que vous avez du caractère, que vous êtes un homme, répondit Mme Verdurin, et que vous saurez parler haut et clair, quoiqu'il dise à tout le monde que vous n'oserez pas, qu'il vous tient. » Charlie, cherchant une dignité d'emprunt pour couvrir la sienne en lambeaux, trouva dans sa mémoire, pour l'avoir lu ou bien entendu dire, et proclama aussitôt : « Je n'ai pas été élevé à manger de ce pain-là. Dès ce soir je romprai avec M. de Charlus. La reine de Naples est bien partie, n'est-ce pas ?... Sans cela, avant de rompre avec lui, je lui aurais demandé. – Ce n'est pas nécessaire de rompre entièrement avec lui, dit Mme Verdurin, désireuse de ne pas désorganiser le petit noyau. Il n'y a pas d'inconvénients à ce que vous le voyiez ici, dans notre petit groupe, où vous êtes apprécié, où on ne dira pas de mal de vous. Mais exigez votre liberté, et puis ne vous laissez pas traîner par lui chez toutes ces pécores, qui sont aimables par devant ; j'aurais voulu que vous entendiez ce qu'elles disaient par derrière. D'ailleurs, n'en ayez pas de regrets, non seulement vous vous enlevez une tache qui vous resterait toute la vie, mais au point de vue artistique, même s'il n'y avait pas cette honteuse présentation par Charlus, je vous dirais que de vous galvauder ainsi dans ce milieu de faux monde, cela vous donnerait un air pas sérieux, une réputation d'amateur, de petit musicien de salon, qui est terrible à votre âge. Je comprends que, pour toutes ces belles dames, c'est très commode de rendre des politesses à leurs amies en vous faisant venir à l'œil, mais c'est votre avenir d'artiste qui en ferait les frais. Je ne dis pas chez une ou deux. Vous parliez de la reine de Naples – qui est partie, en effet elle avait une soirée – celle-là, c'est une brave femme, et je vous dirai que je crois qu'elle fait peu de cas de Charlus et que c'est surtout pour moi qu'elle venait. Oui, oui, je sais qu'elle avait envie de nous connaître, M. Verdurin et moi. Cela c'est un endroit où vous pourrez jouer. Et puis je vous dirai qu'amené par moi, que les artistes connaissent, vous savez, pour qui ils ont toujours été très gentils, qu'ils considèrent un peu comme des leurs, comme leur Patronne, c'est tout différent. Mais gardez-vous surtout comme du feu d'aller chez Mme de Duras ! N'allez pas faire une boulette pareille ! Je connais des artistes qui sont venus me faire leurs confidences sur elle. Ils savent qu'ils peuvent se fier à moi, dit-elle du ton doux et simple qu'elle savait prendre subitement, en donnant à ses traits un air de modestie, à ses yeux un charme approprié, ils viennent comme ça me raconter leurs petites histoires ; ceux qu'on prétend le plus silencieux, ils bavardent quelquefois des heures avec moi et je ne peux pas vous dire ce qu'ils sont intéressants. Le pauvre Chabrier disait toujours : « Il n'y a que Mme Verdurin qui sache les faire parler. » Eh bien, vous savez, tous, mais je vous dis sans exception, je les ai vus pleurer d'avoir été jouer chez Mme de Duras. Ce n'est pas seulement les humiliations qu'elle s'amuse à leur faire faire par ses domestiques, mais ils ne pouvaient plus trouver d'engagement nulle part. Les directeurs disaient : « Ah ! oui, c'est celui qui joue chez Mme de Duras. » C'était fini. Il n'y a rien pour vous couper un avenir comme ça. Vous savez, les gens du monde ça ne donne pas l'air sérieux, on peut avoir tout le talent qu'on veut, c'est triste à dire, mais il suffit d'une Mme de Duras pour vous donner la réputation d'un amateur. Et pour les artistes, vous savez, moi, vous comprenez que je les connais, depuis quarante ans que je les fréquente, que je les lance, que je m'intéresse à eux, eh bien, vous savez, pour eux, quand ils ont dit « un amateur », ils ont tout dit. Et au fond on commençait à le dire de vous. Ce que de fois j'ai été obligée de me gendarmer, d'assurer que vous ne joueriez pas dans tel salon ridicule ! Savez-vous ce qu'on me répondait : « Mais il sera bien forcé, Charlus ne le consultera même pas, il ne lui demande pas son avis. » Quelqu'un a cru lui faire plaisir en lui disant : « Nous admirons beaucoup votre ami Morel. » Savez-vous ce qu'il a répondu, avec cet air insolent que vous connaissez : « Mais comment voulez-vous qu'il soit mon ami, nous ne sommes pas de la même classe, dites qu'il est ma créature, mon protégé. » À ce moment s'agitait sous le front bombé de la Déesse musicienne la seule chose que certaines personnes ne peuvent pas conserver pour elles, un mot qu'il est non seulement abject, mais imprudent de répéter. Mais le besoin de le répéter est plus fort que l'honneur, que la prudence. C'est à ce besoin que, après quelques mouvements convulsifs du front sphérique et chagrin, céda la Patronne : « On a même répété à mon mari qu'il avait dit : « mon domestique », mais cela je ne peux pas l'affirmer », ajouta-t-elle. C'est un besoin pareil qui avait contraint M. de Charlus, peu après avoir juré à Morel que personne ne saurait jamais d'où il était sorti, à dire à Mme Verdurin : « C'est le fils d'un valet de chambre. » Un besoin pareil encore, maintenant que le mot était lâché, le ferait circuler de personnes en personnes, qui se le confieraient sous le sceau d'un secret qui serait promis et non gardé comme elles avaient fait elles-mêmes. Ces mots finissaient, comme au jeu du furet, par revenir à Mme Verdurin, la brouillant avec l'intéressé, qui aurait fini par l'apprendre. Elle le savait, mais ne pouvait retenir le mot qui lui brûlait la langue. « Domestique » ne pouvait, d'ailleurs, que froisser Morel. Elle dit pourtant « domestique », et si elle ajouta qu'elle ne pouvait l'affirmer, ce fut à la fois pour paraître certaine du reste, grâce à cette nuance, et pour montrer de l'impartialité. Cette impartialité qu'elle montrait la toucha elle-même tellement, qu'elle commença à parler tendrement à Charlie : « Car voyez-vous, dit-elle, moi je ne lui fais pas de reproches, il vous entraîne dans son abîme, c'est vrai, mais ce n'est pas sa faute, puisqu'il y roule lui-même, puisqu'il y roule, répéta-t-elle assez fort, émerveillée de la justesse de l'image qui était partie plus vite que son attention ne la rattrapait que maintenant et tâchait de la mettre en valeur. Non, ce que je lui reproche, dit-elle d'un ton tendre – comme une femme ivre de son succès – c'est de manquer de délicatesse envers vous. Il y a des choses qu'on ne dit pas à tout le monde. Ainsi, tout à l'heure, il a parié qu'il allait vous faire rougir de plaisir en vous annonçant (par blague naturellement, car sa recommandation suffirait à vous empêcher de l'avoir) que vous auriez la croix de la Légion d'honneur. Cela passe encore, quoique je n'aie jamais beaucoup aimé, reprit-elle d'un air délicat et digne, qu'on dupe ses amis ; mais vous savez, il y a des riens qui nous font de la peine. C'est, par exemple, quand il nous raconte, en se tordant, que, si vous désirez la croix, c'est pour votre oncle et que votre oncle était larbin. – Il vous a dit cela ! » s'écria Charlie croyant, d'après ces mots habilement rapportés, à la vérité de tout ce qu'avait dit Mme Verdurin ! Mme Verdurin fut inondée de la joie d'une vieille maîtresse qui, sur le point d'être lâchée par son jeune amant, réussit à rompre son mariage. Et peut-être n'avait-elle pas calculé son mensonge ni même menti sciemment. Une sorte de logique sentimentale, peut-être, plus élémentaire encore, une sorte de réflexe nerveux, qui la poussait, pour égayer sa vie et préserver son bonheur, à « brouiller les cartes » dans le petit clan, faisait-elle monter impulsivement à ses lèvres, sans qu'elle eût le temps d'en contrôler la vérité, ces assertions diaboliquement utiles, sinon rigoureusement exactes. « Il nous l'aurait dit à nous seuls que cela ne ferait rien, reprit la Patronne, nous savons qu'il faut prendre et laisser de ce qu'il dit, et puis il n'y a pas de sot métier, vous avez votre valeur, vous êtes ce que vous valez ; mais qu'il aille faire tordre avec cela Mme de Portefin (Mme Verdurin la citait exprès parce qu'elle savait que Charlie aimait Mme de Portefin), voilà ce qui nous rend malheureux ; mon mari me disait en l'entendant : « j'aurais mieux aimé recevoir une gifle. » Car il vous aime autant que moi, vous savez, Gustave (on apprit ainsi que M. Verdurin s'appelait Gustave). Au fond c'est un sensible. – Mais je ne t'ai jamais dit que je l'aimais, murmura M. Verdurin faisant le bourru bienfaisant. C'est le Charlus qui l'aime. – Oh ! non, maintenant je comprends la différence, j'étais trahi par un misérable, et vous, vous êtes bon, s'écria avec sincérité Charlie. – Non, non, murmura Mme Verdurin pour garder sa victoire, car elle sentait ses mercredis sauvés, sans en abuser, misérable est trop dire ; il fait du mal, beaucoup de mal, inconsciemment ; vous savez, cette histoire de Légion d'honneur n'a pas duré très longtemps. Et il me serait désagréable de vous répéter tout ce qu'il a dit sur votre famille, dit Mme Verdurin, qui eût été bien embarrassée de le faire. – Oh cela a beau n'avoir duré qu'un instant, cela prouve que c'est un traître », s'écria Morel. C'est à ce moment que nous rentrâmes au salon. « Ah ! » s'écria M. de Charlus en voyant que Morel était là et en marchant vers le musicien avec le genre d'allégresse des hommes qui ont organisé savamment toute la soirée en vue d'un rendez-vous avec une femme, et qui, tout enivrés, ne se doutent guère qu'ils ont dressé eux-mêmes le piège où vont les saisir et, devant tout le monde, les rosser des hommes apostés par le mari : « Eh bien, enfin, ce n'est pas trop tôt ; êtes-vous content, jeune gloire et bientôt jeune chevalier de la Légion d'honneur ? Car bientôt vous pourrez montrer votre croix », dit M. de Charlus à Morel d'un air tendre et triomphant, mais, par ces mots mêmes de décoration, contresignant les mensonges de Mme Verdurin, qui apparurent une vérité indiscutable à Morel. « Laissez-moi, je vous défends de m'approcher, cria Morel au baron. Vous ne devez pas être à votre coup d'essai, je ne suis pas le premier que vous essayez de pervertir ! » Ma seule consolation était de penser que j'allais voir Morel et les Verdurin pulvérisés par M. de Charlus. Pour mille fois moins que cela j'avais essuyé ses colères de fou, personne n'était à l'abri d'elles, un roi ne l'eût pas intimidé. Or il se produisit cette chose extraordinaire. On vit M. de Charlus muet, stupéfait, mesurant son malheur sans en comprendre la cause, ne trouvant pas un mot, levant les yeux successivement sur toutes les personnes présentes, d'un air interrogateur, indigné, suppliant, et qui semblait leur demander moins encore ce qui s'était passé que ce qu'il devait répondre. Pourtant M. de Charlus possédait toutes les ressources, non seulement de l'éloquence, mais de l'audace, quand, pris d'une rage qui bouillonnait depuis longtemps contre quelqu'un, il le clouait de désespoir, par les mots les plus sanglants, devant les gens du monde scandalisés et qui n'avaient jamais cru qu'on pût aller si loin. M. de Charlus, dans ces cas-là, brûlait, se démenait en de véritables attaques nerveuses, dont tout le monde restait tremblant. Mais c'est que, dans ces cas-là, il avait l'initiative, il attaquait, il disait ce qu'il voulait (comme Bloch savait plaisanter des Juifs et rougissait si on prononçait leur nom devant lui). Peut-être, ce qui le rendait muet était-ce – en voyant que M. et Mme Verdurin détournaient les yeux et que personne ne lui porterait secours – la souffrance présente et l'effroi surtout des souffrances à venir ; ou bien que, ne s'étant pas d'avance, par l'imagination, monté la tête et forgé une colère, n'ayant pas de rage toute prête en mains, il avait été saisi et brusquement frappé, au moment où il était sans ses armes (car, sensitif, nerveux, hystérique, il était un vrai impulsif, mais un faux brave ; même, comme je l'avais toujours cru, et ce qui me le rendait assez sympathique, un faux méchant : les gens qu'il haïssait, il les haïssait parce qu'il s'en croyait méprisé ; eussent-ils été gentils pour lui, au lieu de se griser de colère contre eux il les eût embrassés, et il n'avait pas les réactions normales de l'homme d'honneur outragé) ; ou bien que, dans un milieu qui n'était pas le sien, il se sentait moins à l'aise et moins courageux qu'il n'eût été dans le Faubourg. Toujours est-il que, dans ce salon qu'il dédaignait, ce grand seigneur (à qui n'était pas plus essentiellement inhérente la supériorité sur les roturiers qu'elle ne le fut à tel de ses ancêtres angoissés devant le Tribunal révolutionnaire) ne sut, dans une paralysie de tous les membres et de la langue, que jeter de tous côtés des regards épouvantés, indignés par la violence qu'on lui faisait, aussi suppliants qu'interrogateurs. Dans une circonstance si cruellement imprévue, ce grand discoureur ne sut que balbutier : « Qu'est-ce que cela veut dire, qu'est-ce qu'il y a ? » On ne l'entendait même pas. Et la pantomime éternelle de la terreur panique a si peu changé, que ce vieux Monsieur, à qui il arrivait une aventure désagréable dans un salon parisien, répétait à son insu les quelques attitudes schématiques dans lesquelles la sculpture grecque des premiers âges stylisait l'épouvante des nymphes poursuivies par le Dieu Pan.

L'ambassadeur disgracié, le chef de bureau mis brusquement à la retraite, le mondain à qui on bat froid, l'amoureux éconduit examinent, parfois pendant des mois, l'événement qui a brisé leurs espérances ; ils le tournent et le retournent comme un projectile tiré on ne sait d'où ni on ne sait par qui, pour un peu comme un aérolithe. Ils voudraient bien connaître les éléments composants de cet étrange engin qui a fondu sur eux, savoir quelles volontés mauvaises on peut y reconnaître. Les chimistes, au moins, disposent de l'analyse ; les malades souffrant d'un mal dont ils ne savent pas l'origine peuvent faire venir le médecin ; les affaires criminelles sont plus ou moins débrouillées par le juge d'instruction. Mais les actions déconcertantes de nos semblables, nous en découvrons rarement les mobiles. Ainsi, M. de Charlus – pour anticiper sur les jours qui suivirent cette soirée à laquelle nous allons revenir – ne vit dans l'attitude de Charlie qu'une seule chose claire. Charlie, qui avait souvent menacé le baron de raconter quelle passion il lui inspirait, avait dû profiter pour le faire de ce qu'il se croyait maintenant suffisamment « arrivé » pour voler de ses propres ailes. Et il avait dû tout raconter, par pure ingratitude, à Mme Verdurin. Mais comment celle-ci s'était-elle laissé tromper (car le baron, décidé à nier, était déjà persuadé lui-même que les sentiments qu'on lui reprocherait étaient imaginaires) ? Des amis de Mme Verdurin, peut-être ayant eux-mêmes une passion pour Charlie, avaient préparé le terrain. En conséquence, M. de Charlus, les jours suivants, écrivit des lettres terribles à plusieurs « fidèles » entièrement innocents et qui le crurent fou ; puis il alla faire à Mme Verdurin un long récit attendrissant, lequel n'eut d'ailleurs nullement l'effet qu'il souhaitait. Car, d'une part, Mme Verdurin répétait au baron : « Vous n'avez qu'à ne plus vous occuper de lui, dédaignez-le, c'est un enfant. » Or le baron ne soupirait qu'après une réconciliation. D'autre part, pour amener celle-ci en supprimant à Charlie tout ce dont il s'était cru assuré, il demandait à Mme Verdurin de ne plus le recevoir ; ce à quoi elle opposa un refus qui lui valut des lettres irritées et sarcastiques de M. de Charlus. Allant d'une supposition à l'autre, le baron ne fit jamais la vraie : à savoir, que le coup n'était nullement parti de Morel. Il est vrai qu'il eût pu l'apprendre en lui demandant quelques minutes d'entretien. Mais il jugeait cela contraire à sa dignité et aux intérêts de son amour. Il avait été offensé, il attendait des explications. Il y a, d'ailleurs presque toujours, attachée à l'idée d'un entretien qui pourrait éclaircir un malentendu, une autre idée qui, pour quelque raison que ce soit, nous empêche de nous prêter à cet entretien. Celui qui s'est abaissé et a montré sa faiblesse dans vingt circonstances fera preuve de fierté la vingt et unième fois, la seule où il serait utile de ne pas s'entêter dans une attitude arrogante et de dissiper une erreur qui va s'enracinant chez l'adversaire faute de démenti. Quant au côté mondain de l'incident, le bruit se répandit que M. de Charlus avait été mis à la porte de chez les Verdurin au moment où il cherchait à violer un jeune musicien. Ce bruit fit qu'on ne s'étonna pas de voir M. de Charlus ne plus reparaître chez les Verdurin, et quand par hasard il rencontrait quelque part un des fidèles qu'il avait soupçonnés et insultés, comme celui-ci gardait rancune au baron, qui lui-même ne lui disait pas bonjour, les gens ne s'étonnaient pas, comprenant que personne dans le petit clan ne voulût plus saluer le baron.

Tandis que M. de Charlus, assommé sur le coup par les paroles que venait de prononcer Morel et l'attitude de la Patronne, prenait la pose de la nymphe en proie à la terreur panique, M. et Mme Verdurin s'étaient retirés vers le premier salon, comme en signe de rupture diplomatique, laissant seul M. de Charlus tandis que, sur l'estrade, Morel enveloppait son violon. « Tu vas nous raconter comment cela s'est passé, dit avidement Mme Verdurin à son mari. – Je ne sais pas ce que vous lui avez dit, il avait l'air tout ému, dit Ski, il a des larmes dans les yeux. » Feignant de ne pas avoir compris : « Je crois que ce que j'ai dit lui a été tout à fait indifférent », dit Mme Verdurin par un de ces manèges qui ne trompent pas, du reste, tout le monde, et pour forcer le sculpteur à répéter que Charlie pleurait, pleurs qui enivraient la Patronne de trop d'orgueil pour qu'elle voulût risquer que tel ou tel fidèle, qui pouvait avoir mal entendu, les ignorât. « Mais non, ce ne lui a pas été indifférent, puisque je voyais de grosses larmes qui brillaient dans ses yeux », dit le sculpteur sur un ton bas et souriant de confidence malveillante, tout en regardant de côté pour s'assurer que Morel était toujours sur l'estrade et ne pouvait pas écouter la conversation. Mais il y avait une personne qui l'entendait et dont la présence, aussitôt qu'on l'aurait remarquée, allait rendre à Morel une des espérances qu'il avait perdues. C'était la reine de Naples, qui, ayant oublié son éventail, avait trouvé plus aimable, en quittant une autre soirée où elle s'était rendue, de venir le rechercher elle-même. Elle était entrée tout doucement, comme confuse, s'apprêtant à s'excuser et à faire une courte visite maintenant qu'il n'y avait plus personne. Mais on ne l'avait pas entendue entrer, dans le feu de l'incident, qu'elle avait compris tout de suite et qui l'enflamma d'indignation. « Ski dit qu'il avait des larmes dans les yeux, as-tu remarqué cela ? Je n'ai pas vu de larmes. Ah ! si pourtant, je me rappelle, corrigea-t-elle dans la crainte que sa dénégation ne fût crue. Quant au Charlus, il n'en mène pas large, il devrait prendre une chaise, il tremble sur ses jambes, il va s'étaler », dit-elle avec un ricanement sans pitié. À ce moment Morel accourut vers elle : « Est-ce que cette dame n'est pas la reine de Naples ? demanda-t-il (bien qu'il sût que c'était elle) en montrant la souveraine qui se dirigeait vers Charlus. Après ce qui vient de se passer, je ne peux plus, hélas ! demander au baron de me présenter. – Attendez, je vais le faire », dit Mme Verdurin, et suivie de quelques fidèles, mais non de moi et de Brichot qui nous empressâmes d'aller demander nos affaires et de sortir, elle s'avança vers la Reine qui causait avec M. de Charlus. Celui-ci avait cru que la réalisation de son grand désir que Morel fût présenté à la reine de Naples ne pouvait être empêchée que par la mort improbable de la souveraine. Mais nous nous représentons l'avenir comme un reflet du présent projeté dans un espace vide, tandis qu'il est le résultat, souvent tout prochain, de causes qui nous échappent pour la plupart. Il n'y avait pas une heure de cela, et M. de Charlus eût tout donné pour que Morel ne fût pas présenté à la Reine. Mme Verdurin fit une révérence à la Reine. Voyant que celle-ci n'avait pas l'air de la reconnaître : « Je suis Mme Verdurin. Votre Majesté ne me reconnaît pas. – Très bien », dit la reine en continuant si naturellement à parler à M. de Charlus, et d'un air si parfaitement absent que Mme Verdurin douta si c'était à elle que s'adressait ce « très bien » prononcé sur une intonation merveilleusement distraite, qui arracha à M. de Charlus, au milieu de sa douleur d'amant, un sourire de reconnaissance expert et friand en matière d'impertinence. Morel, voyant de loin les préparatifs de la présentation, s'était rapproché. La Reine tendit son bras à M. de Charlus. Contre lui aussi elle était fâchée, mais seulement parce qu'il ne faisait pas face plus énergiquement à de vils insulteurs. Elle était rouge de honte pour lui que les Verdurin osassent le traiter ainsi. La sympathie pleine de simplicité qu'elle leur avait témoignée, il y a quelques heures, et l'insolente fierté avec laquelle elle se dressait devant eux prenaient leur source au même point de son cœur. La Reine, en femme pleine de bonté, concevait la bonté d'abord sous la forme de l'inébranlable attachement aux gens qu'elle aimait, aux siens, à tous les princes de sa famille, parmi lesquels était M. de Charlus, ensuite à tous les gens de la bourgeoisie ou du plus humble peuple qui savaient respecter ceux qu'elle aimait et avoir pour eux de bons sentiments. C'était en tant qu'à une femme douée de ces bons instincts qu'elle avait manifesté de la sympathie à Mme Verdurin. Et, sans doute, c'est là une conception étroite, un peu tory et de plus en plus surannée de la bonté. Mais cela ne signifie pas que la bonté fût moins sincère et moins ardente chez elle. Les anciens n'aimaient pas moins fortement le groupement humain auquel ils se dévouaient parce que celui-ci n'excédait pas les limites de la cité, ni les hommes d'aujourd'hui la patrie, que ceux qui aimeront les États-Unis de toute la terre. Tout près de moi, j'ai eu l'exemple de ma mère que Mme de Cambremer et Mme de Guermantes n'ont jamais pu décider à faire partie d'aucune œuvre philanthropique, d'aucun patriotique ouvroir, à être jamais vendeuse ou patronnesse. Je suis loin de dire qu'elle ait eu raison de n'agir que quand son cœur avait d'abord parlé et de réserver à sa famille, à ses domestiques, aux malheureux que le hasard mit sur son chemin, ses richesses d'amour et de générosité ; mais je sais bien que celles-là, comme celles de ma grand'mère, furent inépuisables et dépassèrent de bien loin tout ce que purent et firent jamais Mmes de Guermantes ou de Cambremer. Le cas de la reine de Naples était entièrement différent, mais enfin il faut reconnaître que les êtres sympathiques n'étaient pas du tout conçus par elle comme ils le sont dans ces romans de Dostoïevski qu'Albertine avait pris dans ma bibliothèque et accaparés, c'est-à-dire sous les traits de parasites flagorneurs, voleurs, ivrognes, tantôt plats et tantôt insolents, débauchés, au besoin assassins. D'ailleurs, les extrêmes se rejoignent, puisque l'homme noble, le proche, le parent outragé que la Reine voulait défendre, était M. de Charlus, c'est-à-dire, malgré sa naissance et toutes les parentés qu'il avait avec la Reine, quelqu'un dont la vertu s'entourait de beaucoup de vices. « Vous n'avez pas l'air bien, mon cher cousin, dit-elle à M. de Charlus. Appuyez-vous sur mon bras. Soyez sûr qu'il vous soutiendra toujours. Il est assez solide pour cela. » Puis levant fièrement les yeux devant elle (en face de qui, me raconta Ski, se trouvaient alors Mme Verdurin et Morel) : « Vous savez qu'autrefois à Gaète il a déjà tenu en respect la canaille. Il saura vous servir de rempart. » Et c'est ainsi, emmenant à son bras le baron, et sans s'être laissé présenter Morel, que sortit la glorieuse sœur de l'impératrice Élisabeth. On pouvait croire, avec le caractère terrible de M. de Charlus, les persécutions dont il terrorisait jusqu'à ses parents, qu'il allait, à la suite de cette soirée, déchaîner sa fureur et exercer des représailles contre les Verdurin. Nous avons vu pourquoi il n'en fut rien tout d'abord. Puis le baron, ayant pris froid à quelque temps de là et contracté une de ces pneumonies infectieuses qui furent très fréquentes alors, fut longtemps jugé par ses médecins, et se jugea lui-même, comme à deux doigts de la mort, et resta plusieurs mois suspendu entre elle et la vie. Y eut-il simplement une métastase physique, et le remplacement par un mal différent de la névrose, qui l'avait jusque-là fait s'oublier jusque dans des orgies de colère ? Car il est trop simple de croire que, n'ayant jamais pris au sérieux, du point de vue social, les Verdurin, mais ayant fini par comprendre le rôle qu'ils avaient joué, il ne pouvait leur en vouloir comme à ses pairs ; trop simple aussi de rappeler que les nerveux, irrités à tout propos, contre des ennemis imaginaires et inoffensifs, deviennent, au contraire, inoffensifs dès que quelqu'un prend contre eux l'offensive, et qu'on les calme mieux en leur jetant de l'eau froide à la figure qu'en tâchant de leur démontrer l'inanité de leurs griefs. Ce n'est probablement pas dans une métastase qu'il faut chercher l'explication de cette absence de rancune, bien plutôt dans la maladie elle-même. Elle causait de si grandes fatigues au baron qu'il lui restait peu de loisir pour penser aux Verdurin. Il était à demi mourant. Nous parlions d'offensive ; même celles qui n'auront que des effets posthumes requièrent, si on les veut « monter » convenablement, le sacrifice d'une partie de ses forces. Il en restait trop peu à M. de Charlus pour l'activité d'une préparation. On parle souvent d'ennemis mortels qui rouvrent les yeux pour se voir réciproquement à l'article de la mort et qui les referment heureux. Ce cas doit être rare, excepté quand la mort nous surprend en pleine vie. C'est, au contraire, au moment où on n'a plus rien à perdre qu'on ne s'embarrasse pas des risques que, plein de vie, on eût assumés légèrement. L'esprit de vengeance fait partie de la vie, il nous abandonne le plus souvent – malgré des exceptions qui, au sein d'un même caractère, on le verra, sont d'humaines contradictions – au seuil de la mort. Après avoir pensé un instant aux Verdurin, M. de Charlus se sentait trop fatigué, se retournait contre son mur et ne pensait plus à rien. S'il se taisait souvent ainsi, ce n'est pas qu'il eût perdu son éloquence. Elle coulait encore de source, mais avait changé. Détachée des violences qu'elle avait ornées si souvent, ce n'était plus qu'une éloquence quasi mystique qu'embellissaient des paroles de douceur, des paraboles de l'Évangile, une apparente résignation à la mort. Il parlait surtout les jours où il se croyait sauvé. Une rechute le faisait taire. Cette chrétienne douceur, où s'était transposée sa magnifique violence (comme en Esther le génie si différent d'Andromaque), faisait l'admiration de ceux qui l'entouraient. Elle eût fait celle des Verdurin eux-mêmes, qui n'auraient pu s'empêcher d'adorer un homme que ses défauts leur avaient fait haïr. Certes, des pensées qui n'avaient de chrétien que l'apparence surnageaient. Il implorait l'Archange Gabriel de venir lui annoncer, comme au prophète, dans combien de temps lui viendrait le Messie. Et s'interrompant d'un doux sourire douloureux, il ajoutait : « Mais il ne faudrait pas que l'Archange me demandât, comme à Daniel, de patienter « sept semaines et soixante-deux semaines », car je serai mort avant. » Celui qu'il attendait ainsi était Morel. Aussi demandait-il aussi à l'Archange Raphaël de le lui ramener comme le jeune Tobie. Et, mêlant des moyens plus humains (comme les Papes malades qui, tout en faisant dire des messes, ne négligent pas de faire appeler leur médecin), il insinuait à ses visiteurs que si Brichot lui ramenait rapidement son jeune Tobie, peut-être l'Archange Raphaël consentirait-il à lui rendre la vue comme au père de Tobie, ou comme dans la piscine probatique de Bethsaïda. Mais, malgré ces retours humains, la pureté morale des propos de M. de Charlus n'en était pas moins devenue délicieuse. Vanité, médisance, folie de méchanceté et d'orgueil, tout cela avait disparu. Moralement M. de Charlus s'était élevé bien au-dessus du niveau où il vivait naguère. Mais ce perfectionnement moral, sur la réalité duquel son art oratoire était, du reste, capable de tromper quelque peu ses auditeurs attendris, ce perfectionnement disparut avec la maladie qui avait travaillé pour lui. M. de Charlus redescendit sa pente avec une vitesse que nous verrons progressivement croissante. Mais l'attitude des Verdurin envers lui n'était déjà plus qu'un souvenir un peu éloigné que des colères plus immédiates empêchèrent de se raviver.

Pour revenir en arrière, à la soirée Verdurin, quand les maîtres de maison furent seuls, M. Verdurin dit à sa femme : « Tu sais où est allé Cottard ? Il est auprès de Saniette dont le coup de bourse pour se rattraper a échoué. En arrivant chez lui tout à l'heure, après nous avoir quittés, en apprenant qu'il n'avait plus un franc et qu'il avait près d'un million de dettes, Saniette a eu une attaque. – Mais aussi pourquoi a-t-il joué, c'est idiot, il est l'être le moins fait pour ça. De plus fins que lui y laissent leurs plumes, et lui était destiné à se laisser rouler par tout le monde. – Mais, bien entendu, il y a longtemps que nous savons qu'il est idiot, dit M. Verdurin. Mais enfin le résultat est là. Voilà un homme qui sera mis demain à la porte par son propriétaire, qui va se trouver dans la dernière misère ; ses parents ne l'aiment pas, ce n'est pas Forcheville qui fera quelque chose pour lui. Alors j'avais pensé, je ne veux rien faire qui te déplaise, mais nous aurions peut-être pu lui faire une petite rente pour qu'il ne s'aperçoive pas trop de sa ruine, qu'il puisse se soigner chez lui. – Je suis tout à fait de ton avis, c'est très bien de ta part d'y avoir pensé. Mais tu dis « chez lui! ; cet imbécile a gardé un appartement trop cher, ce n'est plus possible, il faudrait lui louer quelque chose avec deux pièces. Je crois qu'actuellement il a encore un appartement de six à sept mille francs. – Six mille cinq cents. Mais il tient beaucoup à son chez lui. En somme, il a eu une première attaque, il ne pourra guère vivre plus de deux ou trois ans. Mettons que nous dépensions dix mille francs pour lui pendant trois ans. Il me semble que nous pourrions faire cela. Nous pourrions, par exemple, cette année, au lieu de relouer la Raspelière, prendre quelque chose de plus modeste. Avec nos revenus, il me semble que sacrifier chaque année dix mille francs pendant trois ans ce n'est pas impossible. – Soit, seulement l'ennui c'est que ça se saura, ça obligera à le faire pour d'autres. – Tu peux croire que j'y ai pensé. Je ne le ferai qu'à la condition expresse que personne ne le sache. Merci, je n'ai pas envie que nous soyons obligés de devenir les bienfaiteurs du genre humain. Pas de philanthropie ! Ce qu'on pourrait faire, c'est de lui dire que cela lui a été laissé par la princesse Sherbatoff. – Mais le croira-t-il ? Elle a consulté Cottard pour son testament. – À l'extrême rigueur, on peut mettre Cottard dans la confidence, il a l'habitude du secret professionnel, il gagne énormément d'argent, ce ne sera jamais un de ces officieux pour qui on est obligé de casquer. Il voudra même peut-être se charger de dire que c'est lui que la princesse avait pris comme intermédiaire. Comme ça nous ne paraîtrions même pas. Ça éviterait l'embêtement des scènes de remerciements, des manifestations, des phrases. » M. Verdurin ajouta un mot qui signifiait évidemment ce genre de scènes touchantes et de phrases qu'ils désiraient éviter. Mais il n'a pu m'être dit exactement, car ce n'était pas un mot français, mais un de ces termes comme on en a dans certaines familles pour désigner certaines choses, surtout des choses agaçantes, probablement parce qu'on veut pouvoir les signaler devant les intéressés sans être compris ! Ce genre d'expressions est généralement un reliquat contemporain d'un état antérieur de la famille. Dans une famille juive, par exemple, ce sera un terme rituel détourné de son sens, et peut-être le seul mot hébreu que la famille, maintenant francisée, connaisse encore. Dans une famille très fortement provinciale, ce sera un terme du patois de la province, bien que la famille ne parle plus et ne comprenne même plus le patois. Dans une famille venue de l'Amérique du Sud et ne parlant plus que le français, ce sera un mot espagnol. Et, à la génération suivante, le mot n'existera plus qu'à titre de souvenir d'enfance. On se rappellera bien que les parents, à table, faisaient allusion aux domestiques qui servaient sans être compris d'eux, en disant tel mot, mais les enfants ignorent ce que voulait dire au juste ce mot, si c'était de l'espagnol, de l'hébreu, de l'allemand, du patois, si même cela avait jamais appartenu à une langue quelconque et n'était pas un nom propre, ou un mot entièrement forgé. Le doute ne peut être éclairci que si on a un grand-oncle, un vieux cousin encore vivant, et qui a dû user du même terme. Comme je n'ai connu aucun parent des Verdurin, je n'ai pu restituer exactement le mot. Toujours est-il qu'il fit certainement sourire Mme Verdurin, car l'emploi de cette langue moins générale, plus personnelle, plus secrète, que la langue habituelle donne à ceux qui en usent entre eux un sentiment égoïste qui ne va jamais sans une certaine satisfaction. Cet instant de gaîté passé : « Mais si Cottard en parle, objecta Mme Verdurin. – Il n'en parlera pas. » Il en parla, à moi du moins, car c'est par lui que j'appris ce fait quelques années plus tard, à l'enterrement même de Saniette. Je regrettai de ne l'avoir pas su plus tôt. D'abord cela m'eût acheminé plus rapidement à l'idée qu'il ne faut jamais en vouloir aux hommes, jamais les juger d'après tel souvenir d'une méchanceté car nous ne savons pas tout ce qu'à d'autres moments leur âme a pu vouloir sincèrement et réaliser de bon ; sans doute, la forme mauvaise qu'on a constatée une fois pour toutes reviendra, mais l'âme est bien plus riche que cela, a bien d'autres formes qui reviendront, elles aussi, chez ces hommes, et dont nous refusons la douceur à cause du mauvais procédé qu'ils ont eu. Ensuite, à un point de vue plus personnel, cette révélation de Cottard n'eût pas été sans effet sur moi, parce qu'en changeant mon opinion des Verdurin, cette révélation, s'il me l'eût faite plus tôt, eût dissipé les soupçons que j'avais sur le rôle que les Verdurin pouvaient jouer entre Albertine et moi, les eût dissipés, peut-être à tort du reste, car si M. Verdurin – que je croyais de plus en plus le plus méchant des hommes – avait des vertus, il n'en était pas moins taquin jusqu'à la plus féroce persécution et jaloux de domination dans le petit clan jusqu'à ne pas reculer devant les pires mensonges, devant la fomentation des haines les plus injustifiées, pour rompre entre les fidèles les liens qui n'avaient pas pour but exclusif le renforcement du petit groupe. C'était un homme capable de désintéressement, de générosités sans ostentation, cela ne veut pas dire forcément un homme sensible, ni un homme sympathique, ni scrupuleux, ni véridique, ni toujours bon. Une bonté partielle, où subsistait peut-être un peu de la famille amie de ma grand'tante, existait probablement chez lui, par ce fait, avant que je la connusse, comme l'Amérique ou le pôle Nord avant Colomb ou Peary. Néanmoins, au moment de ma découverte, la nature de M. Verdurin me présenta une face nouvelle insoupçonnée ; et je conclus à la difficulté de présenter une image fixe aussi bien d'un caractère que des sociétés et des passions. Car il ne change pas moins qu'elles et si on veut clicher ce qu'il a de relativement immuable, on le voit présenter successivement des aspects différents (impliquant qu'il ne sait pas garder l'immobilité, mais bouge) à l'objectif déconcerté.

 

 

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