A la recherche du temps perdu
追忆似水年华
Proust
普鲁斯特
068: œuvre de l'oubli à l'égard d'Albertine
Et ce n'est pas seulement à l'égard de Swann que Gilberte consommait peu à peu l'œuvre de l'oubli, elle avait hâté en moi cette œuvre de l'oubli à l'égard d'Albertine.
Sous l'action du désir, par conséquent du désir de bonheur que Gilberte avait excité en moi pendant les quelques heures où je l'avais crue une autre, un certain nombre de souffrances, de préoccupations douloureuses, lesquelles il y a peu de temps encore obsédaient ma pensée, s'étaient échappées de moi, entraînant avec elles tout un bloc de souvenirs, probablement effrités depuis longtemps et précaires, relatifs à Albertine. Car, si bien des souvenirs, qui étaient reliés à elle, avaient d'abord contribué à maintenir en moi le regret de sa mort, en retour le regret lui-même avait fixé les souvenirs. De sorte que la modification de mon état sentimental, préparée sans doute obscurément jour par jour par les désagrégations continues de l'oubli, mais réalisée brusquement dans son ensemble, me donna cette impression, que je me rappelle avoir éprouvée ce jour-là pour la première fois, du vide, de la suppression en moi de toute une portion de mes associations d'idées, qu'éprouve un homme dont une artère cérébrale depuis longtemps usée s'est rompue et chez lequel toute une partie de la mémoire est abolie ou paralysée.
La disparition de ma souffrance, et de tout ce qu'elle emmenait avec elle, me laissait diminué comme souvent la guérison d'une maladie qui tenait dans notre vie une grande place. Sans doute c'est parce que les souvenirs ne restent pas toujours vrais que l'amour n'est pas éternel, et parce que la vie est faite du perpétuel renouvellement des cellules. Mais ce renouvellement, pour les souvenirs, est tout de même retardé par l'attention qui arrête et fixe un moment qui doit changer. Et puisqu'il en est du chagrin comme du désir des femmes, qu'on grandit en y pensant, avoir beaucoup à faire rendrait plus facile, aussi bien que la chasteté, l'oubli.
Par une autre réaction (bien que ce fût la distraction – le désir de Mlle d'Éporcheville – qui m'eût rendu tout d'un coup l'oubli apparent et sensible), s'il reste que c'est le temps qui amène progressivement l'oubli, l'oubli n'est pas sans altérer profondément la notion du temps. Il y a des erreurs optiques dans le temps comme il y en a dans l'espace. La persistance en moi d'une velléité ancienne de travailler, de réparer le temps perdu, de changer de vie, ou plutôt de commencer de vivre, me donnait l'illusion que j'étais toujours aussi jeune ; pourtant le souvenir de tous les événements qui s'étaient succédé dans ma vie (et aussi de ceux qui s'étaient succédé dans mon cœur, car, lorsqu'on a beaucoup changé, on est induit à supposer qu'on a plus longtemps vécu), au cours de ces derniers mois de l'existence d'Albertine, me les avait fait paraître beaucoup plus longs qu'une année, et maintenant cet oubli de tant de choses, me séparant, par des espaces vides, d'événements tout récents qu'ils me faisaient paraître anciens, puisque j'avais eu ce qu'on appelle « le temps » de les oublier, par son interpolation fragmentée, irrégulière, au milieu de ma mémoire – comme une brume épaisse sur l'océan, qui supprime les points de repère des choses – détraquait, disloquait mon sentiment des distances dans le temps, là rétrécies, ici distendues, et me faisait me croire tantôt beaucoup plus loin, tantôt beaucoup plus près des choses que je ne l'étais en réalité. Et comme dans les nouveaux espaces, encore non parcourus, qui s'étendaient devant moi, il n'y aurait pas plus de traces de mon amour pour Albertine qu'il n'y en avait eu, dans les temps perdus que je venais de traverser, de mon amour pour ma grand'mère, ma vie m'apparut – offrant une succession de périodes dans lesquelles, après un certain intervalle, rien de ce qui soutenait la précédente ne subsistait plus dans celle qui la suivait – comme quelque chose de si dépourvu du support d'un moi individuel identique et permanent, quelque chose de si inutile dans l'avenir et de si long dans le passé, que la mort pourrait aussi bien terminer le cours ici ou là sans nullement le conclure, que ces cours d'histoire de France qu'en rhétorique on arrête indifféremment, selon la fantaisie des programmes ou des professeurs, à la Révolution de 1830, à celle de 1848, ou à la fin du second Empire.
Peut-être alors la fatigue et la tristesse que je ressentais vinrent-elles moins d'avoir aimé inutilement ce que déjà j'oubliais que de commencer à me plaire avec de nouveaux vivants, de purs gens du monde, de simples amis des Guermantes, si peu intéressants par eux-mêmes. Je me consolais peut-être plus aisément de constater que celle que j'avais aimée n'était plus, au bout d'un certain temps, qu'un pâle souvenir que de retrouver en moi cette vaine activité qui nous fait perdre le temps à tapisser notre vie d'une végétation humaine vivace mais parasite, qui deviendra le néant aussi quand elle sera morte, qui déjà est étrangère à tout ce que nous avons connu et à laquelle pourtant cherche à plaire notre sénilité bavarde, mélancolique et coquette. L'être nouveau qui supporterait aisément de vivre sans Albertine avait fait son apparition en moi, puisque j'avais pu parler d'elle chez Mme de Guermantes en paroles affligées, sans souffrance profonde. Ces nouveaux « moi » qui devraient porter un autre nom que le précédent, leur venue possible, à cause de leur indifférence à ce que j'aimais, m'avait toujours épouvanté, jadis à propos de Gilberte quand son père me disait que si j'allais vivre en Océanie je ne voudrais plus revenir, tout récemment quand j'avais lu avec un tel serrement de cœur le passage du roman de Bergotte où il est question de ce personnage qui, séparé, par la vie, d'une femme qu'il avait adorée jeune homme, vieillard la rencontre sans plaisir, sans envie de la revoir. Or, au contraire, il m'apportait avec l'oubli une suppression presque complète de la souffrance, une possibilité de bien-être, cet être si redouté, si bienfaisant et qui n'était autre qu'un de ces « moi » de rechange que la destinée tient en réserve pour nous et que, sans plus écouter nos prières qu'un médecin clairvoyant et d'autant plus autoritaire, elle substitue malgré nous, par une intervention opportune, au « moi » vraiment trop blessé. Ce rechange, au reste, elle l'accomplit de temps en temps, comme l'usure et la réfection des tissus, mais nous n'y prenons garde que si l'ancien « moi » contenait une grande douleur, un corps étranger et blessant, que nous nous étonnons de ne plus retrouver, dans notre émerveillement d'être devenu un autre pour qui la souffrance de son prédécesseur n'est plus que la souffrance d'autrui, celle dont on peut parler avec apitoiement parce qu'on ne la ressent pas. Même cela nous est égal d'avoir passé par tant de souffrances, car nous ne nous rappelons que confusément les avoir souffertes. Il est possible que, de même, nos cauchemars, la nuit, soient effroyables. Mais au réveil nous sommes une autre personne qui ne se soucie guère que celle à qui elle succède ait eu à fuir en dormant devant des assassins.
Sans doute, ce « moi » avait gardé quelque contact avec l'ancien, comme un ami, indifférent à un deuil, en parle pourtant aux personnes présentes avec la tristesse convenable, et retourne de temps en temps dans la chambre où le veuf qui l'a chargé de recevoir pour lui continue à faire entendre ses sanglots. J'en poussais encore quand je redevenais pour un moment l'ancien ami d'Albertine. Mais c'est dans un personnage nouveau que je tendais à passer tout entier. Ce n'est pas parce que les autres sont morts que notre affection pour eux s'affaiblit, c'est parce que nous mourons nous-mêmes. Albertine n'avait rien à reprocher à son ami. Celui qui en usurpait le nom n'en était que l'héritier. On ne peut être fidèle qu'à ce dont on se souvient, on ne se souvient que de ce qu'on a connu. Mon « moi » nouveau, tandis qu'il grandissait à l'ombre de l'ancien, l'avait souvent entendu parler d'Albertine ; à travers lui, à travers les récits qu'il en recueillait, il croyait la connaître, elle lui était sympathique, il l'aimait, mais ce n'était qu'une tendresse de seconde main.
Une autre personne chez qui l'œuvre de l'oubli en ce qui concernait Albertine se fit probablement plus rapide à cette époque, et me permit par contre-coup de me rendre compte un peu plus tard d'un nouveau progrès que cette œuvre avait fait chez moi (et c'est là mon souvenir d'une seconde étape avant l'oubli définitif), ce fut Andrée. Je ne puis guère, en effet, ne pas donner l'oubli d'Albertine comme cause sinon unique, sinon même principale, au moins comme cause conditionnante et nécessaire, d'une conversation qu'Andrée eut avec moi à peu près six mois après celle que j'ai rapportée et où ses paroles furent si différentes de ce qu'elle m'avait dit la première fois. Je me rappelle que c'était dans ma chambre parce qu'à ce moment-là j'avais plaisir à avoir de demi-relations charnelles avec elle, à cause du côté collectif qu'avait eu au début et que reprenait maintenant mon amour pour les jeunes filles de la petite bande, longtemps indivis entre elles, et un moment uniquement associé à la personne d'Albertine pendant les derniers mois qui avaient précédé et suivi sa mort.
Nous étions dans ma chambre pour une autre raison encore qui me permet de situer très exactement cette conversation. C'est que j'étais expulsé du reste de l'appartement parce que c'était le jour de maman. Malgré que ce fût son jour, et après avoir hésité, maman était allée déjeuner chez Mme Sazerat, pensant que, comme Mme Sazerat savait toujours vous inviter avec des gens ennuyeux, elle pourrait, sans manquer aucun plaisir, rentrer tôt. Elle était, en effet, revenue à temps et sans regrets, Mme Sazerat n'ayant eu chez elle que des gens assommants que glaçait déjà la voix particulière qu'elle prenait quand elle avait du monde, ce que maman appelait sa voix du mercredi. Ma mère, du reste, l'aimait bien, la plaignait de son infortune – suite des fredaines de son père ruiné par la duchesse de X... – infortune qui la forçait à vivre presque toute l'année à Combray, avec quelques semaines chez sa cousine à Paris et un grand « voyage d'agrément » tous les dix ans.
Je me rappelle que la veille, sur ma prière répétée depuis des mois, et parce que la princesse la réclamait toujours, maman était allée voir la princesse de Parme qui, elle, ne faisait pas de visites et chez qui on se contentait d'habitude de s'inscrire, mais qui avait insisté pour que ma mère vînt la voir, puisque le protocole empêchait qu'Elle vînt chez nous. Ma mère était revenue très mécontente : « Tu m'as fait faire un pas de clerc, me dit-elle, la princesse de Parme m'a à peine dit bonjour, elle s'est retournée vers les dames avec qui elle causait sans s'occuper de moi, et au bout de dix minutes, comme elle ne m'avait pas adressé la parole, je suis partie sans qu'elle me tendît même la main. J'étais très ennuyée ; en revanche, devant la porte, en m'en allant, j'ai rencontré la duchesse de Guermantes qui a été très aimable et qui m'a beaucoup parlé de toi. Quelle singulière idée tu as eue de lui parler d'Albertine. Elle m'a raconté que tu lui avais dit que sa mort avait été un tel chagrin pour toi. Je ne retournerai jamais chez la princesse de Parme. Tu m'as fait faire une bêtise. »
Or le lendemain, jour de ma mère, comme je l'ai dit, Andrée vint me voir. Elle n'avait pas grand temps, car elle devait aller chercher Gisèle avec qui elle tenait beaucoup à dîner. « Je connais ses défauts, mais c'est tout de même ma meilleure amie et l'être pour qui j'ai le plus d'affection », me dit-elle. Et elle parut même avoir quelque effroi à l'idée que je pourrais lui demander de dîner avec elles. Elle était avide des êtres, et un tiers qui la connaissait trop bien, comme moi, en l'empêchant de se livrer, l'empêchait du coup de goûter auprès d'eux un plaisir complet.
Le souvenir d'Albertine était devenu chez moi si fragmentaire qu'il ne me causait plus de tristesse et n'était plus qu'une transition à de nouveaux désirs, comme un accord qui prépare des changements d'harmonie. Et même cette idée de caprice sensuel et passager étant écartée en tant que j'étais encore fidèle au souvenir d'Albertine, j'étais plus heureux d'avoir auprès de moi Andrée que je ne l'aurais été d'avoir Albertine miraculeusement retrouvée. Car Andrée pouvait me dire plus de choses sur Albertine que ne m'en aurait dit Albertine elle-même. Or les problèmes relatifs à Albertine restaient encore dans mon esprit alors que ma tendresse pour elle, tant physique que morale, avait déjà disparu. Et mon désir de connaître sa vie, parce qu'il avait moins diminué, était maintenant comparativement plus grand que le besoin de sa présence. D'autre part, l'idée qu'une femme avait peut-être eu des relations avec Albertine ne me causait plus que le désir d'en avoir moi aussi avec cette femme. Je le dis à Andrée tout en la caressant. Alors sans chercher le moins du monde à mettre ses paroles d'accord avec celles d'il y avait quelques mois, Andrée me dit en souriant à demi : « Ah ! oui, mais vous êtes un homme. Aussi nous ne pouvons pas faire ensemble tout à fait les mêmes choses que je faisais avec Albertine. » Et soit qu'elle pensât que cela accroissait mon désir (dans l'espoir de confidences je lui avais dit que j'aimerais avoir des relations avec une femme en ayant eu avec Albertine) ou mon chagrin, ou peut-être détruisait un sentiment de supériorité sur elle qu'elle pouvait croire que j'éprouvais d'avoir été le seul à entretenir des relations avec Albertine : « Ah ! nous avons passé toutes les deux de bonnes heures, elle était si caressante, si passionnée. Du reste ce n'était pas seulement avec moi qu'elle aimait prendre du plaisir. Elle avait rencontré chez Mme Verdurin un joli garçon, Morel. Tout de suite ils s'étaient compris. Il se chargeait, ayant d'elle la permission d'y prendre aussi son plaisir, car il aimait les petites novices, de lui en procurer. Sitôt qu'il les avait mises sur le mauvais chemin, il les laissait. Il se chargeait ainsi de plaire à de petites pêcheuses d'une plage éloignée, à de petites blanchisseuses, qui s'amourachaient d'un garçon mais n'eussent pas répondu aux avances d'une jeune fille. Aussitôt que la petite était bien sous sa domination, il la faisait venir dans un endroit tout à fait sûr, où il la livrait à Albertine. Par peur de perdre Morel, qui s'y mêlait du reste, la petite obéissait toujours, et d'ailleurs elle le perdait tout de même, car, par peur des conséquences et aussi parce qu'une ou deux fois lui suffisaient, il filait en laissant une fausse adresse. Il eut une fois l'audace d'en mener une, ainsi qu'Albertine, dans une maison de femmes à Corliville, où quatre ou cinq la prirent ensemble ou successivement. C'était sa passion, comme c'était aussi celle d'Albertine. Mais Albertine avait après d'affreux remords. Je crois que chez vous elle avait dompté sa passion et remettait de jour en jour de s'y livrer. Puis son amitié pour vous était si grande, qu'elle avait des scrupules. Mais il était bien certain que si jamais elle vous quittait elle recommencerait. Elle espérait que vous la sauveriez, que vous l'épouseriez. Au fond, elle sentait que c'était une espèce de folie criminelle, et je me suis souvent demandé si ce n'était pas après une chose comme cela, ayant amené un suicide dans une famille, qu'elle s'était elle-même tuée. Je dois avouer que, tout à fait au début de son séjour chez vous, elle n'avait pas entièrement renoncé à ses jeux avec moi. Il y avait des jours où elle semblait en avoir besoin, tellement qu'une fois, alors que c'eût été si facile dehors, elle ne se résigna pas à me dire au revoir avant de m'avoir mise auprès d'elle, chez vous. Nous n'eûmes pas de chance, nous avons failli être prises. Elle avait profité de ce que Françoise était descendue faire une course, et que vous n'étiez pas rentré. Alors elle avait tout éteint pour que quand vous ouvririez avec votre clef vous perdiez un peu de temps avant de trouver le bouton, et elle n'avait pas fermé la porte de sa chambre. Nous vous avons entendu monter, je n'eus que le temps de m'arranger, de descendre. Précipitation bien inutile, car par un hasard incroyable vous aviez oublié votre clef et avez été obligé de sonner. Mais nous avons tout de même perdu la tête de sorte que, pour cacher notre gêne, toutes les deux, sans avoir pu nous consulter, nous avions eu la même idée : faire semblant de craindre l'odeur du seringa, que nous adorions au contraire. Vous rapportiez avec vous une longue branche de cet arbuste, ce qui me permit de détourner la tête et de cacher mon trouble. Cela ne m'empêcha pas de vous dire avec une maladresse absurde que peut-être Françoise était remontée et pourrait vous ouvrir, alors qu'une seconde avant, je venais de vous faire le mensonge que nous venions seulement de rentrer de promenade et qu'à notre arrivée Françoise n'était pas encore descendue et allait partir faire une course. Mais le malheur fut – croyant que vous aviez votre clef – d'éteindre la lumière, car nous eûmes peur qu'en remontant vous ne la vissiez se rallumer, ou du moins nous hésitâmes trop. Et pendant trois nuits Albertine ne put fermer l'œil parce qu'elle avait tout le temps peur que vous n'ayez de la méfiance et ne demandiez à Françoise pourquoi elle n'avait pas allumé avant de partir. Car Albertine vous craignait beaucoup, et par moments assurait que vous étiez fourbe, méchant, la détestant au fond. Au bout de trois jours elle comprit à votre calme que vous n'aviez rien demandé à Françoise et elle put retrouver le sommeil. Mais elle ne reprit plus ses relations avec moi, soit par peur, soit par remords, car elle prétendait vous aimer beaucoup, ou bien aimait-elle quelqu'un d'autre. En tous cas on n'a plus pu jamais parler de seringa devant elle sans qu'elle devînt écarlate et passât la main sur sa figure en pensant cacher sa rougeur. »
Comme certains bonheurs, il y a certains malheurs qui viennent trop tard, ils ne prennent pas en nous toute la grandeur qu'ils auraient eue quelque temps plus tôt. Tel le malheur qu'était pour moi la terrible révélation d'Andrée. Sans doute, même quand de mauvaises nouvelles doivent nous attrister, il arrive que dans le divertissement, le jeu équilibré de la conversation, elles passent devant nous sans s'arrêter, et que nous, préoccupés de mille choses à répondre, transformés, par le désir de plaire aux personnes présentes, en quelqu'un d'autre protégé pour quelques instants dans ce cycle nouveau contre les affections, les souffrances qu'il a quittées pour y entrer et qu'il retrouvera quand le court enchantement sera brisé, nous n'ayons pas le temps de les accueillir. Pourtant, si ces affections, ces souffrances sont trop prédominantes, nous n'entrons que distraits dans la zone d'un monde nouveau et momentané, où, trop fidèles à la souffrance, nous ne pouvons devenir autres, et alors les paroles se mettent immédiatement en rapport avec notre cœur qui n'est pas resté hors de jeu. Mais depuis quelque temps les paroles concernant Albertine, comme un poison évaporé, n'avaient plus leur pouvoir toxique. Elle m'était déjà trop lointaine.
Comme un promeneur voyant, l'après-midi, un croissant nuageux dans le ciel se dit : « C'est cela, l'immense lune », je me disais : « Comment ! cette vérité que j'ai tant cherchée, tant redoutée, c'est seulement ces quelques mots dits dans une conversation, auxquels on ne peut même pas penser complètement parce qu'on n'est pas seul ! » Puis elle me prenait vraiment au dépourvu, je m'étais beaucoup fatigué avec Andrée. Vraiment, une pareille vérité, j'aurais voulu avoir plus de force à lui consacrer ; elle me restait extérieure, mais c'est que je ne lui avais pas encore trouvé une place dans mon cœur. On voudrait que la vérité nous fût révélée par des signes nouveaux, non par une phrase pareille à celles qu'on s'était dites tant de fois. L'habitude de penser empêche parfois d'éprouver le réel, immunise contre lui, le fait paraître de la pensée encore.
Il n'y a pas une idée qui ne porte en elle sa réfutation possible, un mot, le mot contraire. En tout cas, si tout cela était vrai, quelle inutile vérité sur la vie d'une maîtresse qui n'est plus, remontant des profondeurs et apparaissant une fois que nous ne pouvons plus rien en faire ! Alors, pensant sans doute à quelque autre que nous aimons maintenant et à l'égard de qui la même chose pourrait arriver (car de celle qu'on a oubliée on ne se soucie plus), on se désole. On se dit : « Si elle vivait ! » On se dit : « Si celle qui vit pouvait comprendre tout cela et que, quand elle sera morte, je saurai tout ce qu'elle me cache ! » Mais c'est un cercle vicieux. Si j'avais pu faire qu'Albertine vécût, du même coup j'eusse fait qu'Andrée ne m'eût rien révélé. C'est la même chose que l'éternel « Vous verrez quand je ne vous aimerai plus », qui est si vrai et si absurde, puisque, en effet, on obtiendrait beaucoup si on n'aimait plus, mais qu'on ne se soucierait pas d'obtenir. C'est tout à fait la même chose. Car la femme qu'on revoit quand on ne l'aime plus, si elle nous dit tout, c'est qu'en effet ce n'est plus elle, ou que ce n'est plus vous : l'être qui aimait n'existe plus. Là aussi il y a la mort qui a passé, a rendu tout aisé et tout inutile. Je faisais ces réflexions, me plaçant dans l'hypothèse où Andrée était véridique – ce qui était possible – et amenée à la sincérité envers moi précisément parce qu'elle avait maintenant des relations avec moi, par ce côté Saint-André-des-Champs qu'avait eu, au début, avec moi, Albertine. Elle y était aidée dans ce cas par le fait qu'elle ne craignait plus Albertine, car la réalité des êtres ne survit pour nous que peu de temps après leur mort, et au bout de quelques années ils sont comme ces dieux des religions abolies qu'on offense sans crainte parce qu'on a cessé de croire à leur existence. Mais qu'Andrée ne crût plus à la réalité d'Albertine pouvait avoir pour effet qu'elle ne redoutât plus (aussi bien que de trahir une vérité qu'elle avait promis de ne pas révéler) d'inventer un mensonge qui calomniait rétrospectivement sa prétendue complice. Cette absence de crainte lui permettait-elle de révéler enfin, en me disant cela, la vérité, ou bien d'inventer un mensonge, si, pour quelque raison, elle me croyait plein de bonheur et d'orgueil et voulait me peiner. Peut-être avait-elle de l'irritation contre moi (irritation suspendue tant qu'elle m'avait vu malheureux, inconsolé) parce que j'avais eu des relations avec Albertine et qu'elle m'enviait peut-être – croyant que je me jugeais à cause de cela plus favorisé qu'elle – un avantage qu'elle n'avait peut-être pas obtenu, ni même souhaité. C'est ainsi que je l'avais souvent vue dire qu'ils avaient l'air très malades à des gens dont la bonne mine, et surtout la conscience qu'ils avaient de leur bonne mine, l'exaspérait, et dire, dans l'espoir de les fâcher, qu'elle-même allait très bien, ce qu'elle ne cessa de proclamer quand elle était le plus malade, jusqu'au jour où, dans le détachement de la mort, il ne lui soucia plus que les heureux allassent bien et sussent qu'elle-même se mourait. Mais ce jour-là était encore loin. Peut-être était-elle contre moi1, je ne savais pour quelle raison, dans une de ces rages comme jadis elle en avait eu contre le jeune homme si savant dans les choses de sport, si ignorant du reste, que nous avions rencontré à Balbec et qui depuis vivait avec Rachel et sur le compte de qui Andrée se répandait en propos diffamatoires, souhaitant être poursuivie en dénonciation calomnieuse pour pouvoir articuler contre son père des faits déshonorants dont il n'aurait pu prouver la fausseté. Or peut-être cette rage contre moi la reprenait seulement, ayant sans doute cessé quand elle me voyait si triste. En effet, ceux-là mêmes qu'elle avait, les yeux étincelants de rage, souhaité déshonorer, tuer, faire condamner, fût-ce sur faux témoignages, si seulement elle les savait tristes, humiliés, elle ne leur voulait plus aucun mal, elle était prête à les combler de bienfaits. Car elle n'était pas foncièrement mauvaise, et si sa nature non apparente, un peu profonde, n'était pas la gentillesse qu'on croyait d'abord d'après ses délicates attentions, mais plutôt l'envie et l'orgueil, sa troisième nature, plus profonde encore, la vraie, mais pas entièrement réalisée, tendait vers la bonté et l'amour du prochain. Seulement comme tous les êtres qui dans un certain état en désirent un meilleur mais, ne le connaissant que par le désir, ne comprennent pas que la première condition est de rompre avec le premier ; comme les neurasthéniques ou les morphinomanes qui voudraient bien être guéris mais pourtant qu'on ne les privât pas de leurs manies ou de leur morphine ; comme les cœurs religieux ou les esprits artistes attachés au monde qui souhaitent la solitude mais veulent se la représenter pourtant comme n'impliquant pas un renoncement absolu à leur vie antérieure – Andrée était prête à aimer toutes les créatures, mais à condition d'avoir réussi d'abord à ne pas se les représenter comme triomphantes, et pour cela de les avoir humiliées préalablement. Elle ne comprenait pas qu'il fallait aimer même les orgueilleux et vaincre leur orgueil par l'amour et non par un plus puissant orgueil. Mais c'est qu'elle était comme les malades qui veulent la guérison par les moyens mêmes qui entretiennent la maladie, qu'ils aiment et qu'ils cesseraient aussitôt d'aimer s'ils les renonçaient. Mais on veut apprendre à nager et pourtant garder un pied à terre. En ce qui concerne le jeune sportif, neveu des Verdurin, que j'avais rencontré dans mes deux séjours à Balbec, il faut dire, accessoirement et par anticipation, que quelque temps après la visite d'Andrée, visite dont le récit va être repris dans un instant, il arriva des faits qui causèrent une assez grande impression. D'abord ce jeune homme (peut-être par souvenir d'Albertine que je ne savais pas alors qu'il avait aimée) se fiança avec Andrée et l'épousa, malgré le désespoir de Rachel dont il ne tint aucun compte. Andrée ne dit plus alors (c'est-à-dire quelques mois après la visite dont je parle) qu'il était un misérable, et je m'aperçus plus tard qu'elle n'avait dit qu'il l'était que parce qu'elle était folle de lui et qu'elle croyait qu'il ne voulait pas d'elle. Mais un autre fait me frappa davantage. Ce jeune homme fit représenter des petits sketches, dans des décors et avec des costumes de lui qui ont amené dans l'art contemporain une révolution au moins égale à celle accomplie par les Ballets russes. Bref les juges les plus autorisés considérèrent ses œuvres comme quelque chose de capital, presque des œuvres de génie, et je pense d'ailleurs comme eux, ratifiant ainsi, à mon propre étonnement, l'ancienne opinion de Rachel. Les personnes qui l'avaient connu à Balbec, attentif seulement à savoir si la coupe des vêtements des gens qu'il avait à fréquenter était élégante ou non, qui l'avaient vu passer tout son temps au baccara, aux courses, au golf ou au polo, qui savaient que dans ses classes il avait toujours été un cancre et s'était même fait renvoyer du lycée (pour ennuyer ses parents, il avait été habiter deux mois la grande maison de femmes où M. de Charlus avait cru surprendre Morel), pensèrent que peut-être ses œuvres étaient d'Andrée qui, par amour, voulait lui en laisser la gloire, ou que plus probablement il payait, avec sa grande fortune personnelle que ses folies avaient seulement ébréchée, quelque professionnel génial et besogneux pour les faire. Ce genre de société riche, non décrassée par la fréquentation de l'aristocratie et n'ayant aucune idée de ce qu'est un artiste – lequel est seulement figuré pour eux, soit par un acteur qu'ils font venir débiter des monologues pour les fiançailles de leur fille, en lui remettant tout de suite son cachet discrètement dans un salon voisin, soit par un peintre chez qui ils la font poser une fois qu'elle est mariée, avant les enfants et quand elle est encore à son avantage – croient volontiers que tous les gens du monde qui écrivent, composent ou peignent, font faire leurs œuvres et payent pour avoir une réputation d'auteur comme d'autres pour s'assurer un siège de député. Mais tout cela était faux, et ce jeune homme était bien l'auteur de ces œuvres admirables. Quand je le sus, je fus obligé d'hésiter entre diverses suppositions. Ou bien il avait été, en effet, pendant de longues années la « brute épaisse » qu'il paraissait, et quelque cataclysme physiologique avait éveillé en lui le génie assoupi comme la Belle au bois dormant ; ou bien à cette époque de sa rhétorique orageuse, de ses recalages au bachot, de ses grosses pertes de jeu de Balbec, de sa crainte de monter dans le « tram » avec des fidèles de sa tante Verdurin à cause de leur vilain habillement, il était déjà un homme de génie, peut-être distrait de son génie, l'ayant laissé la clef sous la porte dans l'effervescence de passions juvéniles ; ou bien, même homme de génie déjà conscient, et dernier en classe parce que, pendant que le professeur disait des banalités sur Cicéron, lui lisait Rimbaud ou Gœthe. Certes, rien ne laissait soupçonner cette hypothèse quand je le rencontrai à Balbec, où ses préoccupations me parurent s'attacher uniquement à la correction des attelages et à la préparation des cocktails. Mais ce n'est pas encore une objection irréfutable. Il pouvait être très vaniteux, ce qui peut s'allier au génie, et chercher à briller de la manière qu'il savait propre à éblouir dans le monde où il vivait et qui n'était nullement de prouver une connaissance approfondie des affinités électives, mais bien plutôt de conduire à quatre. D'ailleurs je ne suis pas sûr que plus tard, quand il fut devenu l'auteur de ces belles œuvres si originales, il eût beaucoup aimé, hors des théâtres où il était connu, à dire bonjour à quelqu'un qui n'aurait pas été en smoking, comme les fidèles dans leur première manière, ce qui prouverait chez lui non de la bêtise mais de la vanité, et même un certain sens pratique, une certaine clairvoyance à adapter sa vanité à la mentalité des imbéciles, à l'estime de qui il tenait et pour lesquels le smoking brille peut-être d'un plus vif éclat que le regard d'un penseur. Qui sait si, vu du dehors, tel homme de talent, ou même un homme sans talent mais aimant les choses de l'esprit, moi par exemple, n'eût pas fait, à qui l'eût rencontré à Rivebelle, à l'Hôtel de Balbec, ou sur la digue de Balbec, l'effet du plus parfait et prétentieux imbécile ? Sans compter que pour Octave les choses de l'art devaient être quelque chose de si intime, de vivant tellement dans les plus secrets replis de lui-même, qu'il n'eût sans doute pas eu l'idée d'en parler, comme eût fait Saint-Loup par exemple, pour qui les arts avaient le prestige que les attelages avaient pour Octave. Puis il pouvait avoir la passion du jeu, et on dit qu'il l'a gardée. Tout de même, si la piété qui fit revivre l'œuvre inconnue de Vinteuil est sortie du milieu si trouble de Montjouvain, je ne fus pas moins frappé de penser que les chefs-d'œuvre peut-être les plus extraordinaires de notre époque sont sortis non du concours général, d'une éducation modèle, académique, à la Broglie, mais de la fréquentation des « pesages » et des grands bars. En tous cas, à cette époque, à Balbec, les raisons qui faisaient désirer à moi de le connaître, à Albertine et ses amies que je ne le connusse pas, étaient également étrangères à sa valeur, et auraient pu seulement mettre en lumière l'éternel malentendu d'un « intellectuel » (représenté en l'espèce par moi) et des gens du monde (représentés par la petite bande) au sujet d'une personne mondaine (le jeune joueur de golf). Je ne pressentais nullement son talent, et son prestige à mes yeux, du même genre qu'autrefois celui de Mme Blatin, était d'être – quoi qu'elles prétendissent – l'ami de mes amies, et plus de leur bande que moi. D'autre part, Albertine et Andrée, symbolisant en cela l'incapacité des gens du monde à porter un jugement valable sur les choses de l'esprit et leur propension à s'attacher dans cet ordre à de faux-semblants, non seulement n'étaient pas loin de me trouver stupide parce que j'étais curieux d'un tel imbécile, mais s'étonnaient surtout que, joueur de golf pour joueur de golf, mon choix se fût justement porté sur le plus insignifiant. Si encore j'avais voulu me lier avec le jeune Gilbert de Bellœuvre ; en dehors du golf c'était un garçon qui avait de la conversation, qui avait eu un accessit au concours général et faisait agréablement les vers (or il était, en réalité, plus bête qu'aucun). Ou alors si mon but était de « faire une étude pour un livre », Guy Saumoy, qui était complètement fou, avait enlevé deux jeunes filles, était au moins un type curieux qui pouvait « m'intéresser ». Ces deux-là, on me les eût « permis », mais l'autre, quel agrément pouvais-je lui trouver ? c'était le type de la « grande brute », de la « brute épaisse ». Pour revenir à la visite d'Andrée, après la révélation qu'elle venait de me faire sur ses relations avec Albertine elle ajouta que la principale raison pour laquelle Albertine m'avait quitté, c'était à cause de ce que pouvaient penser ses amies de la petite bande, et d'autres encore, de la voir ainsi habiter chez un jeune homme avec qui elle n'était pas mariée : « Je sais bien que c'était chez votre mère. Mais cela ne fait rien. Vous ne savez pas ce que c'est que tout ce monde de jeunes filles, ce qu'elles se cachent les unes des autres, comme elles craignent l'opinion des autres. J'en ai vu d'une sévérité terrible avec des jeunes gens, simplement parce qu'ils connaissaient leurs amies et qu'elles craignaient que certaines choses ne fussent répétées, et celles-là même, le hasard me les a montrées tout autres, bien contre leur gré. » Quelques mois plus tôt, ce savoir que paraissait posséder Andrée des mobiles auxquels obéissent les filles de la petite bande m'eût paru le plus précieux du monde. Peut-être ce qu'elle disait suffisait-il à expliquer qu'Albertine, qui s'était donnée à moi ensuite à Paris, se fût refusée à Balbec où je voyais constamment ses amies, ce que j'avais l'absurdité de croire un tel avantage pour être au mieux avec elle. Peut-être même était-ce de voir quelques mouvements de confiance de moi avec Andrée, ou que j'eusse imprudemment dit à celle-ci qu'Albertine allait coucher au Grand Hôtel, qui faisait qu'Albertine qui peut-être, une heure avant, était prête à me laisser prendre certains plaisirs comme la chose la plus simple, avait eu un revirement et avait menacé de sonner. Mais alors, elle avait dû être facile avec bien d'autres. Cette idée réveilla ma jalousie et je dis à Andrée qu'il y avait une chose que je voulais lui demander. « Vous faisiez cela dans l'appartement inhabité de votre grand'mère ? – Oh ! non, jamais, nous aurions été dérangées. – Tiens, je croyais, il me semblait... – D'ailleurs, Albertine aimait surtout faire cela à la campagne. – Où ça ? – Autrefois, quand elle n'avait pas le temps d'aller très loin, nous allions aux Buttes-Chaumont. Elle connaissait là une maison. Ou bien sous les arbres, il n'y a personne ; dans la grotte du petit Trianon aussi. – Vous voyez bien, comment vous croire ? Vous m'aviez juré, il n'y a pas un an, n'avoir rien fait aux Buttes-Chaumont. – J'avais peur de vous faire de la peine. » Comme je l'ai dit, je pensai, beaucoup plus tard seulement, qu'au contraire, cette seconde fois, le jour des aveux, Andrée avait cherché à me faire de la peine. Et j'en aurais eu tout de suite, pendant qu'elle parlait, l'idée, parce que j'en aurais éprouvé le besoin si j'avais encore autant aimé Albertine. Mais les paroles d'Andrée ne me faisaient pas assez mal pour qu'il me fût indispensable de les juger immédiatement mensongères. En somme, si ce que disait Andrée était vrai, et je n'en doutai pas d'abord, l'Albertine réelle que je découvrais, après avoir connu tant d'apparences diverses d'Albertine, différait fort peu de la fille orgiaque surgie et devinée, le premier jour, sur la digue de Balbec et qui m'avait successivement offert tant d'aspects, comme modifie tour à tour la disposition de ses édifices, jusqu'à écraser, à effacer le monument capital qu'on voyait seul dans le lointain, une ville dont on approche, mais dont finalement, quand on la connaît bien et qu'on la juge exactement, les proportions vraies étaient celles que la perspective du premier coup d'œil avait indiquées, le reste, par où on avait passé, n'étant que cette série successive de lignes de défense que tout être élève contre notre vision et qu'il faut franchir l'une après l'autre, au prix de combien de souffrances, avant d'arriver au cœur. D'ailleurs, si je n'eus pas besoin de croire absolument à l'innocence d'Albertine, parce que ma souffrance avait diminué, je peux dire que, réciproquement, si je ne souffris pas trop de cette révélation, c'est que, depuis quelque temps, à la croyance que je m'étais forgée de l'innocence d'Albertine s'était substituée peu à peu, et sans que je m'en rendisse compte, la croyance, toujours présente en moi, en sa culpabilité. Or si je ne croyais plus à l'innocence d'Albertine, c'est que je n'avais déjà plus le besoin, le désir passionné d'y croire. C'est le désir qui engendre la croyance, et si nous ne nous en rendons pas compte d'habitude, c'est que la plupart des désirs créateurs de croyances ne finissent – contrairement à celui qui m'avait persuadé qu'Albertine était innocente – qu'avec nous-même. À tant de preuves qui corroboraient ma version première j'avais stupidement préféré de simples affirmations d'Albertine. Pourquoi l'avoir crue ? Le mensonge est essentiel à l'humanité. Il y joue peut-être un aussi grand rôle que la recherche du plaisir, et d'ailleurs, est commandé par cette recherche. On ment pour protéger son plaisir ou son honneur si la divulgation du plaisir est contraire à l'honneur. On ment toute sa vie, même surtout, peut-être seulement, à ceux qui nous aiment. Ceux-là seuls, en effet, nous font craindre pour notre plaisir et désirer leur estime. J'avais d'abord cru Albertine coupable, et seul mon désir, employant à une œuvre de doute les forces de mon intelligence, m'avait fait faire fausse route. Peut-être vivons-nous entourés d'indications électriques, sismiques, qu'il nous faut interpréter de bonne foi pour connaître la vérité des caractères. S'il faut le dire, si triste malgré tout que je fusse des paroles d'Andrée, je trouvais plus beau que la réalité se trouvât enfin concorder avec ce que mon instinct avait d'abord pressenti plutôt qu'avec le misérable optimisme auquel j'avais lâchement cédé par la suite. J'aimais mieux que la vie fût à la hauteur de nos intuitions. Celles-ci, du reste, que j'avais eues le premier jour sur la plage, quand j'avais cru que ces jeunes filles incarnaient la frénésie du plaisir, le vice, et aussi le soir où j'avais vu l'institutrice d'Albertine faire rentrer cette fille passionnée dans la petite villa, comme on pousse dans sa cage un fauve que rien plus tard, malgré les apparences, ne pourra domestiquer, ne s'accordaient-elles pas à ce que m'avait dit Bloch quand il m'avait rendu la terre si belle en m'y montrant, me faisant frissonner dans toutes mes promenades, à chaque rencontre, l'universalité du désir ? Peut-être malgré tout, ces intuitions premières, valait-il mieux que je ne les rencontrasse à nouveau vérifiées que maintenant. Tandis que durait tout mon amour pour Albertine, elles m'eussent trop fait souffrir et il eût été mieux qu'il n'eût subsisté d'elles qu'une trace, mon perpétuel soupçon de choses que je ne voyais pas et qui pourtant se passaient continuellement si près de moi, et peut-être une autre trace encore, antérieure, plus vaste, qui était mon amour lui-même. N'était-ce pas, en effet, malgré toutes les dénégations de ma raison, connaître dans toute sa hideur Albertine, que la choisir, l'aimer ? et même dans les moments où la méfiance s'assoupit, l'amour n'en est-il pas la persistance et une transformation ? n'est-il pas une preuve de clairvoyance (preuve inintelligible à l'amant lui-même) puisque le désir, allant toujours vers ce qui nous est le plus opposé, nous force d'aimer ce qui nous fera souffrir ? Il entre certainement dans le charme d'un être, dans l'attrait de ses yeux, de sa bouche, de sa taille, les éléments, inconnus de nous, qui sont susceptibles de nous rendre le plus malheureux, si bien que nous sentir attiré vers cet être, commencer à l'aimer, c'est, si innocent que nous le prétendions, lire déjà, dans une version différente, toutes ses trahisons et ses fautes. Et ces charmes qui, pour m'attirer, matérialisaient ainsi les parties nocives, dangereuses, mortelles, d'un être, peut-être étaient-ils avec ces secrets poisons dans un rapport de cause à effet plus direct que ne le sont la luxuriance séductrice et le suc empoisonné de certaines fleurs vénéneuses ? C'est peut-être, me disais-je, le vice lui-même d'Albertine, cause de mes souffrances futures, qui avait produit chez elle ces manières bonnes et franches, donnant l'illusion qu'on avait avec elle la même camaraderie loyale et sans restriction qu'avec un homme, comme un vice parallèle avait produit chez M. de Charlus une finesse féminine de sensibilité et d'esprit. Au milieu du plus complet aveuglement, la perspicacité subsiste sous la forme même de la prédilection et de la tendresse. De sorte qu'on a tort de parler en amour de mauvais choix puisque, dès qu'il y a choix, il ne peut être que mauvais. « Est-ce que ces promenades aux Buttes-Chaumont eurent lieu quand vous veniez la chercher à la maison ? dis-je à Andrée. – Oh ! non, du jour où Albertine fut revenue de Balbec avec vous, sauf ce que je vous ai dit, elle ne fit plus jamais rien avec moi. Elle ne me permettait même plus de lui parler de ces choses. – Mais, ma petite Andrée, pourquoi mentir encore ? Par le plus grand des hasards, car je ne cherche jamais à rien connaître, j'ai appris, jusque dans les détails les plus précis, des choses de ce genre qu'Albertine faisait, je peux vous préciser, au bord de l'eau, avec une blanchisseuse, quelques jours à peine avant sa mort. – Ah ! peut-être après vous avoir quitté, cela je ne sais pas. Elle sentait qu'elle n'avait pu, ne pourrait plus jamais regagner votre confiance. » Ces derniers mots m'accablèrent. Puis je repensai au soir de la branche de seringa, je me rappelai qu'environ quinze jours après, comme ma jalousie changeait successivement d'objet, j'avais demandé à Albertine si elle n'avait jamais eu de relations avec Andrée, et qu'elle m'avait répondu : « Oh ! jamais, certes j'adore Andrée ; j'ai pour elle une affection profonde, mais comme pour une sœur, et même si j'avais les goûts que vous semblez croire, c'est la dernière personne à qui j'aurais pensé pour cela. Je peux vous le jurer sur tout ce que vous voudrez, sur ma tante, sur la tombe de ma pauvre mère. » Je l'avais crue. Et pourtant, même si je n'avais pas été mis en méfiance par la contradiction entre ses demi-aveux d'autrefois relativement à certaines choses et la netteté avec laquelle elle les avait niées ensuite dès qu'elle avait vu que cela ne m'était pas égal, j'aurais dû me rappeler Swann persuadé du platonisme des amitiés de M. de Charlus et me l'affirmant le soir même du jour où j'avais vu le giletier et le baron dans la cour. J'aurais dû penser qu'il y a l'un devant l'autre deux mondes, l'un constitué par les choses que les êtres les meilleurs, les plus sincères, disent, et derrière lui le monde composé par la succession de ce que ces mêmes êtres font ; si bien que quand une femme mariée vous dit d'un jeune homme : « Oh ! c'est parfaitement vrai que j'ai une immense amitié pour lui, mais c'est quelque chose de très innocent, de très pur, je pourrais le jurer sur le souvenir de mes parents », on devrait soi-même, au lieu d'avoir une hésitation, se jurer qu'elle sort probablement du cabinet de toilette où, après chaque rendez-vous qu'elle a eu avec ce jeune homme, elle se précipite pour n'avoir pas d'enfants. La branche de seringa me rendait mortellement triste, et aussi qu'Albertine m'eût cru, m'eût dit fourbe et la détestant ; plus que tout peut-être, des mensonges si inattendus que j'avais peine à les assimiler à ma pensée. Un jour Albertine m'avait raconté qu'elle avait été à un camp d'aviation, qu'elle était amie de l'aviateur (sans doute pour détourner mon soupçon des femmes, pensant que j'étais moins jaloux des hommes), que c'était amusant de voir comme Andrée était émerveillée devant cet aviateur, devant tous les hommages qu'il rendait à Albertine, au point qu'Andrée avait voulu faire une promenade en avion avec lui. Or cela était inventé de toutes pièces, jamais Andrée n'était allée dans ce camp d'aviation.
1 Il manque ici possiblement un mot. Dans une autre édition : « Peut-être était-elle irritée contre moi... »
Quand Andrée fut partie, l'heure du dîner était arrivée. « Tu ne devineras jamais qui m'a fait une visite d'au moins trois heures, me dit ma mère. Je compte trois heures, c'est peut-être plus, elle était arrivée presque en même temps que la première personne, qui était Mme Cottard, a vu successivement, sans bouger, entrer et sortir mes différentes visites – et j'en ai eu plus de trente – et ne m'a quittée qu'il y a un quart d'heure. Si tu n'avais pas eu ton amie Andrée, je t'aurais fait appeler. – Mais enfin qui était-ce ? – Une personne qui ne fait jamais de visites. – La princesse de Parme ? – Décidément, j'ai un fils plus intelligent que je ne croyais. Ce n'est pas un plaisir de te faire chercher un nom, car tu trouves tout de suite. – Elle ne s'est pas excusée de sa froideur d'hier ? – Non, ça aurait été stupide, sa visite était justement cette excuse. Ta pauvre grand'mère aurait trouvé cela très bien. Il paraît qu'elle avait fait demander vers deux heures par un valet de pied si j'avais un jour. On lui a répondu que c'était justement aujourd'hui, et elle est montée. » Ma première idée, que je n'osai pas dire à maman, fut que la princesse de Parme, entourée la veille de personnes brillantes avec qui elle était très liée et avec qui elle aimait à causer, avait ressenti de voir entrer ma mère un dépit qu'elle n'avait pas cherché à dissimuler. Et c'était tout à fait dans le genre des grandes dames allemandes, qu'avaient, du reste, beaucoup adopté les Guermantes, cette morgue qu'on croyait réparer par une scrupuleuse amabilité. Mais ma mère crut, et j'ai cru ensuite comme elle, que tout simplement la princesse de Parme, ne l'avait pas reconnue, n'avait pas cru devoir s'occuper d'elle, qu'elle avait appris après le départ de ma mère qui elle était, soit par la duchesse de Guermantes que ma mère avait rencontrée en bas, soit par la liste des visiteuses auxquelles les huissiers avant qu'elles entrassent demandaient leur nom pour l'inscrire sur un registre. Elle avait trouvé peu aimable de faire dire ou de dire à ma mère : « Je ne vous ai pas reconnue », mais, ce qui n'était pas moins conforme à la politesse des cours allemandes et aux façons Guermantes que ma première version, avait pensé qu'une visite, chose exceptionnelle de la part de l'Altesse, et surtout une visite de plusieurs heures, fournirait à ma mère, sous une forme indirecte et tout aussi persuasive, cette explication, ce qui arriva en effet. Mais je ne m'attardai pas à demander à ma mère un récit de la visite de la princesse, car je venais de me rappeler plusieurs faits relatifs à Albertine sur lesquels je voulais et j'avais oublié d'interroger Andrée. Combien peu, d'ailleurs, je savais, je saurais jamais de cette histoire d'Albertine, la seule histoire qui m'eût particulièrement intéressé, du moins qui recommençait à m'intéresser à certains moments. Car l'homme est cet être sans âge fixe, cet être qui a la faculté de redevenir en quelques secondes de beaucoup d'années plus jeune, et qui entouré des parois du temps où il a vécu, y flotte, mais comme dans un bassin dont le niveau changerait constamment et le mettrait à portée tantôt d'une époque, tantôt d'une autre. J'écrivis à Andrée de revenir. Elle ne le put qu'une semaine plus tard. Presque dès le début de sa visite, je lui dis : « En somme, puisque vous prétendez qu'Albertine ne faisait plus ce genre de choses quand elle vivait ici, d'après vous, c'est pour les faire plus librement qu'elle m'a quitté, mais pour quelle amie ? – Sûrement pas, ce n'est pas du tout pour cela. – Alors parce que j'étais trop désagréable ? – Non, je ne crois pas. Je crois qu'elle a été forcée de vous quitter par sa tante qui avait des vues pour elle sur cette canaille, vous savez, ce jeune homme que vous appeliez « je suis dans les choux », ce jeune homme qui aimait Albertine et l'avait demandée. Voyant que vous ne l'épousiez pas, ils ont eu peur que la prolongation choquante de son séjour chez vous n'empêchât ce jeune homme de l'épouser. Mme Bontemps, sur qui le jeune homme ne cessait de faire agir, a rappelé Albertine. Albertine, au fond, avait besoin de son oncle et de sa tante et quand elle a su qu'on lui mettait le marché en mains, elle vous a quitté. » Je n'avais jamais dans ma jalousie pensé à cette explication, mais seulement aux désirs d'Albertine pour les femmes et à ma surveillance, j'avais oublié qu'il y avait aussi Mme Bontemps qui pouvait trouver étrange un peu plus tard ce qui avait choqué ma mère dés le début. Du moins Mme Bontemps craignait que cela ne choquât ce fiancé possible qu'elle lui gardait comme une poire pour la soif, si je ne l'épousais pas. Ce mariage était-il vraiment la raison du départ d'Albertine, et par amour-propre, pour ne pas avoir l'air de dépendre de sa tante, ou de me forcer à l'épouser, n'avait-elle pas voulu le dire ? Je commençais à me rendre compte que le système des causes nombreuses d'une seule action, dont Albertine était adepte dans ses rapports avec ses amies quand elle laissait croire à chacune que c'était pour elle qu'elle était venue, n'était qu'une sorte de symbole artificiel, voulu, des différents aspects que prend une action selon le point de vue où on se place. L'étonnement et l'espèce de honte que je ressentais de ne pas m'être une seule fois dit qu'Albertine était chez moi dans une position fausse qui pouvait ennuyer sa tante, cet étonnement, ce n'était pas la première fois, ce ne fut pas la dernière fois, que je l'éprouvai. Que de fois il m'est arrivé, après avoir cherché à comprendre les rapports de deux êtres et les crises qu'ils amènent, d'entendre tout d'un coup un troisième m'en parler à son point de vue à lui, car il a des rapports plus grands encore avec l'un des deux, point de vue qui a peut-être été la cause de la crise. Et si les actes restent ainsi incertains, comment les personnes elles-mêmes ne le seraient-elles pas ? À entendre les gens qui prétendaient qu'Albertine était une roublarde qui avait cherché à se faire épouser par tel ou tel, il n'est pas difficile de supposer comment ils eussent défini sa vie chez moi. Et pourtant, à mon avis elle avait été une victime, une victime peut-être pas tout à fait pure, mais dans ce cas coupable pour d'autres raisons, à cause de vices dont on ne parlait point. Mais il faut surtout se dire ceci : d'une part, le mensonge est souvent un trait de caractère ; d'autre part, chez des femmes qui ne seraient pas sans cela menteuses, il est une défense naturelle, improvisée, puis de mieux en mieux organisée, contre ce danger subit et qui serait capable de détruire toute vie : l'amour. D'autre part, ce n'est pas l'effet du hasard si les êtres intellectuels et sensibles se donnent toujours à des femmes insensibles et inférieures, et tiennent cependant à elles au point que la preuve qu'ils ne sont pas aimés ne les guérit nullement de tout sacrifier à conserver près d'eux une telle femme. Si je dis que de tels hommes ont besoin de souffrir, je dis une chose exacte, en supprimant les vérités préliminaires qui font de ce besoin – involontaire en un sens – de souffrir une conséquence parfaitement compréhensible de ces vérités. Sans compter que, les natures complètes étant rares, un être très sensible et très intellectuel aura généralement peu de volonté, sera le jouet de l'habitude et de cette peur de souffrir dans la minute qui vient, qui voue aux souffrances perpétuelles – et que dans ces conditions il ne voudra jamais répudier la femme qui ne l'aime pas. On s'étonnera qu'il se contente de si peu d'amour, mais il faudra plutôt se représenter la douleur que peut lui causer l'amour qu'il ressent. Douleur qu'il ne faut pas trop plaindre, car il en est de ces terribles commotions que nous donnent l'amour malheureux, le départ, la mort d'une amante, comme de ces attaques de paralysie qui nous foudroient d'abord, mais après lesquelles les muscles tendent peu à peu à reprendre leur élasticité, leur énergie vitales. De plus cette douleur n'est pas sans compensation. Ces êtres intellectuels et sensibles sont généralement peu enclins au mensonge. Celui-ci les prend d'autant plus au dépourvu que, même très intelligents, ils vivent dans le monde des possibles, réagissent peu, vivent dans la douleur qu'une femme vient de leur infliger plutôt que dans la claire perception de ce qu'elle voulait, de ce qu'elle faisait, de celui qu'elle aimait, perception donnée surtout aux natures volontaires et qui ont besoin de cela pour parer à l'avenir au lieu de pleurer le passé. Donc ces êtres se sentent trompés sans trop savoir comment. Par là la femme médiocre, qu'on s'étonnait de les voir aimer, leur enrichit bien plus l'univers que n'eût fait une femme intelligente. Derrière chacune de ses paroles, ils sentent un mensonge ; derrière chaque maison où elle dit être allée, une autre maison ; derrière chaque action, chaque être une autre action, un autre être. Sans doute ils ne savent pas lesquels, n'ont pas l'énergie, n'auraient peut-être pas la possibilité d'arriver à le savoir. Une femme menteuse, avec un truc extrêmement simple, peut leurrer, sans se donner la peine de le changer, des quantités de personnes et, qui plus est, la même, qui aurait dû le découvrir. Tout cela crée, en face de l'intellectuel sensible, un univers tout en profondeurs que sa jalousie voudrait sonder et qui n'est pas sans intéresser son intelligence.
Sans être précisément de ceux-là j'allais peut-être, maintenant qu'Albertine était morte, savoir le secret de sa vie. Mais cela, ces indiscrétions qui ne se produisent qu'après que la vie terrestre d'une personne est finie, ne prouvent-elles pas que personne ne croit, au fond, à une vie future ? Si ces indiscrétions sont vraies, on devrait redouter le ressentiment de celle dont on dévoile les actions, autant pour le jour où on la rencontrera au ciel, qu'on le redoutait tant qu'elle vivait, lorsqu'on se croyait tenu à cacher son secret. Et si ces indiscrétions sont fausses, inventées parce qu'elle n'est plus là pour démentir, on devrait craindre plus encore la colère de la morte si on croyait au ciel. Mais personne n'y croit. De sorte qu'il était possible qu'un long drame se fût joué dans le cœur d'Albertine entre rester et me quitter, mais que me quitter fût à cause de sa tante, ou de ce jeune homme, et pas à cause de femmes auxquelles peut-être elle n'avait jamais pensé. Le plus grave pour moi fut qu'Andrée, qui n'avait pourtant plus rien à me cacher sur les mœurs d'Albertine, me jura qu'il n'y avait pourtant rien eu de ce genre entre Albertine d'une part, Mlle Vinteuil et son amie d'autre part (Albertine ignorait elle-même ses propres goûts quand elle les avait connues, et celles-ci, par cette peur de se tromper dans le sens qu'on désire, qui engendre autant d'erreurs que le désir lui-même, la considéraient comme très hostile à ces choses. Peut-être bien, plus tard, avaient-elles appris sa conformité de goûts avec elles, mais alors elles connaissaient trop Albertine et Albertine les connaissait trop pour qu'elles pussent songer à faire cela ensemble). En somme, je ne comprenais toujours pas davantage pourquoi Albertine m'avait quitté. Si la figure d'une femme est difficilement saisissable aux yeux qui ne peuvent s'appliquer à toute cette surface mouvante, aux lèvres, plus encore à la mémoire, si des nuages la modifient selon sa position sociale, selon la hauteur où l'on est situé, quel rideau plus épais encore est tiré entre les actions de celle que nous voyons et ses mobiles. Les mobiles sont dans un plan plus profond, que nous n'apercevons pas, et engendrent d'ailleurs d'autres actions que celles que nous connaissons et souvent en absolue contradiction avec elles. À quelle époque n'y a-t-il pas eu d'homme public, cru un saint par ses amis, et qui soit découvert avoir fait des faux, volé l'État, trahi sa patrie ? Que de fois un grand seigneur est volé par un intendant qu'il a élevé, dont il eût juré qu'il était un brave homme, et qui l'était peut-être ? Or ce rideau tiré sur les mobiles d'autrui, combien devient-il plus impénétrable si nous avons de l'amour pour cette personne, car il obscurcit notre jugement et les actions aussi de celle qui, se sentant aimée, cesse tout d'un coup d'attacher du prix à ce qui en aurait eu sans cela pour elle, comme la fortune par exemple. Peut-être aussi est-elle poussée à feindre en partie ce dédain de la fortune dans l'espoir d'obtenir plus en faisant souffrir. Le marchandage peut aussi se mêler au reste. De même, des faits positifs de sa vie, une intrigue qu'elle n'a confiée à personne de peur qu'elle ne nous fût révélée, que beaucoup malgré cela auraient peut-être connue s'ils avaient eu de la connaître le même désir passionné que nous, en gardant plus de liberté d'esprit, en éveillant chez l'intéressée moins de suspicions, une intrigue que certains peut-être n'ont pas ignorée – mais certains que nous ne connaissons pas et que nous ne saurions où trouver. Et parmi toutes les raisons d'avoir avec nous une attitude inexplicable, il faut faire entrer ces singularités du caractère qui poussent un être, soit par négligence de son intérêt, soit par haine, soit par amour de la liberté, soit par de brusques impulsions de colère, ou par crainte de ce que penseront certaines personnes, à faire le contraire de ce que nous pensions. Et puis il y a les différences de milieu, d'éducation, auxquelles on ne veut pas croire parce que, quand on cause tous les deux, on les efface par les paroles, mais qui se retrouvent, quand on est seul, pour diriger les actes de chacun d'un point de vue si opposé qu'il n'y a pas de véritable rencontre possible. « Mais, ma petite Andrée, vous mentez encore. Rappelez-vous – vous-même me l'avez avoué – je vous ai téléphoné la veille, vous rappelez-vous, qu'Albertine avait tant voulu, et en me le cachant comme quelque chose que je ne devais pas savoir, aller à la matinée Verdurin où Mlle Vinteuil devait venir. – Oui, mais Albertine ignorait absolument que Mlle Vinteuil dût y venir. – Comment ? Vous-même m'avez dit que quelques jours avant elle avait rencontré Mme Verdurin. D'ailleurs Andrée, inutile de nous tromper l'un l'autre. J'ai trouvé un papier un matin dans la chambre d'Albertine, un mot de Mme Verdurin la pressant de venir à la matinée. » Et je lui montrai le mot qu'en effet Françoise s'était arrangée pour me faire voir en le plaçant tout au-dessus des affaires d'Albertine quelques jours avant son départ, et, je le crains, en le laissant là pour faire croire à Albertine que j'avais fouillé dans ses affaires, pour lui faire savoir en tous cas que j'avais vu ce papier. Et je m'étais souvent demandé si cette ruse de Françoise n'avait pas été pour beaucoup dans le départ d'Albertine qui, voyant qu'elle ne pouvait plus rien me cacher, se sentait découragée, vaincue. Je lui montrai le papier : « Je n'ai aucun remords, tout excusée par ce sentiment si familial... » « Vous savez bien, Andrée, qu'Albertine avait toujours dit que l'amie de Mlle Vinteuil était, en effet, pour elle une mère, une sœur. – Mais vous avez mal compris ce billet. La personne que Mme Verdurin voulait ce jour-là faire rencontrer chez elle avec Albertine, ce n'était pas du tout l'amie de Mlle Vinteuil, c'était le fiancé « je suis dans les choux », et le sentiment familial est celui que Mme Verdurin portait à cette crapule qui est, en effet, son neveu. Pourtant je crois qu'ensuite Albertine a su que Mlle Vinteuil devait venir, Mme Verdurin avait pu le lui faire savoir accessoirement. Certainement l'idée qu'elle reverrait son amie lui avait fait plaisir, lui rappelait un passé agréable, mais comme vous seriez content, si vous deviez aller dans un endroit, de savoir qu'Elstir y est, mais pas plus, pas même autant. Non, si Albertine ne voulait pas dire pourquoi elle voulait aller chez Mme Verdurin, c'est qu'il y avait une répétition où Mme Verdurin avait convoqué très peu de personnes, parmi lesquelles ce neveu à elle que vous aviez rencontré à Balbec, que Mme Bontemps voulait faire épouser à Albertine et avec qui Albertine voulait parler. C'est une jolie canaille. » Ainsi Albertine, contrairement à ce qu'avait cru autrefois la mère d'Andrée, avait eu, somme toute, un beau parti bourgeois. Et quand elle avait voulu voir Mme Verdurin, quand elle lui avait parlé en secret, quand elle avait été si fâchée que j'y fusse allé en soirée sans la prévenir, l'intrigue qu'il y avait entre elle et Mme Verdurin avait pour objet de lui faire rencontrer non Mlle Vinteuil, mais le neveu qui aimait Albertine et pour qui Mme Verdurin s'entremettait, avec cette satisfaction de travailler à la réalisation d'un de ces mariages qui surprennent de la part de certaines familles dans la mentalité de qui on n'entre pas complètement, croyant qu'elles tiennent à un mariage riche. Or jamais je n'avais repensé à ce neveu qui avait peut-être été le déniaiseur grâce auquel j'avais été embrassé la première fois par elle. Et à tout le plan des mobiles d'Albertine que j'avais construit il fallait en substituer un autre, ou le lui superposer, car peut-être il ne l'excluait pas, le goût pour les femmes n'empêchant pas de se marier. « Et puis, il n'y a pas besoin de chercher tant d'explications, ajouta Andrée. Dieu sait combien j'aimais Albertine et quelle bonne créature c'était, mais surtout depuis qu'elle avait eu la fièvre typhoïde (une année avant que vous ayez fait notre connaissance à toutes), c'était un vrai cerveau brûlé. Tout à coup elle se dégoûtait de ce qu'elle faisait, il fallait changer à la minute même, et elle ne savait sans doute pas elle-même pourquoi. Vous rappelez-vous la première année où vous êtes venu à Balbec, l'année où vous nous avez connues ? Un beau jour elle s'est fait envoyer une dépêche qui la rappelait à Paris, c'est à peine si on a eu le temps de faire ses malles. Or elle n'avait aucune raison de partir. Tous les prétextes qu'elle a donnés étaient faux. Paris était assommant pour elle à ce moment-là. Nous étions toutes encore à Balbec. Le golf n'était pas fermé, et même les épreuves pour la grande coupe, qu'elle avait tant désirée, n'étaient pas finies. Sûrement c'est elle qui l'aurait eue. Il n'y avait que huit jours à attendre. Eh bien, elle est partie au galop ! Souvent je lui en avais reparlé depuis. Elle disait elle-même qu'elle ne savait pas pourquoi elle était partie, que c'était le mal du pays (le pays, c'est Paris, vous pensez si c'est probable), qu'elle se déplaisait à Balbec, qu'elle croyait qu'il y avait des gens qui se moquaient d'elle. » Et je me disais qu'il y avait cela de vrai dans ce que disait Andrée que, si des différences entre les esprits expliquent les impressions différentes produites sur telle ou telle personne par une même œuvre, les différences de sentiment, l'impossibilité de persuader une personne qui ne vous aime pas, il y a aussi les différences entre les caractères, les particularités d'un caractère qui sont aussi une cause d'action. Puis je cessais de songer à cette explication et je me disais combien il est difficile de savoir la vérité dans la vie. J'avais bien remarqué le désir et la dissimulation d'Albertine pour aller chez Mme Verdurin et je ne m'étais pas trompé. Mais alors même qu'on tient ainsi un fait, des autres on ne perçoit que l'apparence ; car l'envers de la tapisserie, l'envers réel de l'action, de l'intrigue – aussi bien que celui de l'intelligence, du cœur – se dérobe et nous ne voyons passer que des silhouettes plates dont nous nous disons : c'est ceci, c'est cela ; c'est à cause d'elle, ou de telle autre. La révélation que Mlle Vinteuil devait venir m'avait paru l'explication d'autant plus logique qu'Albertine, allant au-devant, m'en avait parlé. Et plus tard n'avait-elle pas refusé de me jurer que la présence de Mlle Vinteuil ne lui faisait aucun plaisir ? Et ici, à propos de ce jeune homme, je me rappelai ceci que j'avais oublié : peu de temps auparavant, pendant qu'Albertine habitait chez moi, je l'avais rencontré et il avait été, contrairement à son attitude à Balbec, excessivement aimable, même affectueux avec moi, m'avait supplié de le laisser venir me voir, ce que j'avais refusé pour beaucoup de raisons. Or maintenant je comprenais que, tout bonnement, sachant qu'Albertine habitait la maison, il avait voulu se mettre bien avec moi pour avoir toutes facilités de la voir et de me l'enlever, et je conclus que c'était un misérable. Quelque temps après, lorsque furent jouées devant moi les premières œuvres de ce jeune homme, sans doute je continuai à penser que s'il avait tant voulu venir chez moi, c'était à cause d'Albertine, et tout en trouvant cela coupable, je me rappelai que jadis si j'étais parti pour Doncières, voir Saint-Loup, c'était en réalité parce que j'aimais Mme de Guermantes. Il est vrai que le cas n'était pas le même, Saint-Loup n'aimant pas Mme de Guermantes, si bien qu'il y avait dans ma tendresse peut-être un peu de duplicité, mais nulle trahison. Mais je songeai ensuite que cette tendresse qu'on éprouve pour celui qui détient le bien que vous désirez, on l'éprouve aussi si, ce bien, celui-là le détient même en l'aimant pour lui-même. Sans doute, il faut alors lutter contre une amitié qui conduira tout droit à la trahison. Et je crois que c'est ce que j'ai toujours fait. Mais pour ceux qui n'en ont pas la force, on ne peut pas dire que chez eux l'amitié qu'ils affectent pour le détenteur soit une pure ruse ; ils l'éprouvent sincèrement et à cause de cela la manifestent avec une ardeur qui, une fois la trahison accomplie, fait que le mari ou l'amant trompé peut dire avec une indignation stupéfiée : « Si vous aviez entendu les protestations d'affection que me prodiguait ce misérable ! Qu'on vienne voler un homme de son trésor, je le comprends encore. Mais qu'on éprouve le besoin diabolique de l'assurer d'abord de son amitié, c'est un degré d'ignominie et de perversité qu'on ne peut imaginer. » Or il n'y a pas là une telle perversité, ni même mensonge tout à fait lucide. L'affection de ce genre que m'avait manifestée ce jour-là le pseudo-fiancé d'Albertine avait encore une autre excuse, étant plus complexe qu'un simple dérivé de l'amour pour Albertine. Ce n'est que depuis peu qu'il se savait, qu'il s'avouait, qu'il voulait être proclamé un intellectuel. Pour la première fois les valeurs autres que sportives ou noceuses existaient pour lui. Le fait que j'eusse été estimé d'Elstir, de Bergotte, qu'Albertine lui eût peut-être parlé de la façon dont je jugeais les écrivains et dont elle se figurait que j'aurais pu écrire moi-même, faisait que tout d'un coup j'étais devenu pour lui (pour l'homme nouveau qu'il s'apercevait enfin être) quelqu'un d'intéressant avec qui il eût eu plaisir à être lié, à qui il eût voulu confier ses projets, peut-être demander de le présenter à Elstir. De sorte qu'il était sincère en demandant à venir chez moi, en m'exprimant une sympathie où des raisons intellectuelles en même temps qu'un reflet d'Albertine mettaient de la sincérité. Sans doute ce n'était pas pour cela qu'il tenait tant à venir chez moi, et il eût tout lâché pour cela. Mais cette raison dernière, qui ne faisait guère qu'élever à une sorte de paroxysme passionné les deux premières, il l'ignorait peut-être lui-même, et les deux autres existaient réellement, comme avait pu réellement exister chez Albertine ; quand elle avait voulu aller, l'après-midi de la répétition, chez Mme Verdurin, le plaisir parfaitement honnête qu'elle aurait eu à revoir des amies d'enfance qui pour elle n'étaient pas plus vicieuses qu'elle n'était pour celles-ci, à causer avec elles, à leur montrer, par sa seule présence chez les Verdurin, que la pauvre petite fille qu'elles avaient connue était maintenant invitée dans un salon marquant, le plaisir aussi qu'elle aurait peut-être eu à entendre de la musique de Vinteuil. Si tout cela était vrai, la rougeur qui était venue au visage d'Albertine quand j'avais parlé de Mlle Vinteuil venait de ce que je l'avais fait à propos de cette matinée qu'elle avait voulu me cacher à cause de ce projet de mariage que je ne devais pas savoir. Le refus d'Albertine de me jurer qu'elle n'aurait eu aucun plaisir à revoir à cette matinée Mlle Vinteuil avait à ce moment-là augmenté mon tourment, fortifié mes soupçons, mais me prouvait rétrospectivement qu'elle avait tenu à être sincère, et même pour une chose innocente, peut-être justement parce que c'était une chose innocente. Il restait ce qu'Andrée m'avait dit sur ses relations avec Albertine. Peut-être pourtant, même sans aller jusqu'à croire qu'Andrée les inventait entièrement pour que je ne fusse pas heureux et ne pusse pas me croire supérieur à elle, pouvais-je encore supposer qu'elle avait un peu exagéré ce qu'elle faisait avec Albertine, et qu'Albertine, par restriction mentale, diminuait aussi un peu ce qu'elle avait fait avec Andrée, se servant systématiquement de certaines définitions que stupidement j'avais formulées sur ce sujet, trouvant que ses relations avec Andrée ne rentraient pas dans ce qu'elle devait m'avouer et qu'elle pouvait les nier sans mentir. Mais pourquoi croire que c'était plutôt elle qu'Andrée qui mentait ? La vérité et la vie sont bien ardues, et il me restait d'elles, sans qu'en somme je les connusse, une impression où la tristesse était peut-être encore dominée par la fatigue.
Quant à la troisième fois où je me souviens d'avoir eu conscience que j'approchais de l'indifférence absolue à l'égard d'Albertine (et, cette dernière fois, jusqu'à sentir que j'y étais tout à fait arrivé), ce fut un jour, à Venise, assez longtemps après la dernière visite d'Andrée.