«Et quel vent, dit miss Havisham, vous pousse ici, Pip?»
Bien qu'elle me regardât fixement, je vis qu'elle était quelque peu confuse. Estelle posa son ouvrage sur ses genoux, leva les yeux sur nous, puis se remit à travailler. Je m'imaginai lire dans le mouvement de ses doigts, aussi clairement que si elle me l'eût dit dans l'alphabet des sourds-muets, qu'elle s'apercevait que j'avais découvert mon bienfaiteur.
«Miss Havisham, dis-je, je suis allé à Richmond pour parler à Estelle, et, trouvant que le vent l'avait poussée ici, je l'ai suivie.»
Miss Havisham me faisant signe pour la troisième ou quatrième fois de m'asseoir, je pris la chaise placée auprès de la table de toilette que j'avais vue si souvent occupée par elle. Avec toutes ces ruines à mes pieds et autour de moi, il me semblait que c'était bien en ce jour la place qui me convenait.
«Ce que j'ai à dire à miss Estelle, miss Havisham, je le dirai devant vous dans quelques moments. Cela ne vous surprendra pas, cela ne vous déplaira pas. Je suis aussi malheureux que vous ayez jamais pu désirer me voir.»
Miss Havisham continuait à me regarder fixement. Je voyais au mouvement des doigts d'Estelle pendant qu'ils travaillaient qu'elle était attentive à ce que je disais, mais elle ne levait pas les yeux.
«J'ai découvert quel est mon protecteur. Ce n'est pas une heureuse découverte, et il n'est pas probable qu'elle élève jamais ni ma réputation, ni ma position, ni ma fortune, ou quoi que ce soit. Il y a des raisons qui m'empêchent d'en dire davantage: ce n'est pas mon secret, mais celui d'un autre.»
Comme je gardais le silence pendant un moment, regardant Estelle et cherchant comment continuer, miss Havisham répéta:
«Ce n'est pas votre secret, mais celui d'un autre, eh bien?...
—Quand pour la première fois vous m'avez fait venir ici, miss Havisham, quand j'appartenais au village là-bas, que je voudrais bien n'avoir jamais quitté, je suppose que je vins réellement ici comme tout autre enfant aurait pu y venir, comme une espèce de domestique, pour satisfaire vos caprices et en être payé.
—Ah! Pip! répliqua miss Havisham en secouant la tête avec calme, vous croyez....
—Est-ce que M. Jaggers?...
—M. Jaggers, dit miss Havisham en me répondant d'une voix ferme, n'avait rien à faire là-dedans et n'en savait rien. S'il est mon avoué et s'il est celui de votre bienfaiteur, c'est une coïncidence. Il a de semblables relations avec un assez grand nombre de personnes, et cela a pu arriver naturellement; mais, n'importe comment cette coïncidence est arrivée, soyez convaincu qu'elle n'a été amenée par personne.»
Tout le monde aurait pu voir dans son visage hagard qu'il n'y avait jusqu'ici ni subterfuge ni dissimulation dans ce qu'elle venait de dire.
«Mais lorsque je suis tombé dans l'erreur où je suis resté si longtemps, du moins vous m'y avez entretenu? dis-je.
—Oui, répondit-elle en faisant encore un signe, je vous ai laissé aller.
—Était-ce de la bonté?
—Qui suis-je? s'écria miss Havisham en frappant sa canne sur le plancher et se laissant emporter par une colère si subite qu'Estelle leva sur elle des yeux surpris, qui suis-je, pour l'amour de Dieu, pour avoir de la bonté?»
J'avais élevé une bien faible plainte et je n'avais même pas eu l'intention de le faire. Je le lui dis lorsqu'elle se rassit plus calme après cet éclat.
«Eh bien!... eh bien!... eh bien!... dit-elle, après?...
—J'ai été généreusement payé ici pour mes anciens services, dis-je pour la calmer, en étant mis en apprentissage, et je n'ai fait ces questions que pour me renseigner personnellement. Ce qui suit a un but différent, et, je l'espère, plus désintéressé. En entretenant mon erreur, miss Havisham, vous avez voulu punir et contrarier—peut-être sauriez-vous trouver mieux que moi les termes qui pourraient exprimer votre intention sans vous offenser—vos égoïstes parents.
—Je l'ai fait, dit-elle, mais ils l'ont voulu, et vous aussi. Quelle a été mon histoire pour que je me donne la peine de les avertir ou de les supplier, eux ou vous, pour qu'il en soit autrement? Vous vous êtes tendu vos propres pièges, et ce n'est pas moi qui les ai tendus...»
Après avoir attendu qu'elle redevînt calme, car ses paroles éclataient en cascades sauvages et inattendues, je continuai:
«J'ai été jeté dans une famille de vos parents, miss Havisham, et je suis resté constamment au milieu d'eux depuis mon arrivée à Londres. Je sais qu'ils ont été de bonne foi et trompés sur mon compte comme je l'ai été moi-même, et je serais faux et bas si je ne vous disais pas, que cela vous soit agréable ou non, que vous faites sérieusement injure à M. Mathieu Pocket et à son fils Herbert si vous supposez qu'ils sont autre chose que généreux, droits, ouverts, et incapables de quoi que ce soit de vil ou de lâche.
—Ce sont vos amis? dit miss Havisham.
—Ils se sont faits mes amis, dis-je, quand ils supposaient que j'avais pris leur place et quand Sarah Pocket, miss Georgina et mistress Camille n'étaient pas mes amis, je pense.»
Le contraste de mes amis avec le reste de sa famille semblait, j'étais bien aise de le voir, les mettre bien avec elle. Elle me regarda avec des yeux perçants pendant un moment, puis elle dit avec calme:
«Que demandez-vous pour eux?
—Rien, dis-je, si ce n'est que vous ne les confondiez pas avec les autres. Il se peut qu'ils soient du même sang, mais, croyez-moi, ils ne sont pas de la même nature.»
Miss Havisham répéta, en continuant à me regarder avec avidité:
«Que demandez-vous pour eux?
—Je ne suis pas assez rusé, vous le voyez, répondis-je sentant bien que je rougissais un peu, pour pouvoir vous cacher, quand bien même je le désirerais, que j'ai quelque chose à vous demander, miss Havisham: si vous pouviez disposer de quelque argent pour rendre à mon ami Herbert un service pour le reste de ses jours... mais ce service, par sa nature, doit être rendu sans qu'il s'en doute, je vous dirai comment.
—Pourquoi faut-il que cela se fasse sans qu'il s'en doute? demanda-t-elle en appuyant sa main sur sa canne afin de me regarder plus attentivement.
—Parce que, dis-je, j'ai commencé moi-même à lui rendre service il y a plus de deux ans sans qu'il le sache, et que je ne veux pas être trahi. Par quelles raisons suis-je incapable de continuer? Je ne puis vous le dire. C'est une partie du secret d'un autre et non pas le mien.»
Elle détourna peu à peu les yeux de moi et les porta sur le feu. Après l'avoir contemplé pendant un temps qui, dans le silence, à la lumière des bougies qui brûlaient lentement, me parut bien long, elle fut réveillée par l'écroulement de quelques charbons enflammés, et regarda de nouveau de mon côté, d'abord d'une manière vague, puis avec une attention graduellement concentrée. Pendant tout ce temps Estelle tricotait toujours. Quand miss Havisham eut arrêté son attention sur moi, elle dit, en parlant comme s'il n'y avait pas eu d'interruption dans notre conversation:
«Ensuite?...
—Estelle, dis-je en me tournant vers elle en essayant de maîtriser ma voix tremblante, vous savez que je vous aime, vous savez que je vous aime depuis longtemps, et que je vous aime tendrement...»
Ainsi interpellée, Estelle leva les yeux sur mon visage, et ses doigts continuèrent leur travail, et elle me regarda sans changer de contenance. Je vis que miss Havisham portait les yeux tantôt de moi à elle, tantôt d'elle à moi.
«J'aurais dit cela plus tôt sans ma longue erreur. Cette erreur m'avait fait espérer que miss Havisham nous destinait l'un à l'autre, et, pensant que vous ne pouviez rien y faire vous-même, quelles que fussent vos intentions, je me suis retenu de le dire, mais je dois l'avouer maintenant.»
Sans rien perdre de sa contenance impassible et ses doigts allant toujours, Estelle secoua la tête.
«Je sais, dis-je en réponse à ce mouvement, je sais que je n'ai pas l'espoir de pouvoir jamais vous appeler ma femme, Estelle. J'ignore ce que je vais devenir, combien malheureux je serai, où j'irai. Cependant, je vous aime, je vous ai aimée depuis la première fois que je vous ai vue dans cette maison.»
En me regardant, parfaitement impassible et les doigts toujours occupés, elle secoua de nouveau la tête. Je repris:
«Il eût été bien cruel, horriblement cruel à miss Havisham de jouer avec la sensibilité et la candeur d'un pauvre garçon, de me torturer pendant toutes ces années dans un vain espoir et pour un but inutile si elle avait songé à la gravité de ce qu'elle faisait; mais je pense qu'elle n'en avait pas conscience. Je crois qu'en endurant ses propres souffrances elle a oublié les miennes, Estelle.»
Je vis miss Havisham porter la main à son cœur et l'y retenir pendant qu'elle continuait à me regarder, ainsi qu'Estelle, tour à tour.
«Il me semble, dit Estelle avec un grand calme, qu'il y a des sentiments, des fantaisies, je ne sais pas comment les appeler, que je suis incapable de comprendre. Quand vous dites que vous m'aimez, je sais ce que vous voulez dire quant à la formation des mots, mais rien de plus. Vous ne dites rien à mon cœur... vous ne touchez rien là... Je m'inquiète peu de ce que vous pouvez dire... j'ai essayé de vous en avertir.... Dites, ne l'ai-je pas fait?
—Oui, répondis-je d'un ton lamentable.
—Oui, mais vous n'avez pas voulu vous tenir pour averti, car vous avez cru que je ne le pensais pas. Ne l'avez-vous pas cru?
—J'ai cru et espéré que vous ne le pensiez pas, vous si jeune, si peu éprouvée et si belle, Estelle. Assurément ce n'est pas dans la nature.
—C'est dans ma nature, répondit-elle; puis elle ajouta en appuyant sur les mots: C'est dans mon for intérieur. Je fais une grande différence entre vous et les autres en vous en disant autant. Je ne puis faire davantage.
—N'est-il pas vrai, dis-je, que Bentley Drummle est ici en ville et qu'il vous recherche?
—C'est parfaitement vrai, répondit-elle en parlant de lui avec l'indifférence du plus entier mépris.
—N'est-il pas vrai que vous l'encouragez, que vous sortez à cheval avec lui, et qu'il dîne avec vous aujourd'hui même?»
Elle parut un peu surprise de voir que je connaissais tous ces détails, mais elle répondit encore:
«C'est parfaitement vrai!
—Vous pouvez l'aimer, Estelle!»
Ses doigts s'arrêtèrent pour la première fois quand elle répliqua avec un peu de colère:
«Que vous ai-je dit? Croyez-vous encore après cela que je ne sois pas telle que je le dis?
—Vous ne l'épouserez jamais Estelle?»
Elle se tourna vers miss Havisham et réfléchit un instant en tenant son ouvrage dans ses mains, puis elle dit:
«Pourquoi ne vous dirais-je pas la vérité? On va me marier avec lui.»
Je laissai tomber ma tête dans mes mains; mais je pus me contenir mieux que je ne pouvais l'espérer, eu égard à la douleur que j'éprouvai en lui entendant prononcer ces paroles. Quand je relevai la tête, miss Havisham avait un air si horrible, que j'en fus impressionné, même dans le bouleversement extrême de ma douleur.
«Estelle, chère, très chère Estelle, ne permettez pas à miss Havisham de vous précipiter dans cet abîme. Mettez-moi de côté pour toujours. Vous l'avez fait, je le sais bien, mais donnez votre main à quelque personne plus digne que Drummle. Miss Havisham vous donne à lui comme pour témoigner le plus profond mépris, et faire la plus grande injure qu'on puisse faire à tous les hommes beaucoup meilleurs qui vous admirent, et aux quelques-uns qui vous aiment vraiment. Parmi ces quelques-uns il peut y en avoir un qui vous aime aussi tendrement, bien qu'il ne vous ait pas aimé aussi longtemps que moi. Prenez-le et je le supporterai avec courage pour l'amour de vous!»
Mon ardeur éveilla en elle un étonnement qui me fit supposer qu'elle était touchée de compassion, et que tout à coup j'étais devenu intelligible à son esprit.
«Je vais, dit-elle encore d'un ton plus doux, l'épouser. On s'occupe des préparatifs de mon mariage, et je serai bientôt mariée. Pourquoi mêlez-vous ici injustement le nom de ma mère adoptive? C'est par ma propre volonté que tout se fait.
—C'est par votre propre volonté, Estelle, que vous vous jetez dans les bras d'une brute?
—Dans les bras de qui devrais-je me jeter? repartit-elle avec un sourire. Devrais-je me jeter dans les bras de l'homme qui sentirait le mieux (s'il y a des gens qui sentent de pareilles choses) que je n'ai rien pour lui?... Là!... c'en est fait, je ferai assez bien et mon mari aussi. Quant à me précipiter dans ce que vous appelez un abîme, miss Havisham voulait me faire attendre et ne pas me marier encore; mais je suis fatiguée de la vie que j'ai menée; elle n'a que très peu de charmes pour moi, et je suis d'avis d'en changer. N'en dites pas davantage. Nous ne nous comprendrons jamais l'un l'autre.
—Une vile brute! une telle stupide brute! criai-je désespéré.
—Ne craignez pas que je sois un ange pour lui, dit Estelle; je ne le serai pas. Allons, voici ma main. Séparons-nous là-dessus, enfant et homme romanesque.
—Ô Estelle, répondis-je, pendant que mes larmes tombaient en abondance sur sa main, malgré tous mes efforts pour les retenir, quand même je resterais en Angleterre et que je pourrais me tenir la tête haute devant les autres, comment pourrais-je voir en vous la femme de Drummle!
—Enfantillage!... enfantillage!... dit-elle, cela passera avec le temps.
—Jamais, Estelle!
—Vous ne penserez plus à moi dans une semaine.
—Ne plus penser à vous! Vous faites partie de mon existence, partie de moi-même. Vous avez été dans chaque ligne que j'ai lue depuis la première fois que je suis venu ici, n'étant encore qu'un pauvre enfant bien grossier et bien vulgaire, dont, même alors, vous avez blessé le cœur. Vous avez été dans tous les rêves d'avenir que j'ai faits depuis. Sur la rivière, sur les voiles des vaisseaux, sur les marais, dans les nuages, dans la lumière, dans l'obscurité, dans le vent, dans la mer, dans les bois, dans les rues, vous avez été la personnification de toutes les fantaisies gracieuses que mon esprit ait jamais conçues. Les pierres avec lesquelles sont bâties les plus solides constructions de Londres ne sont pas plus réelles ou plus impossibles à déplacer par vos mains, que votre présence et votre influence l'ont été et le seront toujours pour moi, ici et partout. Estelle, jusqu'à la dernière heure de ma vie, il faut que vous restiez une partie de ma nature, une partie du peu de bien et une partie du mal qui est en moi. Mais pendant notre séparation, je vous associerai seulement au bien, et je vous y maintiendrai toujours fidèlement, car vous devez m'avoir fait beaucoup plus de bien que de mal. Quelle que soit la douleur aiguë que je ressente maintenant... oh! Dieu vous garde! Dieu vous pardonne!»
Dans quelle angoisse de malheur j'arrachai de mon cœur ces paroles entrecoupées? je ne le sais. Elles montèrent à mes lèvres comme le sang d'une blessure interne. Je tins sa main sur mes lèvres pendant un moment, et je la quittai. Mais toujours dans la suite, je me suis souvenu, et bientôt après à plus forte raison, que, tandis qu'Estelle me regardait seulement avec un étonnement mêlé d'incrédulité, la figure de spectre de miss Havisham, dont la main couvrait encore son cœur, semblait trahir, dans un terrible regard, la pitié et le remords.
Tout est dit, tout est fini! Tout était si bien dit et si bien fini, que, lorsque je franchis la porte, la lumière du jour paraissait d'une couleur plus sombre que lorsque j'étais entré. Pendant un instant, je me cachai parmi les ruelles et les passages, et ensuite je partis pour faire à pied toute la route jusqu'à Londres. Car j'avais à ce moment tellement repris mes esprits, que je réfléchis que je ne pouvais pas retourner à l'hôtel et y voir Drummle; que je ne pourrais pas supporter d'être assis dans la voiture et m'entendre adresser la parole; que je ne pouvais rien faire de mieux pour moi-même que de me fatiguer.
Il était plus de minuit quand je traversai le pont de Londres. Passant par les étroits labyrinthes des rues qui, à cette époque, longeaient à l'ouest la rive du fleuve qui faisait partie du comté de Middlesex, mon plus court chemin pour gagner le Temple était de suivre la rivière par Whitefriars. On ne m'attendait que le lendemain, mais j'avais mes clefs, et si Herbert était couché, je pouvais gagner mon lit sans le déranger.
Comme il arrivait rarement que j'entrasse par la porte de Whitefriars, quand le Temple était fermé, et que j'étais très crotté et très fatigué, je ne me formalisai pas, en voyant le portier m'examiner avec beaucoup d'attention en tenant la porte entr'ouverte pour me laisser passer. Pour aider sa mémoire je lui dis mon nom.
«Je n'en étais pas bien certain, monsieur, mais je le pensais. Voici une lettre, monsieur; la personne qui l'a apportée a dit que vous soyez assez bon pour la lire à la lanterne.»
Très surpris de cette recommandation, je pris la lettre. Elle était adressée à Philip Pip, Esquire, et au haut de l'enveloppe étaient ces mots:» VEUILLEZ LIRE CETTE LETTRE ICI MÊME.» Je l'ouvris, le portier m'éclairait, et je lus de la main de Wemmick:
«NE RENTREZ PAS CHEZ VOUS!»
Toutes les fantaisies et les bruits de la nuit qui m'assiégeaient disaient le même refrain: NE RENTREZ PAS CHEZ VOUS! Cette phrase s'insinuait dans tout ce que je pensais, comme l'aurait fait une douleur physique. Il n'y avait pas longtemps, j'avais lu dans les journaux qu'un inconnu était venu aux Hummums dans la nuit, s'était mis au lit, s'était suicidé, et que le lendemain matin on l'avait trouvé baigné dans son sang. Il me vint dans l'idée que cet inconnu avait dû occuper cette même voûte, et je me levai pour m'assurer qu'il n'y avait pas de traces rouges. Alors j'ouvris la porte pour regarder dans les couloirs et me ranimer un peu à la vue d'une lumière lointaine, près de laquelle je savais que le garçon de service dormait. Mais pendant tout ce temps, je me demandais: «Pourquoi ne dois-je pas rentrer chez moi?... Que peut-il être arrivé à la maison?... Si j'y rentrais, y trouverais-je Provis en sûreté?...» Ces questions occupaient à tel point mon esprit, qu'on aurait pu supposer qu'il n'y avait plus de place pour d'autres réflexions. Même lorsque je pensais à Estelle, et à la manière dont nous nous étions quittés ce jour-là pour toujours, et quand je me rappelais les circonstances de notre séparation, et tous ses regards, et toutes ses intonations, et le mouvement de ses doigts pendant qu'elle tricotait, même alors j'étais poursuivi ici, là et partout par cet avertissement: NE RENTREZ PAS CHEZ VOUS! Quand à la fin je m'assoupis, à force d'épuisement d'esprit et de corps, cela devint un immense verbe imaginaire, qu'il me fallut conjuguer à l'impératif présent: Ne rentre pas chez toi; qu'il ne rentre pas chez lui; ne rentrons pas chez nous; qu'ils ne rentrent pas chez eux; et puis virtuellement: Je ne puis pas et je ne dois pas rentrer chez moi; je ne pouvais pas, ne voulais pas et ne devais pas rentrer chez moi, jusqu'à ce que je sentisse que j'allais devenir fou. Je me roulai sur l'oreiller et regardai les grands ronds fixes sur la muraille.
J'avais recommandé que l'on m'éveillât à sept heures, car il était clair que je devais voir Wemmick avant tout autre personne, et également clair que c'était là une circonstance pour laquelle il ne fallait lui demander que ses sentiments de Walmorth. Ce fut pour moi un grand soulagement de sortir de la chambre où j'avais passé la nuit si misérablement, et il ne fut pas nécessaire de frapper deux fois à la porte pour me faire sauter de ce lit d'inquiétudes.
À huit heures, j'étais en vue des murs du château. La petite servante entrait justement dans la forteresse avec deux petits pains chauds. Je passai la poterne et franchis le pont-levis, en même temps qu'elle. J'arrivai ainsi sans être annoncé, pendant que Wemmick préparait le thé pour lui et pour son père. Une porte ouverte m'offrait en perspective le vieux au lit.
«Tiens! monsieur Pip, dit Wemmick, vous êtes donc revenu?
—Oui, répondis-je, mais je ne suis pas rentré chez moi.
—C'est très bien! dit-il en se frottant les mains, j'ai laissé un mot pour vous à chacune des portes du Temple, à tout hasard. Par quelle porte êtes-vous entré?»
Je le lui dis:
«J'irai à toutes les autres dans la journée, dit Wemmick, et je détruirai les lettres. C'est une bonne règle de ne jamais laisser de preuves écrites, quand on peut l'éviter, parce qu'on ne sait jamais si cela ne servira pas contre soi un jour. Je vais prendre une liberté avec vous. Vous est-il égal de faire cuire cette saucisse pour le vieux?»
Je répondis que je serais enchanté de le faire.
«Alors, vous pouvez aller à votre ouvrage, Mary Anne, dit Wemmick à la petite servante, ce qui nous laisse seuls, vous voyez, monsieur Pip,» ajouta-t-il en clignant de l'œil pendant qu'elle s'éloignait.
Je le remerciai de son amitié et de sa prudence, et nous continuâmes à causer à voix basse, pendant que je faisais griller la saucisse et qu'il beurrait la mie du petit pain de son père.
«Maintenant, monsieur Pip, vous savez, nous nous comprenons. Nous sommes dans nos capacités personnelles et privées, et ce n'est pas d'aujourd'hui que nous sommes engagés dans une transaction confidentielle. Les sentiments officiels sont une chose; mais nous sommes extra-officiels pour le moment.»
Je fis un signe d'assentiment cordial. J'étais tellement surexcité, que j'avais déjà enflammé la saucisse du vieux comme une torche et que j'avais été obligé de l'éteindre.
«J'ai accidentellement appris hier matin, me trouvant dans un certain lieu, où je vous ai conduit une fois... même entre vous et moi, il vaut mieux ne pas dire les noms, quand on peut l'éviter....
—Beaucoup mieux, dis-je; je vous comprends.
—J'ai appris là, par hasard, hier matin, dit Wemmick, qu'une certaine personne, qui n'est pas entièrement étrangère aux colonies et qui n'est pas non plus dénuée d'un certain avoir... je ne sais pas qui cela peut être réellement, nous ne nommerons pas cette personne....
—C'est inutile, dis-je.
—...avait fait quelques petits tours dans certaine partie du monde où vont bien des gens, pas toujours pour satisfaire leurs inclinations personnelles, et qui n'est pas tout à fait sans rapports avec les dépenses du gouvernement.»
En regardant sa figure je fis un véritable feu d'artifice de la saucisse du vieux, et cela apporta une grande distraction dans mon attention et dans celle de Wemmick. Je lui fis mes excuses.
«Cette personne disparaissant de cet endroit, et personne n'entendant plus parler d'elle dans les environs, dit Wemmick, on a formé des conjectures et soulevé des théories: j'ai aussi appris que vous aviez été surveillé dans votre appartement de la Cour du Jardin au Temple, et que vous pourriez l'être encore.
—Par qui? dis-je.
—Je ne voudrais pas entrer dans ces détails, dit Wemmick évasivement, cela pourrait empiéter sur ma responsabilité offi-cielle. J'ai appris cela comme j'ai appris bien d'autres choses curieuses en d'autres temps, dans le même lieu. Je ne vous dis pas cela sur des informations reçues, je l'ai entendu.»
Il me prit des mains la fourchette à rôtir et la saucisse tout en parlant, et disposa convenablement sur un petit plateau le déjeuner de son père. Avant de le lui servir, il entra dans sa chambre avec une serviette propre, qu'il attacha sous le menton du vieillard. Il le souleva, mit son bonnet de nuit de côté, et lui donna un air tout à fait crâne. Ensuite il plaça son déjeuner devant lui avec grand soin, et dit:
«C'est bien, n'est-ce pas, vieux père?»
Ce à quoi le joyeux vieillard répondit:
«Très bien! John, mon garçon, très bien!»
Comme il paraissait tacitement entendu que le vieux n'était pas dans un état présentable, je pensais qu'en conséquence il fallait le regarder comme invisible, et je fis semblant d'ignorer complètement tout ce qui se passait.
«Cette surveillance exercée sur moi dans mon appartement, surveillance que j'avais déjà eu quelque raison de soupçonner, dis-je à Wemmick quand il revint, est inséparable de la personne à laquelle vous avez fait allusion, n'est-ce pas?»
Wemmick prit un air très sérieux:
«Je ne puis pas vous assurer cela d'après ce que j'en sais. Je veux dire que je ne puis pas vous affirmer qu'il en a été ainsi d'abord; mais, ou cela est, ou sera, ou est en grand danger d'être.»
Comme je voyais que sa position à la Petite Bretagne l'empêchait d'en dire davantage, et que je savais (et je lui en étais très reconnaissant) combien il sortait de sa voie ordinaire, en me disant ce qu'il me disait, je ne pus pas le presser; mais je lui dis, après un moment de méditation, que j'aimerais bien lui faire une question, le laissant juge d'y répondre ou de n'y pas répondre, comme il le voudrait, certain que j'étais que ce qu'il ferait serait bien. Il posa son déjeuner et croisant les bras et pinçant ses manches de chemise (il trouvait commode de rester chez lui sans habit), il me fit signe aussitôt de faire ma question.
«Vous avez entendu parler d'un homme de mauvaise conduite, dont le vrai nom est Compeyson?»
Il me répondit par un autre signe.
«Vit-il encore?»
Un autre signe.
«Est-il à Londres?»
Il me fit encore un signe, comprima excessivement sa boite aux lettres, me fit un dernier signe, et continua son déjeuner.
«Maintenant, dit Wemmick, que les questions sont faites, ce qu'il dit avec emphase et répéta pour ma gouverne, j'arrive à ce que je fis après avoir entendu ce que j'avais entendu. Je me rendis à la Cour du Jardin pour vous trouver. Ne vous trouvant pas, je fus chez Clarricker, pour trouver M. Herbert.
—Et vous l'avez trouvé? fis-je avec inquiétude.
—Et je l'ai trouvé. Sans prononcer un seul nom, sans entrer dans aucun détail, je lui ai fait entendre que s'il avait connaissance qu'il y ait quelqu'un.... Tom, Jack, ou Richard dans votre appartement, ou dans le voisinage immédiat, il ferait mieux d'éloigner Tom, Jack, ou Richard, pendant que vous étiez absent.
—Il a dû être bien embarrassé?
—Bien embarrassé?... Pas le moins du monde, parce que je lui ai fait entendre qu'il n'était pas prudent d'essayer de trop éloigner Tom, Jack, ou Richard, pour le présent. Monsieur Pip, je vais vous dire quelque chose. Dans les circonstances présentes, il n'y a rien de tel qu'une grande ville, quand une fois l'on y est. N'ouvrez pas trop tôt la porte, restez tranquille, laissez les choses se remettre un peu avant d'essayer d'ouvrir, même pour laisser entrer l'air du dehors.»
Je le remerciai de ses bons avis, et je lui demandai ce qu'avait fait Herbert.
«M. Herbert, dit Wemmick, après être resté immobile pendant une demi-heure, a trouvé un moyen. Il m'a confié sous le sceau du secret, qu'il recherchait une jeune dame, qui a, comme vous le savez sans doute, un père alité, lequel père ayant été quelque chose comme purser, couche dans un lit d'où il peut voir les vaisseaux monter et descendre le fleuve. Vous connaissez probablement cette jeune dame?...
—Pas personnellement,» dis-je.
La vérité est que la jeune dame en question avait vu en moi un camarade dépensier, qui ne pouvait que nuire à Herbert, et que, lorsque Herbert avait proposé de me présenter à elle, elle avait accueilli sa proposition avec un empressement si modéré, que Herbert avait été obligé de me confier l'état des choses, en me disant qu'il fallait laisser s'écouler quelque temps avant de faire sa connaissance. Quand j'avais entrepris de faire la carrière d'Herbert à son insu, j'avais supporté l'indifférence de sa fiancée avec une joyeuse philosophie. Lui et elle, de leur côté, n'avaient pas été très désireux d'introduire une troisième personne dans leurs entrevues, et, bien que j'eusse l'assurance de m'être depuis élevé dans l'estime de Clara, et que la jeune dame et moi échangions depuis quelque temps des messages et des souvenirs, par l'entremise d'Herbert, je ne l'avais néanmoins jamais vue. Quoi qu'il en soit, je ne fatiguais pas Wemmick avec ces détails.
«M. Herbert me demanda, dit Wemmick, si la maison aux fenêtres cintrées qui se trouve à côté de la rivière, dans l'espace compris entre Limehouse et Greenwich, et qui est tenue, à ce qu'il paraît, par une très respectable veuve, qui a un des étages supérieurs à louer, ne pourrait pas, selon moi, servir de retraite momentanée à Tom, Jack, ou Richard? Je trouvai cela très convenable pour trois raisons que je vais vous donner: primo, c'est loin de votre quartier et loin de l'agglomération ordinaire des rues grandes ou petites; secundo, sans en approcher vous-même, vous pourriez toujours être à portée d'avoir de nouvelles de Tom, Jack ou Richard, par M. Herbert; tertio, après un certain temps, et quand cela sera prudent, si vous voulez glisser Tom, Jack, ou Richard à bord de quelque paquebot étranger, c'est tout près.»
Réconforté par ces considérations, je remerciai Wemmick à plusieurs reprises, et je le priai de continuer.
«Eh bien! monsieur, M. Herbert se jeta dans l'affaire avec une ferme volonté, et vers neuf heures, hier soir, il installait Tom, Jack, ou Richard, n'importe lequel, ni vous ni moi n'avons besoin de le savoir, dans la maison avec le plus grand succès. À l'ancien logement, on laissa entendre qu'il était appelé à Douvres; et de fait, il prit la route de Douvres, et fit un coude pour revenir. Maintenant, un autre grand avantage de tout cela, c'est que tout a été fait sans vous, et que si quelqu'un a épié vos mouvements, on saura que vous étiez loin, à plusieurs milles, et occupé de tout autre chose. Cela détournera les soupçons et les embrouillera, et c'est pour la même raison que je vous ai recommandé, quand même vous reviendriez hier soir, de ne pas rentrer chez vous. Cela apportera encore plus de confusion, c'est tout ce qu'il faut.»
Wemmick ayant terminé son déjeuner, regarda sa montre et commença à mette son paletot.
«Et maintenant, monsieur Pip, dit-il, les mains encore dans ses manches, j'ai probablement fait tout ce que je pouvais faire; mais si je puis faire davantage au point de vue de Walworth et dans ma capacité strictement personnelle et privée, je serai aise de le faire. Voici l'adresse. Il ne peut y avoir d'inconvénient à ce que vous alliez ce soir voir par vous-même que tout est bien pour Tom, Jack ou Richard, avant de rentrer chez vous. Mais quand une fois vous serez retourné chez vous, ce qui est une autre raison pour que vous n'y soyez pas rentré hier soir, ne revenez pas ici. Vous y êtes le bien venu, c'est certain, monsieur Pip...»
Ses mains n'étaient pas encore tout à fait sorties des manches de son habit, je les pris et les secouai.
«Et... laissez-moi finalement appuyer sur un point important pour vous.»
En disant cela, il mit ses mains sur mes épaules, et il ajouta d'une voix basse et solennelle tout à la fois:
«Tâchez ce soir de vous emparer de ses valeurs portatives; vous ne savez pas ce qui peut lui arriver.
Ayez soin qu'il n'arrive rien à ses valeurs portatives.»
Désespérant tout à fait de bien faire comprendre à Wemmick mes intentions sur ce point, je lui dis que j'essayerais.
«Il est l'heure, dit Wemmick, et il faut que je parte. Si vous n'aviez rien de mieux à faire jusqu'à la nuit, voilà ce que je vous conseillerais de faire. Vous semblez très fatigué, et cela vous ferait beaucoup de bien de passer une journée tranquille avec le vieux; il va se lever tout à l'heure, et vous mangerez un petit morceau de... vous vous rappelez le cochon?...
—Sans doute, dis-je.
—Eh bien! un petit morceau de cette pauvre petite bête. Cette saucisse que vous avez grillée en était. C'était sous tous les rapports, un cochon de première qualité. Goûtez-le, quand ce ne serait que parce que c'est une vieille connaissance. Adieu, père! dit-il avec un air joyeux.
—Adieu, John, adieu mon garçon!» cria le vieillard, de l'intérieur de la maison.
Je m'endormis bientôt devant le feu de Wemmick, et le vieux et moi nous goûtâmes la société l'un de l'autre, en dormant plus ou moins pendant toute la journée. Nous eûmes pour dîner une queue de porc et des légumes récoltés sur la propriété, et je faisais des signes de tête au vieux, avec une bonne intention, toutes les fois que je manquais de le faire accidentellement. Quand il fit tout à fait nuit, je laissai le vieillard préparer le feu pour faire rôtir le pain, et je jugeai, au nombre de tasses à thé, aussi bien qu'aux regards qu'il lançait aux deux petites portes de la muraille, que miss Skiffins était attendue.