CHAPITRE II
AMY LEATHERAN
Je n’ai nulle prétention à la littérature et je n’entreprends ce récit que sur les
instances du Dr Reilly. Quand le Dr Reilly vous demande quoi que ce soit,
impossible de lui refuser.
— Oh ! non, docteur ! Je ne suis pas une femme de lettres, mais, là, pas du
tout !
— Vous dites des sottises. Écrivez cela du même style que vous rédigeriez
vos bulletins de santé.
Évidemment, c’est là, si l’on veut, un moyen de trancher la difficulté.
Le Dr Reilly me fit observer qu’un compte rendu de l’affaire du Tell
Yaminjah, simple et véridique, s’imposait absolument.
— Si l’un des héros de cette histoire entreprenait de l’écrire, personne n’y
ajouterait foi. On l’accuserait de partialité.
C’était la vérité même. Quoique témoin, j’étais tout de même en dehors du
drame.
— Pourquoi ne pas vous en charger vous-même, docteur ? lui demandai-je.
— Je n’étais pas sur place et vous y étiez. En outre, soupira-t-il, ma fille s’y
oppose.
Sa façon de se plier aux caprices de cette gamine m’exaspère. J’allais le lui
dire, lorsque je remarquai un éclair dans ses yeux. Avec lui, on ne sait jamais sur
quel pied danser. Il parle toujours d’une voix lente et mélancolique, mais la
moitié du temps son regard pétille de malice.
— Bah !… Si vous y tenez, peut-être pourrai-je m’y risquer.
— Je vous le recommande vivement.
— Le hic est de savoir par où commencer.
— Tout ce qu’il y a de plus aisé ; commencez par le commencement,
continuez jusqu’à la fin et le tour sera joué.
— Je ne sais pas du tout quand et comment cela a débuté.
— Croyez-moi, mademoiselle, la difficulté de commencer n’est rien en
comparaison de celle où l’on doit s’arrêter. C’est du moins ce que j’éprouve
lorsque je fais un discours. Quelqu’un doit me tirer par mes basques pour
m’obliger à m’asseoir.
— Oh ! vous plaisantez, docteur !
— Je parle tout à fait sérieusement. Alors, que décidez-vous ?
Un autre scrupule me tourmentait. Après une courte hésitation, je lui
répondis :
— Voici… docteur… je crains d’être parfois trop personnelle dans mon
récit.
— Tant mieux ! Tant mieux ! Mettez-y du vôtre le plus possible. Conservez
toute votre personnalité. Soyez mordante, téméraire dans vos jugements, mais
relatez les faits à votre manière. Par la suite, il sera toujours temps de supprimer
les passages un peu outrés. À la besogne, donc ! Avec votre esprit pondéré, vous
nous donnerez, j’en suis sûr, un compte rendu intelligent de l’affaire.
Le sort en était jeté et je promis de faire pour le mieux.
Tout d’abord, il me semble que je dois me présenter. J’ai trente-deux ans et
me nomme Amy Leatheran. J’ai accompli mon stage d’infirmière à l’hôpital
Saint-Christophe, à Londres. Ensuite, j’ai passé deux ans dans une maternité.
Après avoir travaillé pendant quatre ans dans la maison de santé de miss Bendix,
dans le comté de Devon, je suis partie pour l’Irak avec une certaine Mrs Kelsey.
Je l’avais soignée à la naissance de son bébé. Elle accompagnait son mari à
Bagdad et avait déjà retenu là-bas une nurse pour son enfant. De tempérament
délicat, Mrs Kelsey se faisait une montagne de ce voyage avec son bébé. Aussi le
major Kelsey décida-t-il que je partirais avec eux pour prendre soin du nourrisson
pendant le trajet. Ils me paieraient mes frais de retour, à moins que nous ne
trouvions des Anglais désirant les services d’une nurse pour rentrer à Londres.
Inutile de vous dépeindre le ménage Kelsey : le bébé était un amour d’enfant
et la maman, bien que très nerveuse, me témoigna toujours une exquise
bienveillance. Le voyage me plut énormément : c’était ma première longue
traversée.
Le Dr Reilly voyageait sur le même paquebot. Cet homme, aux cheveux
noirs et à la longue figure, débitait toutes sortes de plaisanteries d’une voix basse
et mélancolique. Il prenait plaisir à me taquiner et proférait devant moi les
blagues les plus extravagantes pour voir si je les avalerais. Il était chirurgien à
l’hôpital civil d’Hassanieh, à une journée et demie de Bagdad.
Je séjournais à Bagdad depuis une semaine lorsque je le croisai en ville. Il
s’inquiéta de savoir quand je prenais congé des Kelsey. Cette demande m’étonna
fort, car Mrs Kelsey employait déjà la nurse attachée précédemment à Mr et
Mrs Wright, qui, eux, regagnaient l’Angleterre.
Il m’apprit qu’il était au courant du départ des Wright et que, pour cette
raison, il désirait connaître mes projets.
— Le fait est, mademoiselle Amy, que j’ai une situation à vous offrir.
— Chez un malade ?
Ses traits prirent une expression grave.
— Ce n’est pas ce qu’on pourrait appeler un malade. Il s’agit d’une dame
qui souffre parfois de… certaines crises.
— Oh !
(On sait ce que cela veut dire : la boisson ou la drogue.)
Le Dr Reilly s’en tint là.
— Oui, continua-t-il, une Mrs Leidner. Son mari est américain… un
Américain suédois, pour plus de précision. Il dirige une vaste entreprise de
fouilles archéologiques.
Il m’expliqua que cette expédition effectuait des recherches sur
l’emplacement d’une grande ville assyrienne comparable à Ninive. Le quartier
général était situé non loin d’Hassanieh, dans un endroit plutôt désert, et le
Pr Leidner se tourmentait depuis quelque temps au sujet de la santé de sa femme.
— Il ne m’a guère fourni de détails, mais il semblerait que Mrs Leidner soit
sujette à de fréquentes terreurs nerveuses.