Enfin, elle me conduisit à son club, très agréablement situé et d’où l’on avait
une vue admirable sur le fleuve ; je trouvai là les derniers journaux et magazines
anglais.
Quand nous rentrâmes à la maison, Mr Coleman n’était pas encore de retour.
En attendant, nous nous assîmes pour bavarder, mais une certaine gêne pesait sur
nous.
Elle me demanda si j’avais déjà vu Mrs Leidner.
— Non, lui répondis-je, je ne connais que son mari.
— Je serais curieuse de savoir quelle sera votre opinion sur cette personne ?
Devant mon silence, elle poursuivit.
— J’aime beaucoup le Dr Leidner. Chacun le trouve sympathique.
En d’autres termes, pensai-je à part moi, tu détestes sa femme. Je crus bon
de continuer à me taire et elle me posa à brûle-pourpoint cette question :
— Que peut-elle bien avoir ? Le Dr Leidner vous l’a-t-il dit ?
Je n’allais tout de même pas médire d’une malade à qui je n’avais même pas
été présentée ! Je répliquai donc, vaguement :
— Je crois savoir qu’elle est déprimée et que son état nécessite beaucoup de
soins.
Elle éclata d’un rire mauvais.
— Bonté divine ! N’a-t-elle pas assez de neuf personnes pour s’occuper
d’elle ?
— Chacune doit avoir sa part de travail à remplir.
— Sa part de travail ? Bien sûr, mais n’empêche que Louise passe avant
tout… et elle sait parfaitement se rendre intéressante.
« Non, décidément, ma fille, tu ne l’aimes pas », me dis-je.
— Je ne vois tout de même pas pourquoi elle a besoin d’une infirmière
professionnelle, poursuivit miss Reilly. Selon moi, une dame de compagnie ferait
mieux l’affaire qu’une nurse qui lui fourrera le thermomètre dans la bouche, lui
tâtera le pouls et finira par constater qu’elle n’a rien du tout.
Sans aucun conteste, elle venait, cette fois, d’éveiller ma curiosité.
— Alors, vous ne la croyez pas malade ?
— Mais non ! Elle n’a rien. Cette femme est forte comme un bœuf. Ah ! elle
sait se faire plaindre ! « Cette pauvre Louise n’a pas dormi de la nuit ! » « Elle a
des cernes sous les yeux ! » Oui, tracés au crayon bleu ! Tout pour attirer
l’attention, pour que les gens s’apitoient sur sa santé.
Il devait y avoir du vrai là-dedans. Comme toutes les infirmières, j’ai eu
affaire à des hypocondriaques dont la seule joie était de mettre toute la maisonnée
sur pied pour se faire soigner. Si jamais un médecin ou une infirmière s’avisaient
de leur dire : « Mais, voyons, vous ne souffrez pas du tout ! » d’abord, elles ne le
croyaient pas et manifestaient une indignation non feinte.
Mrs Leidner entrait peut-être dans cette catégorie de malades imaginaires et
le mari était, cela va de soi, le premier dupé. J’ai remarqué que les maris, en
général, témoignent d’une crédulité inouïe dès qu’il s’agit de la santé de leur
femme. Toutefois, les paroles de miss Reilly ne cadraient pas avec l’expression
« en sécurité » prononcée par le Pr Leidner et qui me trottait toujours par l’esprit.
Y songeant en cet instant même, je demandai :
— Mrs Leidner est-elle d’un tempérament timide ? S’effraye-t-elle de vivre
si loin de tout ?
— De quoi aurait-elle peur ? Elles sont dix personnes dans la maison et
montent la garde à tour de rôle pour surveiller leurs antiquités. Oh ! non, ce n’est
pas une femme timide… du moins…
Elle sembla frappée par une pensée soudaine et s’interrompit, pour reprendre
quelques instants après :
— Votre question m’étonne.
— Pourquoi ?
— Le lieutenant aviateur Jervis et mot sommes allés jusque-là l’autre matin.
Les membres de l’expédition travaillaient déjà aux fouilles. Mrs Leidner, assise à
une petite table, écrivait une lettre. Sans doute ne nous entendit-elle pas venir et le
domestique indigène chargé d’introduire les visiteurs ne se trouvait pas là, en
sorte que nous entrâmes directement dans la véranda. Elle vit l’ombre du
lieutenant Jervis projetée sur le mur… et se mit à hurler. Elle se confondit en
excuses, alléguant qu’elle avait cru voir un inconnu pénétrer chez elle. Bizarre,
n’est-ce pas ? Je veux dire par-là, que même si elle s’était figuré avoir affaire à un
étranger, pourquoi s’affoler ainsi ?
J’approuvai d’un signe de tête.
Miss Reilly se tut quelques secondes, puis éclata :
— Je ne sais ce qui hante l’esprit de tous ces gens-là, cette année ! Ils ont la
frousse. Miss Johnson prend un air renfrogné et ne desserre plus les dents ; David
ne parle que quand il ne peut faire autrement. Pour ce qui est de Bill, c’est un vrai
moulin à paroles et son bavardage contraste avec le mutisme des autres. Carey se
comporte comme s’il craignait à tout instant de tomber dans un piège. Et tous
s’épient comme si… comme si… Je ne sais pas au juste ce qu’il y a, mais tout
cela me paraît drôle.
Il me semblait étrange, en effet, que deux personnes aussi dissemblables que
miss Reilly et le major Pennyman eussent éprouvé la même impression.
À ce moment précis, Mr Coleman arriva en trombe.
Si sa langue avait pendu hors de sa bouche et qu’il se fût trémoussé de joie à
notre vue, je n’en eusse pas été surprise.
— Ah ! me revoici, mesdemoiselles. J’ai fait toutes les commissions : si
quelqu’un prétend s’en acquitter mieux que moi, qu’il se présente ! Avez-vous
montré à miss Leatheran les beautés de la ville ?
— Oui, mais elles ne l’ont guère impressionnée, observa miss Reilly.
— Je ne l’en blâme point, déclara Mr Coleman en riant. Jamais, je n’ai vu un
tel amoncellement de ruines.
— Ah ! vous n’êtes guère amoureux des chefs-d’œuvre de l’antiquité, n’est-
ce pas, Bill ? Pourquoi donc avez-vous embrassé la carrière d’archéologue ?
— Ne m’en veuillez pas. La faute en revient à mon tuteur. C’est un savant,
un vrai rat de bibliothèque qui passe son temps en pantoufles à bouquiner. Il est
scandalisé d’avoir un pupille de ma trempe !