— Les domestiques vous apporteront de l’eau chaude avant le déjeuner et le
dîner… et, cela va de soi, chaque matin. Si vous en désirez à toute heure de la
journée, sortez dans la cour, frappez mains et quand vous verrez apparaître le boy,
dites-lui : « Jim mai’ har. ». Croyez-vous pouvoir vous en souvenir ?
Je répondis dans l’affirmative et répétai cette phrase avec quelque hésitation.
— Très bien. Mais n’oubliez pas de crier : les Arabes ne comprennent pas
lorsqu’on leur parle sur le ton ordinaire.
— Cette question des langues est très bizarre, observai-je. Je me demande
pourquoi il y en a tant.
Mrs Leidner sourit.
— En Palestine, il existe une église où le Pater est écrit en quatre-vingt-dix
langues différentes.
— Eh bien ! il faut que je fasse part à ma vieille tante de cette particularité
qui l’intéressera fort.
Mrs Leidner toucha distraitement le pot à eau et la cuvette, puis déplaça de
quelques centimètres le porte-savon.
— Je me plais à croire que vous serez bien ici et que vous ne vous ennuierez
pas trop.
— Je m’ennuie très rarement, déclarai-je. La vie est trop brève.
Sans répondre, elle continua, d’un air absent, à déplacer les objets sur la
table de toilette.
Soudain, elle me regarda fixement de ses yeux violet foncé.
— Que vous a dit exactement mon mari, nurse ?
Dans notre profession on répond à peu près toujours de la même manière à
des questions de ce genre.
— J’ai cru comprendre que vous étiez légèrement déprimée, madame
Leidner, déclarai-je d’un air naturel, et qu’il vous fallait quelqu’un pour vous
tenir compagnie et vous décharger de tous soucis.
Pensive, elle inclina la tête.
— En effet, votre présence me soulagera énormément.
Cette réplique me sembla plutôt énigmatique, mais je ne tenais point à
approfondir les choses.
— Je compte bien que vous me confierez tous les devoirs que comporte la
conduite de cette maison et que vous ne me laisserez pas oisive.
Elle me gratifia d’un sourire.
— Merci, nurse.
Alors, elle s’assit sur le lit et, à ma grande surprise, se mit à me poser toutes
sortes de questions. Je répète « à ma grande surprise » car dès l’instant où mes
yeux s’étaient posés sur elle j’avais été convaincue que Mrs Leidner était une
grande dame. Or, à mon avis, une personne distinguée s’abstient en général
d’interroger les gens sur leurs affaires privées.
Cependant Mrs Leidner voulut connaître quantité de détails me concernant :
où j’avais fait mon stage, sa durée ; la raison qui m’amenait en Orient, comment
il se faisait que le Dr Reilly m’ait recommandée à son mari. Si j’avais vécu en
Amérique, ou si j’y avais de la famille. Elle me posa encore deux ou trois autres
questions qui, sur le moment, me parurent insignifiantes, mais dont je devais
découvrir plus tard toute la portée.
Soudain, elle changea d’attitude, son visage s’épanouit en un sourire
ensoleillé. D’une voix douce, elle m’assura qu’elle se félicitait de ma venue,
persuadée que je lui apporterais un immense réconfort.
Se levant, elle ajouta :
— Vous plairait-il de monter sur la terrasse pour admirer le coucher du
soleil ? Ce spectacle est d’ordinaire merveilleux à cette heure du jour.
J’acceptai volontiers. Comme nous sortions de ma chambre, elle me
demanda :
— Y avait-il beaucoup de monde dans le train de Bagdad ? Des hommes ?
Je répondis n’avoir remarqué personne en particulier, à l’exception de deux
Français aperçus la veille au wagon-restaurant et un groupe de trois hommes qui,
d’après ce que je surpris de leur conversation, s’occupaient du Pipe-Line.
Elle hocha la tête et un léger soupir de soulagement sortit de ses lèvres.
Ensemble nous montâmes à la terrasse.
Mme Mercado s’y trouvait déjà, assise sur la balustrade, et le Dr Leidner,
penché sur des pierres et des fragments de poterie, admirait ses trouvailles. Il y
avait là de gros cailloux qu’il désignait sous le nom de meules à main, des pilons,
des haches et autres instruments en pierre, des morceaux de vases, ornés des plus
étranges dessins que j’ai jamais vus.
— Venez donc par ici ! s’écria Mme Mercado. N’est-ce pas magnifique ?
Le coucher de soleil était en effet de toute beauté. Dans le lointain,
Hassanieh, derrière laquelle s’enfonçait l’astre du jour, prenait un aspect féerique,
et le Tigre, coulant entre ses deux larges rives, paraissait un fleuve de rêve.
— Quel joli tableau, n’est-ce pas, Éric ? dit Mrs Leidner.
Le docteur releva la tête et regarda, les yeux dans le vague, puis murmura
d’un ton détaché : « Oui, très joli, très joli », et se remit à classer ses tessons.
Mrs Leidner sourit en disant :
— Les archéologues ne s’intéressent qu’à ce qui se trouve sous leurs pieds.
Pour eux, le ciel n’existe pas.
Mme Mercado ricana :
— Oh ! ce sont des êtres bizarres. Vous ne tarderez pas à vous en apercevoir,
mademoiselle Leatheran.
Après une légère pause, elle ajouta :
— Nous sommes tous très heureux de votre présence parmi nous. L’état de
notre chère Mrs Leidner nous causait tant de soucis !
— Pas possible ! s’exclama Mrs Leidner d’un ton peu encourageant.
— Mais si ! Elle est vraiment malade, nurse, et plus d’une fois elle nous a
effrayés. Chacun disait : « Oh ! ce n’est qu’une question de nerfs ! » Eh bien !
moi, je prétends que les nerfs vous font abominablement souffrir. Ne sont-ils pas
le centre de notre organisme, nurse ?