— Mon mari y sera, en train de travailler, ajouta-t-elle.
Elle me conduisit dans une pièce éclairée par une lampe, mais il n’y avait
personne. Mme Mercado me montra des appareils où des ornements de cuivre
étaient soumis à un traitement chimique, et aussi des ossements recouverts d’une
couche de cire.
— Où diable peut être Joseph ? s’exclama Mme Mercado.
Elle jeta un coup d’œil dans l’atelier des architectes où Carey dessinait. À
peine s’il leva les yeux à notre entrée, et je fus frappée par l’expression de grande
fatigue sur son visage. Une idée se présenta à mon esprit : « Cet homme est au
bout de son rouleau ; il ne saurait continuer longtemps ainsi. » Et je me souvins
qu’une autre personne avait émis la même réflexion à son sujet.
Au moment de sortir, je détournai la tête pour l’observer une dernière fois.
Penché sur son papier, les lèvres serrées, il évoquait d’une façon étonnante une
« tête de mort », tant les os de sa figure ressortaient. Peut-être était-ce simple
imagination de ma part, mais il me faisait l’effet d’un chevalier de jadis partant
pour la guerre avec la certitude de périr sur le champ de bataille.
De nouveau, je ressentis toute la force d’attraction qu’il dégageait
inconsciemment.
Nous découvrîmes M. Mercado dans la salle commune. Il exposait un
nouveau procédé scientifique à Mrs Leidner, assise sur une chaise à dossier droit,
et en train de broder des fleurs sur un tissu soyeux. Derechef, je fus stupéfaite par
son aspect fragile et éthéré. On eût dit une créature féerique, plutôt qu’un être en
chair et en os.
Mme Mercado cria d’une voix perçante et aigre :
— Ah ! te voilà, Joseph ! Nous pensions te trouver au labo.
Il sursauta, étonné et confus, comme si l’entrée de sa femme venait de
rompre le charme. Il balbutia :
— Je… Il faut que je m’en aille à présent. J’arrive au milieu de… au milieu
de…
Il n’acheva point sa phrase et se dirigea vers la porte.
Mrs Leidner lui dit, de sa voix douce et légèrement traînante :
— Vous me raconterez la fin une autre fois. C’est passionnant.
Elle nous considéra avec un sourire aimable, mais évasif, puis elle reprit sa
broderie.
Au bout d’un instant, elle prononça :
— Nous avons là un bon choix de livres, nurse. Choisissez-en un et venez
donc vous asseoir.
Je me dirigeai vers le rayon, Mme Mercado s’attarda encore une minute,
puis, se retournant brusquement, s’en alla. Comme elle passait devant moi, je
remarquai l’expression de ses traits qui me déplut souverainement. Elle paraissait
hors d’elle-même.
Malgré moi, je me rappelai certains détails auxquels Mrs Kelsey avait fait
allusion touchant Mrs Leidner. Il me répugnait de les approfondir, car
Mrs Leidner m’inspirait une vive sympathie ; toutefois, je me demandais s’ils ne
contenaient pas une parcelle de vérité.
Évidemment, on ne pouvait en tenir grief à Mrs Leidner, mais il n’empêche
que la chère vieille miss Johnson, avec toute sa laideur, et cette chipie de
Mme Mercado, vulgaire au possible, ne lui arrivaient pas à la cheville en matière
de séduction. Et, nous autres nurses, sommes bien placées pour le savoir ; les
hommes sont des hommes sous tous les climats.
Mercado n’avait rien d’un don Juan, et j’ai tout lieu de supposer que
Mrs Leidner n’attachait aucune importance à ses galantes attentions, mais sa
femme s’en offusquait. Si je ne me trompe, elle prenait la chose au tragique et
n’eût pas reculé, le cas échéant, à jouer un mauvais tour à Mrs Leidner.
J’observai Mrs Leidner, assise là, en train de broder ses jolies fleurs, l’air si
hautain et détaché de toutes contingences. Je me demandai s’il convenait de
l’avertir. Peut-être ignorait-elle jusqu’où peuvent aller la violence et la haine
déchaînées par la jalousie et comme il faut peu de choses pour attiser cette
passion.
Puis, je me dis : « Amy Leatheran, tu es une sotte ! Cette femme n’est pas
née d’hier. Elle frise la quarantaine et doit posséder une expérience suffisante de
la vie. »
En mon for intérieur, j’en doutais cependant.
Elle semblait si pure !
Quelle sorte d’existence avait-elle pu mener ? Je savais qu’elle avait épousé
le Dr Leidner deux ans auparavant et, suivant les dires de Mme Mercado, son
premier mari était mort voilà une vingtaine d’années.
Je m’assis près d’elle avec un livre et, au bout d’un certain temps, j’allai me
laver les mains avant le dîner. Le repas fut excellent… surtout le curry, au-dessus
de toute éloge. Tout le monde se retira de bonne heure, à ma plus grande
satisfaction, car je tombais de fatigue.
Le Dr Leidner m’accompagna jusqu’à ma chambre et s’inquiéta de savoir
s’il ne me manquait rien.
Il me serra chaleureusement la main et me dit d’un ton aimable :
— Elle vous aime beaucoup, nurse. Vous lui avez plu immédiatement. Je
m’en félicite. J’ai l’impression, dès maintenant, que tout s’arrangera pour le
mieux.
Son enthousiasme avait quelque chose de juvénile.
De mon côté, je sentais que Mrs Leidner éprouvait envers moi de la
sympathie et je m’en réjouissais.
Cependant, je ne partageais pas l’optimisme du mari. Il devait ignorer
certains faits, que je ne pouvais préciser, mais que je flairais dans l’air.
Mon lit, bien que douillet, ne me procura pas le sommeil. Toute la nuit, je
fus pourchassée par des rêves. Les vers d’un poème de Keats, que j’avais appris
par cœur dans mon enfance, me trottaient par la tête. Chaque fois je les récitais
mal, et cette pensée m’exaspérait. J’avais toujours détesté ce poème, sans doute
parce que je dus, autrefois, l’apprendre de force. Or, à mon réveil, j’y découvris
une sorte de beauté.
Oh ! quel mal te ronge, chevalier solitaire…
J’évoquai la face pâle du chevalier… sous les traits de Mr Carey : un visage
bronzé, aux traits tirés et exsangues, qui me rappelait maints jeunes hommes que,
fillette, j’avais vus au cours de la guerre… et je le plaignis. Bientôt je m’assoupis
et la Belle Dame sans Merci m’apparut sous les traits de Mrs Leidner. Penchée
sur la selle d’un cheval, elle tenait à la main sa broderie fleurie. Puis le coursier
trébucha et le sol fut jonché d’ossements recouverts de cire. Je m’éveillai avec la
chair de poule et constatai, une fois de plus, que le curry ne me réussissait pas le
soir.