— Franchement, je préfère sortir seule, appuya Mrs Leidner d’un ton
péremptoire. De temps à autre, la solitude me plaît. Elle m’est même nécessaire.
Je n’insistai pas. Cependant, tout en me rendant à ma chambre, pour y faire
un petit somme, je trouvai étrange que Mrs Leidner, toujours en proie à des
frayeurs nerveuses, se complût à se promener seule, sans aucune protection.
Lorsque, vers trois heures et demie, je quittai ma chambre, je vis au milieu
de la cour un gamin qui lavait des poteries dans une baignoire en cuivre.
Mr Emmott les triait au fur et à mesure. Comme je m’avançais vers eux,
Mrs Leidner rentra par la porte voûtée, l’air plus alerte que jamais. Ses yeux
brillaient ; elle paraissait tout à fait remontée et presque joyeuse.
Le Dr Leidner sortit de son laboratoire et la rejoignit pour lui montrer un
grand plat orné de cornes de taureaux.
— Les couches préhistoriques sont d’une richesse inouïe ! La saison promet.
La découverte de cette tombe, dès le début de nos excavations, fut un heureux
présage. Le seul qui pourrait se plaindre est le père Lavigny. Jusqu’ici, nous
n’avons guère mis de tablettes à jour.
— Il ne me paraît pas avoir tiré parti de celles que nous lui avons remises,
remarqua Mrs Leidner d’un ton sec.
— Il est peut-être un éminent épigraphiste, mais à mon sens il est doublé
d’un remarquable paresseux. Il dort tous les après-midi.
— Byrd nous manque, soupira le Dr Leidner. Ce père Lavigny ne me semble
pas tout à fait orthodoxe, bien que je ne me targue pas d’être compétent en la
matière. Toutefois, une ou deux de ses traductions m’ont plutôt surpris, pour ne
pas dire davantage. J’ai peine à croire, par exemple, à l’exactitude du texte gravé
sur ce bloc de pierre. Bah ! il doit tout de même bien savoir.
Après le thé, Mrs Leidner me demanda s’il me plairait de me promener
jusqu’au fleuve. Peut-être craignait-elle que son refus de me permettre de
l’accompagner au début de l’après-midi eût blessé mon amour-propre.
Afin de lui montrer mon caractère accommodant, je m’empressai
d’acquiescer.
La soirée était délicieuse. Nous traversâmes des champs d’orge et des
vergers en fleurs et arrivâmes enfin au bord du Tigre. Immédiatement à notre
gauche, nous vîmes le chantier où les ouvriers fredonnaient toujours leur chanson
monotone. Un peu à notre droite, une énorme roue à eau, ou noria, tournait en
produisant un curieux grincement qui, tout d’abord, me porta sur les nerfs ; mais
je finis par m’y habituer et bientôt je constatai qu’il exerçait sur moi un effet
calmant. Au-delà de cette roue à eau se dressait le village d’où venaient la plupart
de nos terrassiers.
— Le paysage ne manque pas de beauté, n’est-ce pas ? énonça Mrs Leidner.
— Oui, il est très reposant. On est étonné de se trouver si loin de tout.
— Si loin de tout… répéta Mrs Leidner. En effet, ici, du moins, on
s’attendrait à jouir d’une sécurité absolue.
Je lui jetai un coup d’œil rapide, mais je crois qu’elle parlait plutôt à elle-
même qu’à moi et ne se doutait nullement que ses paroles venaient de trahir sa
pensée.
Nous reprîmes lentement le chemin de la maison.
Tout à coup, Mrs Leidner me serra le bras si violemment que je faillis
pousser un cri de douleur.
— Qui est cet homme, nurse ? Et que fait-il là ?
Un individu se tenait à quelque distance devant nous, à l’endroit où le sentier
tournait vers la maison. Vêtu à l’européenne, il se haussait sur la pointe des pieds
et essayait de regarder par une des fenêtres.
Ensuite, il promena ses yeux autour de lui, nous aperçut et aussitôt se mit en
marche sur le chantier dans notre direction. Les doigts de Mrs Leidner se
resserrèrent sur mon bras.
— Nurse, murmura-t-elle. Nurse !…
— Calmez-vous, chère madame, ce n’est rien, lui dis-je d’une voix
rassurante.
L’homme poursuivit son chemin et passa devant nous. C’était un Iraquien, et
lorsqu’elle le vit de près, Mrs Leidner me lâcha avec un soupir.
— Oh ! ce n’est qu’un Iraquien, dit-elle.
Nous continuâmes notre route. Tout en avançant, je jetai un coup d’œil aux
fenêtres. Non seulement elles étaient munies de barreaux, mais elles étaient
placées trop haut pour qu’on pût y plonger le regard : en effet, le niveau du sol à
cet endroit était plus bas qu’à l’intérieur de la cour.
— C’était un simple curieux, observai-je.
Mrs Leidner acquiesça d’un signe de tête.
— N’empêche qu’à ce moment j’ai soupçonné…
Elle s’interrompit.
Je pensai en moi-même : « Que soupçonniez-vous donc ? Voilà ce que
j’aimerais savoir. Que pouviez-vous bien soupçonner ? »
Du moins, j’avais acquis une certitude : elle redoutait une créature en chair
et en os.