CHAPITRE IX
L’HISTOIRE DE Mrs LEIDNER
Aussitôt après déjeuner, Mrs Leidner se rendit dans sa chambre pour sa
sieste habituelle. Je l’installai sur son lit, lui glissai des coussins derrière la tête et
lui donnai un livre. J’allai quitter la pièce lorsqu’elle me rappela.
— Ne partez pas, nurse. Je voudrais vous parler.
Je retournai près d’elle.
— Veuillez fermer la porte.
J’obéis.
Elle se leva et se mit à faire les cent pas dans la chambre. Visiblement, elle
réfléchissait avant de prendre une décision et j’hésitais à intervenir.
Enfin, après avoir rassemblé toute son énergie, elle se tourna vers moi et me
dit brusquement :
— Asseyez-vous.
Je m’assis près de la table. Elle débuta d’une voix tremblante :
— Tout ce qui vient de se passer n’a pas manqué de vous intriguer, n’est-ce
pas ?
Je me contentai de hocher la tête.
— J’ai pris la décision de vous mettre au courant de tout… absolument tout !
Il faut que je me confie à quelqu’un, sans quoi je deviendrai folle.
— Je ne saurais trop, madame, vous encourager dans cette voie. Il m’est très
difficile de discuter la meilleure façon de remplir mon devoir si l’on me cache
tout.
Elle s’arrêta de marcher et me regarda bien en face.
— Savez-vous ce qui me fait peur ?
— Un homme !
— Oui… Mais je n’ai pas dit qui, mais ce qui me fait peur.
J’attendis. Elle continua :
— J’ai peur d’être assassinée.
Inutile de lui montrer mon émotion. Elle-même était assez près de piquer
une crise de nerfs sans que j’y aidasse.
— Vraiment ? lui dis-je. Ah ! c’est cela ?
Elle se mit à rire… à rire… à rire au point que les larmes roulèrent bientôt
sur ses joues.
— La façon dont vous avez dit cela… soupira-t-elle. La façon dont vous
avez dit cela…
— Voyons, voyons ! Madame, parlons sérieusement, prononçai-je d’une
voix ferme.
Je la poussai dans un fauteuil, me dirigeai vers la table de toilette, humectai
une éponge dans de l’eau froide et lui baignai le front et les poignets.
— Soyez raisonnable et dites-moi, tranquillement, ce dont il s’agit.
Ces paroles eurent le don de la calmer subitement. Elle se redressa et elle
exprima d’un ton naturel :
— Vous êtes un ange, nurse. Avec vous, je me retrouve une âme d’enfant. Je
vais tout vous avouer…
— À la bonne heure ! Prenez tout votre temps. Ne vous pressez pas.
Elle déclara d’une voix lente :
— À l’âge de vingt ans, j’épousai un jeune homme, employé dans un de nos
ministères. Cela se passait en 1918.
— Je sais. Mme Mercado me l’a raconté. Il a été tué pendant la guerre.
Mais Mrs Leidner hocha la tête.
— C’est du moins ce qu’elle s’imagine… ainsi que tout le monde, d’ailleurs.
Mais la vérité est différente. J’étais à cette époque une jeune fille enthousiaste,
fervente patriote et débordante d’idéalisme. Après quelques mois de mariage, je
découvris, à la suite d’un incident tout à fait fortuit, que mon mari était un espion
à la solde de l’Allemagne. J’appris que les renseignements fournis par lui avaient
provoqué le torpillage d’un paquebot américain et la perte de centaines de vies
humaines. J’ignore comment d’autres auraient agi à ma place, mais voici ce que
je fis. Je révélai toute la vérité à mon père, lui-même en fonctions au ministère de
la Guerre. Effectivement, Frederick a bien été tué pendant la guerre… mais tué en
Amérique… fusillé comme espion.
— Oh ! mon Dieu ! m’exclamai-je. C’est affreux !
— Oui, dit-elle, affreux ! Mon mari se montrait avec moi si doux et si
affectueux ! Et dire que pendant tout ce temps… Mais je n’ai pas hésité une
seconde. Peut-être ai-je eu tort.
— Il est difficile de se prononcer là-dessus. Votre cas aurait embarrassé bien
des femmes.
— En dehors du ministère, cette histoire demeura secrète. Officiellement,
mon mari partit pour le front et fut tué. Mes amis et connaissances me
témoignèrent une grande sympathie en tant que veuve de guerre.
Maintenant elle s’exprimait d’une voix amère.
— Je fus assaillie de demandes en mariage, mais je les repoussai toutes. Le
coup avait été trop pénible et je me sentis incapable après cela d’avoir confiance
en qui que ce fût.
— À votre place, j’aurais éprouvé les mêmes sentiments.
— Quelques années plus tard, je m’entichai d’un certain jeune homme, mais
j’hésitais encore à lui accorder ma main, quand un événement étonnant se
produisit. Je reçus une lettre anonyme… de Frederick, menaçant de me tuer si je
me remariais.
— De Frederick ? De votre défunt mari ?
— Oui. D’abord, je me crus folle et me demandai si je rêvais. En fin de
compte, j’allai consulter mon père. Il m’apprit la vérité : mon mari n’avait pas été
fusillé. Il s’était échappé, mais sa fuite ne lui profita guère. Quelques semaines
plus tard, victime d’un déraillement de train, on identifia son cadavre parmi les
autres morts. Mon père m’avait caché son évasion, mais à présent qu’il était mort,
il ne voyait aucun danger à me révéler les faits exacts.
« Cette lettre remettait tout en question. Était-il possible que mon mari fût
encore vivant ?