« Mon père reprit l’affaire en main et déclara que le cadavre inhumé sous le
nom de Frederick n’était autre que Frederick lui-même, du moins autant qu’on
pouvait l’attester, car le visage était méconnaissable. Selon lui, Frederick était bel
et bien mort, et cette lettre une sinistre farce.
« Le même fait se renouvela : chaque fois que je me liais d’amitié avec un
homme, je recevais une lettre de menace.
— De l’écriture de votre mari ?
Elle répondit lentement :
— Question assez embarrassante : je ne possédais de lui aucune lettre. Seule
ma mémoire aurait pu me guider.
— N’avez-vous remarqué dans ces lettres aucune expression susceptible de
confirmer vos soupçons ?
— Non. Dans nos conversations privées, nous employions certains termes
familiers – connus seulement de nous deux – et s’ils s’étaient retrouvés dans l’une
de ces lettres, mes doutes eussent été dissipés.
— En effet. C’est bizarre. Tout semble indiquer qu’il ne s’agissait pas de
votre mari. Mais, en ce cas, qui cela pouvait-il être ?
— Frederick avait un jeune frère d’une douzaine d’années à l’époque de
notre mariage. Il adorait Frederick et celui-ci se dévouait beaucoup pour lui.
Qu’advint-il de ce gamin ? Je ne l’ai jamais su. Peut-être le jeune William,
aveuglé par l’affection fraternelle, me considérait-il comme responsable de la
mort de son aîné. Il s’était toujours montré un peu jaloux envers moi et il a peut-
être inventé ce moyen de me châtier.
— Possible, dis-je. Les enfants se souviennent toujours du mal qu’on leur a
fait.
— Je sais. Ce garçon a peut-être juré de venger son frère.
— Veuillez continuer.
— Oh ! je n’ajouterai pas grand-chose. Voilà trois ans, j’ai fait connaissance
d’Éric, sans aucune intention de l’épouser. Mais il triompha de mes hésitations.
Jusqu’au jour de notre mariage, j’attendis une autre lettre de menace, mais aucune
n’arriva. J’en conclus que l’auteur de ces lettres anonymes était mort, ou las de ce
sport cruel. Deux jours après la cérémonie, voici ce que je reçus.
Prenant une petite serviette de cuir placée sur la table, elle l’ouvrit à l’aide
d’une clef, en tira une lettre et me la tendit.
L’encre avait légèrement pâli. L’écriture, fortement inclinée, semblait être
celle d’une femme.
Vous avez désobéi. Maintenant, impossible d’échapper à votre sort. Vous ne
serez que l’épouse de Frederick Bosner. Préparez-vous à mourir !
— Je fus d’abord effrayée, mais la présence d’Éric me rassura. Un mois plus
tard, une seconde lettre me parvenait.
Je n’ai pas oublié. Je dresse mes plans. Vous allez mourir. Pourquoi m’avez-
vous désobéi ?
— Votre mari est-il au courant de toutes ces menaces ?
Mrs Leidner répondit lentement :
— Il sait que mes jours sont en jeu. Quand j’ai reçu la seconde lettre, je lui ai
montré les deux. Il penchait à croire qu’il s’agissait d’une plaisanterie de mauvais
goût. L’idée lui vint également qu’un maître chanteur tentait de m’intimider en
essayant de me faire croire que mon premier mari vivait toujours.
Elle fit une pause et poursuivit :
— Quelques jours après la réception de la seconde lettre nous faillîmes
mourir asphyxiés. Quelqu’un pénétra dans notre appartement pendant notre
sommeil et ouvrit un robinet à gaz. Par bonheur, je me réveillai à temps et fus
frappée de cette odeur insolite. Incapable de me taire davantage, je racontai à Éric
les persécutions dont j’avais été l’objet depuis des années, et j’ajoutai que ce fou
songeait réellement à me tuer. Pour la première fois, j’eus l’impression nette que
Frederick me voulait réellement du mal. Sous ses manières douces, j’avais
discerné chez lui un fond de sauvagerie.
« Éric prit la chose moins au tragique que moi. Il voulait s’adresser à la
police. Je m’y opposai formellement. En fin de compte, nous convînmes que je
l’accompagnerais ici et qu’il serait prudent pour moi, en attendant, de rester à
Londres ou à Paris, au lieu d’aller passer l’été en Amérique.
« Nous mîmes ce projet à exécution et tout alla bien. Je me sentais pleine de
confiance en l’avenir. Somme toute, nous étions séparés de mon ennemi par la
moitié du globe.
« Lorsque, voilà environ trois semaines, je reçus une lettre affranchie avec
un timbre de l’Irak. Elle me tendit une troisième lettre.
Vous avez cru pouvoir m’échapper. Vous vous trompiez. Je ne vous
permettrai pas de vivre infidèle à ma mémoire. Ne vous ai-je pas suffisamment
avertie ? La mort approche à grands pas.
— Et voici ce que j’ai trouvé sur cette table, il y a une semaine. Cette lettre
ne m’a même pas été transmise par la poste.
Je lui pris des mains la feuille de papier. Une phrase avait été griffonnée en
travers.
Je suis arrivé.
Elle me regarda fixement.
— Cette fois, vous comprenez ? Que ce soit Frederick… ou le petit
William… il va sûrement me tuer.
Sa voix tremblait. Je lui pris le poignet.
— Allons… allons, lui dis-je pour la consoler, reprenez courage ! Nous
veillerons sur vous. Avez-vous un flacon de sels ?
Elle me désigna la table de toilette et je lui en administrai à une bonne dose.
— Cela va mieux, lui dis-je, comme la couleur revenait à ses joues.
— Oui, je me sens bien à présent. Mais, nurse, comprenez-vous maintenant
la raison de mes frayeurs ? Lorsque j’ai vu cet homme regarder par ma fenêtre,
j’ai pensé : c’est lui… Je vous ai même soupçonnée le jour de votre arrivée. Je
vous prenais pour un homme déguisé en femme.