Le Dr Leidner soupira :
— Quel cauchemar !… Quel affreux mystère !
À mon étonnement, Poirot partagea son point de vue.
— Vous pouvez le dire : il existe rarement de crime aussi mystérieux.
Habituellement, le meurtre est sordide… et plutôt simple. Mais nous nous
trouvons en présence d’une affaire compliquée. Docteur Leidner, votre femme
devait sortir de l’ordinaire.
Il avait si bien assené son coup au bon endroit, que je sursautai.
— N’est-ce point la vérité, ma sœur ?
Le Dr Leidner me dit d’une voix calme :
— Mademoiselle, expliquez-lui comment était Louise. Il ne pourra du moins
vous accuser de partialité.
Je m’exprimai donc en toute sincérité.
— Elle était si belle qu’on ne pouvait s’empêcher de l’admirer et de chercher
à lui plaire. Jamais je n’avais rencontré une femme pareille.
— Merci ! me dit le docteur en souriant.
— Voilà un témoignage qui, dans la bouche d’une nouvelle venue, prend de
la valeur, énonça poliment M. Poirot. Continuons notre enquête. Sous le titre
Moyen et Occasions nous retenons six noms. Miss Leatheran, miss Johnson,
Mme Mercado, Mr Reiter, Mr Emmott et le père Lavigny.
Une fois de plus, il s’éclaircit la gorge. Vraiment, ces étrangers ont de drôles
d’habitudes !
— Pour le moment, admettons l’exactitude de notre troisième hypothèse : le
meurtrier est Frederick ou William Bosner, et fait partie de l’expédition. En
comparant nos deux listes, nous pouvons réduire le nombre des suspects à quatre :
le père Lavigny, M. Mercado, Carl Reiter et David Emmott.
— Le père Lavigny est hors de cause, intervint le Dr Leidner avec décision.
Il appartient à la Compagnie des Pères Blancs de Carthage.
— Et sa barbe est authentique, ajoutai-je.
— Ma sœur, un assassin de première force ne porte jamais une barbe
postiche.
— Comment savez-vous que l’assassin est de première force ? demandai-je
d’un ton de protestation.
— Parce que, dans le cas contraire, la vérité me sauterait déjà aux yeux…
alors que je n’y vois goutte.
« Cet homme est plein de vanité… » pensai-je à part moi.
— Quoi qu’il en soit, répliquai-je, revenant sur la barbe, il a fallu un certain
temps pour la faire pousser.
— Votre observation est très judicieuse, dit Poirot.
Le Dr Leidner s’irritait de plus en plus.
— Mais c’est ridicule. Le père Lavigny et M. Mercado sont des hommes très
connus depuis longtemps.
Poirot le regarda.
— Vous manquez de discernement. Un point important vous échappe : si
Frederick Bosner n’est pas mort… qu’a-t-il fait durant toutes ces années ? Il a pris
un nom d’emprunt et s’est taillé une place dans l’existence.
— En tant que Père Blanc ? demanda le Dr Reilly d’un ton sceptique.
— Cela paraît, en effet, quelque peu fantastique, avoua Poirot. Seul le
tribunal peut trancher cette question. Voyons les autres suspects.
— Les jeunes ? dit Reilly. Si vous voulez mon opinion, un seul remplit les
conditions.
— Lequel ?
— Le jeune Carl Reiter. Nous n’avons rien de précis contre lui, mais, en y
regardant de près, il a l’âge voulu, un nom allemand, il est nouveau dans le
personnel et il pouvait profiter de l’occasion pour quitter son atelier de
photographie, traverser la cour, accomplir sa vilaine besogne et déguerpir à toutes
jambes tandis que la cour était encore déserte. Si quelqu’un s’était introduit dans
l’atelier de photographie durant son absence, il aurait juré ses grands dieux qu’il
se trouvait dans la chambre noire. Je ne le désigne pas comme le coupable, mais,
de toute cette liste, Reiter semblerait le plus suspect.
M. Poirot ne partageait pas cet avis. Il hocha la tête d’un air grave, mais non
convaincu.
— Vos déductions sont plausibles, mais l’affaire est plus compliquée que
vous ne le supposez. Restons-en là pour le moment. Si vous le permettez,
j’aimerais jeter un coup d’œil dans la chambre du crime.
— Certainement.
Le Dr Leidner fouilla ses poches et leva les yeux vers le Dr Reilly en disant :
— Le capitaine Maitland l’a prise.
— Il me l’a confiée avant son départ pour une affaire pressante.
Il produisit la clef.
Le Dr Leidner prononça d’une voix hésitante :
— Si vous n’y voyez aucun inconvénient, je préfère ne point… Peut-être
mademoiselle…
— Bien sûr, bien sûr… répondit Poirot. Je comprends votre sentiment et ne
veux vous causer aucune peine inutile. Ma sœur, auriez-vous l’obligeance de
m’accompagner ?
— Volontiers, répondis-je.