sur la commode. Elle représentait un vieux monsieur avec un bouc blanc. Il
m’interrogea du regard.
— Le père de Mrs Leidner, dis-je. Je le tiens d’elle-même.
Il la remit à sa place et jeta un coup d’œil sur les articles de la table de
toilette… tous en écaille, simples mais élégants. Son regard s’attarda ensuite sur
une étagère garnie de livres dont il énonça les titres à haute voix.
— Qui étaient les Grecs ?, Introduction à la Relativité, La vie de lady Hester
Stanhope, Le train de Crewe, Le retour à Mathusalem, Linda Condon. Vont-ils
nous fournir quelque indication ? Ce n’était pas une ignorante, votre Mrs Leidner,
mais une femme cultivée.
— Oh ! elle était très intelligente, appuyai-je. Elle lisait énormément et elle
se tenait au courant de tout. Mrs Leidner sortait, en effet, de l’ordinaire.
Il sourit en me regardant.
— Oui. Je l’ai tout de suite deviné. Continuant son inspection, il s’arrêta
quelques instants devant la table de toilette où était disposé un arsenal de flacons
et de crèmes de beauté.
Soudain, il s’agenouilla et examina la peau de chèvre.
Le Dr Reilly et moi le rejoignîmes vivement. Il regardait une petite tache
foncée, presque invisible, sur le poil brun. Le fait est qu’on la remarquait
seulement à l’endroit où elle débordait sur une des bandes blanches.
— Qu’en pensez-vous, docteur ? Est-ce du sang ? demanda-t-il.
À son tour, le Dr Reilly se mit à genoux.
— Peut-être. Je vais m’en assurer, si vous le désirez.
— Je vous en serais reconnaissant.
M Poirot examina le pot à eau et la cuvette. Le pot à eau était placé sur le
côté de la table de toilette, la cuvette vide mais, auprès de la table, un ancien
bidon à essence contenait de l’eau usagée.
Il se tourna vers moi.
— Mademoiselle, vous souvenez-vous si ce pot à eau était hors de la cuvette
lorsque vous avez quitté Mrs Leidner à une heure moins le quart ?
— Je ne saurais l’affirmer, dis-je au bout d’un moment. Je crois plutôt qu’il
était dans la cuvette.
— Ah !
— Comprenez-vous, ajoutai-je aussitôt je le vois ainsi parce qu’il s’y
trouvait d’habitude. Les boys remettent bien tout en ordre. J’ai l’impression que si
je n’avais pas vu le pot à eau à sa place, je l’y aurais mis moi-même.
Il approuva d’an signe de tête.
— Oui, je comprends Ce goût de l’ordre vient de votre stage dans les
hôpitaux. Dès qu’un objet n’est pas à sa place dans une chambre,
inconsciemment, vous le rangez. Et après le crime ? Tout était-il dans l’état
actuel ?
— Je ne me suis pas attardée à ces petits détails ; je m’inquiétais plutôt de
savoir si l’assassin était caché en quelque endroit ou s’il avait oublié un objet
quelconque après lui.
— C’est bel et bien du sang, déclara le Dr Reilly, en se relevant. Y attachez-
vous de l’importance ?
Perplexe, Poirot plissait le front. Il secoua les mains avec vivacité.
— Je ne puis rien dire. Comment le saurais-je ? Cette tache peut ne rien
signifier du tout. Il me serait permis d’en déduire que le meurtrier, ayant du sang
sur les mains, est allé se les laver. Les choses ont pu se passer ainsi. Mais ne nous
hâtons pas de conclure.
— La blessure n’a dû saigner que très peu, observa le Dr Reilly. Le sang n’a
pas jailli. Tout au plus, aurait-il suinté. Naturellement, si l’assassin a touché la
plaie…
Je frémis. Une vision affreuse se présenta à ma pensée : un individu (le jeune
photographe, à la jolie figure rose) frappait mortellement cette belle femme, puis,
penché sur elle, les traits soudain cruels, enfonçait le doigt dans la blessure à la
façon d’un sadique.
Le Dr Reilly remarqua mon tremblement.
— Qu’avez-vous, nurse ?
— Rien… seulement la chair de poule, répondis-je.
Se retournant, M. Poirot m’observa.
— Je vois ce qu’il vous faut, ma sœur. Tout à l’heure, notre perquisition
terminée, je retournerai à Hassanieh en compagnie du docteur et je vous
emmènerai avec nous. Voulez-vous offrir le thé à miss Leatheran, docteur ?
— J’en serai ravi.
M. Poirot me donna une tape amicale sur l’épaule, une petite tape à
l’anglaise, qui n’avait rien d’étranger.
— Ma sœur, faites ce que je vous dis. De plus, vous me rendrez un grand
service. J’aimerais discuter avec vous certains sujets que je ne puis aborder ici par
respect des convenances. L’excellent Mr Leidner adorait sa femme et il est
persuadé… oh ! il n’oserait en douter… que chacun ici éprouvait les mêmes
sentiments que lui envers elle ! Selon moi, ce ne serait pas naturel ! Non, il faut
que nous parlions de Mrs Leidner… voyons… comment dire ?… sans prendre de
gants. Ainsi, voilà une question réglée. Dès que nous aurons rempli notre tâche
ici, nous vous emmenons avec nous à Hassanieh.
— N’importe comment, il faut que je quitte ma place. Ma situation ici est
plutôt gênante.
— N’en faites rien pendant un ou deux jours, me conseilla le Dr Reilly. Vous
ne sauriez décemment partir avant les obsèques.
— Très bien. Et si j’allais être assassinée à mon tour ? dis-je, en plaisantant à
demi.
Le Dr Reilly le prit de la même façon et je m’attendais à une repartie
spirituelle de sa part, mais à ma surprise, M. Poirot s’immobilisa soudain au
milieu de la pièce et se frappa le front de la paume de sa main.
— Ah ! c’est possible ! murmura-t-il. Il y a du danger… oui, un grand
danger. Mais qu’y faire ? Comment l’éviter ?
— Voyons, monsieur Poirot, je ne parlais pas sérieusement ! Qui songerait à
me tuer, je vous le demande un peu ?
— Vous… ou une autre, dit-il.
Et le ton de ses paroles me fit courir un frisson de peur dans le dos.
— Pourquoi ? insistai-je.
Il me regarda droit dans les yeux.
— À mon tour de rire, mademoiselle ! Mais n’oubliez pas que tout, dans
l’existence, n’est pas sujet de plaisanterie. Ma profession m’a appris bien des
vérités, dont la redoutable est celle-ci : l’assassinat devient une habitude !