— Oui, désolée pour tout le monde ici. Cette mort tragique est si affreuse,
surtout en ce qui vous concerne.
— Pour moi ? Comment cela ?
— Vous êtes un si vieil ami pour tous deux !
— Je suis un vieil ami de Leidner, mais Mrs Leidner et moi n’étions point
particulièrement liés d’amitié.
Le ton de ses paroles laissait entendre qu’il n’éprouvait envers elle aucune
sympathie. Ah ! si seulement Reilly avait pu l’entendre !
— Alors, bonne nuit, répétai-je.
Et je courus à ma chambre.
Avant de me déshabiller, je vaquai à diverses occupations : je lavai quelques
mouchoirs, une paire de gants, et écrivis mon journal. Au moment où je me
décidais à me coucher, je jetai par la porte un coup d’œil dans la cour. Les
lumières continuaient à brûler dans l’atelier des architectes et le pavillon sud.
Le Dr Leidner devait encore travailler dans son bureau. J’hésitais à aller lui
souhaiter bonne nuit, car je ne tenais point à paraître obséquieuse. Peut-être m’en
voudrait-il de le déranger ? Une sorte de scrupule s’empara de moi. Après tout
quel mal y avait-il à m’inquiéter de sa santé et à lui offrir mes services pour le cas
où il aurait besoin de moi ? Je ne ferais qu’entrer et sortir.
Le Dr Leidner n’était pas là. Dans le bureau éclairé, je trouvai seulement
miss Johnson, la tête penchée sur la table et pleurant à chaudes larmes.
Ce spectacle me bouleversa. Miss Johnson était une personne si calme et si
maîtresse d’elle-même que je ressentis pour elle une profonde pitié.
— Que se passe-t-il donc, mademoiselle ? lui demandai-je, en lui posant la
main sur l’épaule. Allons, allons, je ne veux pas de ça ! Il ne faut pas rester ici
toute seule en train de pleurer.
Elle ne me répondit point, mais sanglota de plus belle.
— Ne pleurez plus ! suppliai-je. Reprenez courage ! Je vais vous préparer
une bonne tasse de thé chaud !
Levant enfin la tête, elle me répondit :
— Inutile, je vous remercie. Tout va bien à présent. Je me conduis comme
une sotte.
— Qu’est-ce qui vous tourmente ainsi ?
Après un moment d’hésitation, elle me dit :
— C’est trop affreux…
— Pensez à autre chose, lui conseillai-je. Il faut se résigner devant
l’irréparable. À quoi bon vous mettre dans un pareil état ?
Elle se redressa et arrangea sa chevelure.
— Je sais que je me rends ridicule à vos yeux, prononça-t-elle de sa voix
grave. Jugeant préférable de m’occuper utilement, je mettais un peu d’ordre dans
ce bureau lorsque, soudain, j’ai été prise d’une crise de larmes.
— Oui, oui, je comprends. Allez vous coucher maintenant et je vous
apporterai au lit une bonne tasse de thé et une bouteille d’eau chaude.
Elle dut s’exécuter, car je repoussai toute protestation.
— Merci, mademoiselle, me dit-elle lorsque, bien installée dans son lit, et les
pieds au chaud, elle buvait son thé. Vous êtes la bonté même, me dit-elle. Il est
assez rare que je me laisse abattre ainsi.
— Oh ! cela arrive à n’importe qui en pareilles circonstances. Vous avez
éprouvé tant d’émotions et de fatigue ! Ajoutez à cela la visite de la police. Je
vous assure que moi-même je ne me sens pas dans mon état normal.
Lentement et d’une voix étrange, elle reprit :
— Ce que vous disiez tout à l’heure me paraît très judicieux. Nous ne
pouvons rien devant l’irréparable… (Elle se tut pendant quelques secondes et
reprit d’un ton qui me rendit perplexe.) Cette femme n’était pas bonne !
Je m’abstins de discuter ce point avec elle. L’antipathie qui régnait entre les
deux femmes ne m’avait jamais surprise. Miss Johnson se réjouissait peut-être, en
son for intérieur, du décès de Mrs Leidner et, se rendant compte de la bassesse de
ce sentiment, avait-elle eu honte d’elle-même ?
— Maintenant, faites-moi le plaisir de dormir et de ne plus songer à vos
soucis.
Je ramassai différents objets et mis un peu d’ordre dans la chambre, posai
ses bas sur le dossier de la chaise et pendis ses vêtements à un portemanteau, Sur
le parquet, j’aperçus une petite boule de papier froissé qui avait dû tomber de sa
poche.
J’étais en train de la déplier afin de voir s’il convenait de la jeter au panier,
lorsqu’elle me fit sursauter.
— Donnez-moi ça !
Je lui obéis et demeurai interloquée par son ton péremptoire. Elle m’arracha
le papier des mains et le présenta à la flamme de la bougie pour le brûler.
Désemparée, je la regardai faire.
Son geste avait été si brutal que je n’eus pas le temps de lire le contenu de
cette note. Mais, sous l’effet de la flamme, la feuille se tordit de mon côté et je
pus voir quelques mots écrits à l’encre.
Une fois au lit, je compris pourquoi cette écriture m’avait frappée : elle
ressemblait étonnamment à celle des lettres anonymes.
Miss Johnson était-elle l’auteur de cette infamie ?