— À Hassanieh on ne peut trouver de fleuristes. Il est tout de même navrant
de ne pouvoir déposer un bouquet sur la tombe ; aussi ai-je pensé à me glisser ici
pour mettre ces fleurettes dans ce petit vase qu’elle plaçait toujours sur sa table…
simplement pour montrer qu’on ne l’a pas oubliée. Idée un peu puérile, peut-
être…
Ce sentiment l’honorait. Il était tout honteux et embarrassé comme tous les
Anglais pris en flagrant délit de sentimentalité.
— Au contraire, c’est une attention très délicate de votre part.
Je pris le petit vase, le remplis d’eau et y arrangeai les fleurs.
Mr Coleman remontait encore dans mon estime. Ce geste prouvait son bon
cœur et sa grande sensibilité.
Il ne me demanda aucune explication au sujet du cri que j’avais poussé à sa
vue et je lui en sus gré. Quelle réponse aurais-je pu lui faire ?
« À l’avenir, ma fille, sois raisonnable, me dis-je à moi-même, en remontant
mes manchettes et rectifiant les plis de mon tablier. Tu n’es pas taillée pour faire
un médium. »
Ensuite, je m’occupai de faire mes bagages et employai de mon mieux le
reste de la journée.
— Qui sait ? Il a peut-être laissé tomber un objet. Dans les romans policiers,
tout bon criminel commet cette imprudence.
— Dans la vie courante, ils se montrent moins étourdis.
Je rapportai quelques chaussettes que je venais de raccommoder et les posai
sur la table de la salle commune afin que chaque homme pût prendre celles qui lui
appartenaient. Puis, ne voyant rien de mieux à faire, je montai sur la terrasse.
Miss Johnson s’y trouvait déjà, mais elle ne m’entendit pas venir. J’arrivai à
sa hauteur sans qu’elle eût soupçonné ma présence.
Mais déjà je me rendais compte du trouble de la vieille fille.
Debout au milieu de la terrasse, elle regardait fixement devant elle, le visage
dévoré d’angoisse, comme si elle venait de s’apercevoir d’un fait que son
intelligence refusait d’admettre.
J’en demeurai interdite.
Ne confondons pas : l’autre soir, je l’avais vue bouleversée ; aujourd’hui,
son expression était toute différente.
— Chère miss Johnson, lui dis-je en m’approchant d’elle, qu’avez-vous
donc ?
Elle tourna la tête et me regarda d’un air absent.
— Que se passe-t-il ? insistai-je.
Elle fit une grimace… comme pour avaler sa salive et proféra d’une voix
rauque :
— Je viens de voir quelque chose.
— Quoi donc ? Racontez-moi cela. Vous semblez dans tous vos états.
Elle essaya de se ressaisir, mais en vain.
Elle me dit d’une voix blanche :
— Je viens de me rendre compte comment on peut s’introduire ici de
l’extérieur, sans se faire voir.
Je suivis la direction de son regard, mais je ne distinguai rien.
Mr Reiter se tenait sur le seuil de son atelier de photographie et le père
Lavigny traversait la cour… Rien d’autre.
Me tournant vers elle, très intriguée, je discernai une étrange expression sur
ses traits.
— Vraiment, je ne saisis pas ce que vous voulez dire. Voulez-vous me
l’expliquer ?
Elle hocha la tête.
— Pas en ce moment… plus tard. Oh ! nous aurions dû nous en douter !
Nous aurions dû nous en douter !
— Si seulement vous consentiez à me renseigner…
Mais elle secoua de nouveau la tête.
— Laissez-moi d’abord réfléchir.
Passant devant moi, elle redescendit l’escalier. Je ne la suivis pas, mais,
assise sur la balustrade, j’essayai de démêler cette énigme, sans toutefois y
parvenir. La cour n’offrait qu’une seule issue : la grande porte voûtée. Devant
cette entrée, le porteur d’eau bavardait avec le cuisinier indien. Nul n’aurait pu
pénétrer sans être vu d’eux.
Perplexe, je hochai la tête et redescendis dans la cour.