— Il me demanda, je crois, si cette maison appartenait à l’expédition
américaine. Puis il fit une réflexion sur le grand nombre d’ouvriers employés aux
fouilles. J’avoue que je ne saisis pas exactement ce qu’il disait, mais je m’efforçai
de poursuivre la conversation afin d’améliorer mes connaissances pratiques de la
langue arabe. J’espérais qu’en sa qualité de citadin, ce passant me comprendrait
plus facilement que les terrassiers occupés à l’excavation.
— N’avez-vous point abordé d’autres sujets de conversation ?
— Autant que je me souvienne je lui parlai de l’importance de la ville
d’Hassanieh, sans toutefois la comparer à Bagdad.
Il me demanda si j’étais arménien ou syrien.
— Pourriez-vous me donner le signalement de cet individu ?
De nouveau, le père Lavigny plissa le front pour réfléchir.
— Il était plutôt court et trapu, déclara-t-il enfin. Il louchait de façon très
visible et avait le teint pâle.
M Poirot se tourna vers moi.
— L’avez-vous vu ainsi, mademoiselle Leatheran ?
— Pas tout à fait. Je l’ai plutôt trouvé grand et brun, plutôt mince, et je n’ai
pas remarqué qu’il louchait.
En désespoir de cause, M. Poirot haussa les épaules.
— Toujours la même chose ! Si vous apparteniez à la police, vous
partageriez mon avis ! Deux témoins donnent invariablement un signalement
différent de la même personne ! Ils se contredisent sur chaque détail.
— En ce qui concerne la loucherie, je m’en souviens nettement. Sur les
autres points, il se peut que miss Leatheran ait raison. Lorsque je dis blond, je
veux dire que, pour un Iraquien, cet homme était blond, mais rien d’étonnant que
mademoiselle l’ait trouvé brun.
— Très brun, appuyai-je. Avec un teint olivâtre.
Le Dr Reilly se mordit la lèvre en souriant.
Poirot lança les mains en l’air.
— Passons, dit-il. Nous ignorons encore l’importance qu’il convient
d’attacher à la présence autour de la maison de cet inconnu, mais il faut à tout
prix le retrouver. Poursuivons notre enquête.
Il hésita un instant, étudia les visages tournés vers lui autour de la table, puis,
d’un bref mouvement de la tête, il désigna Mr Reiter.
— Voyons, mon ami, dites-nous un peu ce que vous avez fait hier après-
midi ?
Le visage rose et joufflu de l’interpellé s’empourpra tout d’un coup.
— Moi ?
— Oui, vous. D’abord, votre nom et votre âge ?
— Carl Reiter. Vingt-huit ans.
— Américain, n’est-ce pas ?
— Oui, de Chicago.
— C’est votre première saison ici ?
— Oui. Je m’occupe de travaux photographiques.
— Ah ! oui. Quel fut votre emploi du temps hier après-midi ?
— Eh bien !… je suis resté dans la chambre noire la plus grande partie de la
journée.
— La plus grande partie de la journée ?
— Oui. J’ai d’abord développé des plaques. Ensuite, j’ai préparé des objets
en vue de les photographier.
— Dehors ?
— Oh ! non. Dans l’atelier de photographie.
— La chambre noire ouvre sur cet atelier ?
— Oui.
— En sorte que vous n’avez pas quitté votre atelier de photographie ?
— Non.
— Avez-vous remarqué ce qui se passait dans la cour ?
Le jeune homme hocha la tête.
— Non. Je n’ai rien vu. J’étais trop occupé. J’ai bien entendu le bruit de la
camionnette et, dès que j’ai pu quitter mon travail, je suis sorti pour voir s’il n’y
avait pas de courrier pour moi. C’est alors que j’ai… appris…
— À quelle heure avez-vous commencé vos travaux dans l’atelier ?
— À une heure moins dix.
— Connaissiez-vous Mrs Leidner avant de rejoindre l’expédition ?
— Non, monsieur. Je ne l’avais jamais vue avant mon arrivée ici.
— Essayez de vous rappeler un incident… si petit soit-il… susceptible de
nous apporter quelque lumière.
Carl Reiter secoua la tête et prononça :
— Ma foi, monsieur, je n’ai rien vu.
— Monsieur Emmott ?
David Emmott, de sa voix claire et agréable, s’exprima avec précision.
— D’une heure moins le quart à trois heures moins le quart, je triais les
fragments des poteries, tout en surveillant le gamin Abdullah. Je suis monté à
plusieurs reprises sur la terrasse, donner un coup de main au Dr Leidner.
— Combien de fois ?
— Quatre, il me semble.
— Et combien de temps restiez-vous ?
— D’ordinaire, deux minutes… pas davantage. Mais une fois, environ une
demi-heure après m’être mis à l’ouvrage, je me suis attardé une dizaine de
minutes pour discuter avec le docteur touchant les pièces à garder ou à jeter.
— Et lorsque vous êtes redescendu, le jeune boy avait abandonné son poste ?
— Oui. Furieux, je l’ai appelé et il reparut par la porte voûtée. Il était allé
bavarder avec ses camarades.
— C’est le seul moment où il ait quitté son travail ?
— Je l’ai envoyé à une ou deux occasions sur la terrasse porter des poteries.
Poirot dit, d’un ton grave :
— Inutile, monsieur Emmott, de vous demander si, durant ce temps, vous
avez vu quelqu’un entrer ou sortir de la chambre de Mrs Leidner ?
Mr Emmott s’empressa de répondre :
— Je n’ai vu absolument personne. Nul n’est venu dans la cour pendant mes
deux heures de travail.
— Et, autant que vous vous souveniez, il était une heure et demie lorsque
vous et le boy vous êtes absentés, laissant la cour déserte ?
— Il ne devait pas être loin de cette heure-là. Je ne saurais préciser
davantage.
Poirot se tourna vers le Dr Reilly.
— Ces renseignements concordent assez bien avec vos déclarations sur
l’heure de la mort, docteur ?
M. Poirot caressa ses grandes moustaches bouclées.
— Parfaitement, acquiesça le médecin.
— Nous pouvons, ce me semble, conclure que Mrs Leidner a trouvé la mort
pendant ces dix minutes.