— Un préjugé stupide exige qu’on se taise devant la mort. La vérité reste
toujours la vérité. Et, tout bien pesé, mieux vaudrait ne pas médire des vivants,
car on risque de leur nuire. Les morts sont au-dessus de ces contingences.
N’empêche que les conséquences du mal commis par eux de leur vivant
subsistent parfois après leur disparition. Miss Leatheran vous a-t-elle fait part du
malaise qui planait sur Tell Yaminjah ? Vous a-t-elle dit à quel point tout le
monde paraissait agité et soupçonneux ? Tout cela, par la faute de Louise Leidner.
Il y a trois ans, lorsque je n’étais encore qu’une fillette, il me plaisait de voir tous
les membres de l’expédition si gais et si heureux. Même l’année dernière, tout
marchait assez bien. Mais cette saison, un nuage pesait sur le groupe à cause
d’elle. Elle appartenait à ce genre de femmes qui ne souffrent pas le bonheur
autour d’elles. Elle éprouvait le besoin de semer la brouille, soit par plaisir ou par
désir de dominer… ou peut-être simplement parce qu’elle était ainsi faite. De
plus, elle accaparait tous les hommes autour d’elle.
— Miss Reilly, m’écriai-je, vous vous trompez. Je proteste contre vos
propos !
Elle reprit, sans tenir compte de ma remarque :
— Non contente d’avoir un mari qui l’adorait, il fallait qu’elle tournât la tête
à cet imbécile de Mercado. Ensuite, elle jeta son dévolu sur Bill. Un type
raisonnable, Bill, mais elle est tout de même parvenue à l’éblouir. Quant à Carl
Reiter, elle prenait un malin plaisir à le tourmenter. Elle avait beau jeu, ce garçon
est timide et rougit comme une fille !
« Elle obtint moins de succès auprès de David. Celui-ci reconnaissait le
charme de la femme, mais savait y résister. Il se rendait pleinement compte
qu’elle était dépourvue de toute sentimentalité. Nullement en quête d’intrigues
amoureuses, elle s’amusait avec le cœur des hommes et dressait les gens les uns
contre les autres. Elle s’y entendait à merveille ! De sa vie, elle n’eut de dispute
avec personne, mais que de querelles naissaient à cause d’elle ! Il lui fallait des
drames, à condition de ne pas y être mêlée. Tapie dans l’ombre, elle tirait les
ficelles et riait des souffrances d’autrui. Vous saisissez, n’est-ce pas, monsieur
Poirot ?
— Peut-être plus que vous ne pensez, mademoiselle.
Le petit vieux ne s’indignait pas, mais sa voix recelait… quoi ? Je ne puis
vous l’expliquer.
Cependant, Sheila Reilly le comprit mieux que moi, car son visage
s’empourpra aussitôt.
— Pensez-en ce que vous voudrez, dit-elle, mais je vous l’ai dépeinte telle
qu’elle était en réalité. Cette femme intelligente s’ennuyait, alors, pour passer le
temps, elle expérimentait sur des êtres humains, tout comme d’autres le font sur
des produits chimiques. Elle se plaisait à exaspérer les sentiments de la pauvre
miss Johnson qui, chaque fois, mordait à l’hameçon, mais savait se dominer. Elle
excitait la petite Mercado et la mettait dans de terribles colères. Elle me blessait
au vif… et j’avoue que j’y donnais prise à tout instant ! Elle s’employait à
connaître les torts de chacun et les servait au moment opportun. Elle n’exerçait
pas de chantage proprement dit : elle se contentait de faire savoir aux gens ce
qu’elle savait sur leur compte et de les laisser dans le doute sur ses intentions.
Ah ! cette femme était vraiment artiste et s’y prenait avec une rare délicatesse !
— Et son mari ? demanda Poirot.
— Elle le traitait avec beaucoup d’égards et de gentillesse, prononça
lentement miss Reilly. Elle paraissait beaucoup l’aimer. C’est un homme
charmant, continuellement accaparé par ses travaux d’archéologie. Il adorait
Louise et la mettait sur un piédestal. Certaines femmes en eussent été ennuyées
pas elle ! Quant à lui il vivait dans une complète béatitude, et il s’estimait heureux
parce que sa femme remplissait son idéal. D’autre part, il est bien difficile de
concilier cette confiance avec…
— Continuez, je vous en prie, mademoiselle, insista Poirot.
Elle se tourna soudain vers moi.
— Qu’avez-vous dit à M. Poirot au sujet de Richard Carey ?
— Au sujet de Mr Carey ? demandai-je, étonnée.
— Oui, à propos de Mrs Leidner et Mr Carey ?
— Ma foi, j’ai dit qu’ils ne s’entendaient guère…
À ma surprise, elle éclata de rire.
— Ils ne s’entendaient guère ! Quelle naïveté ! Il était follement épris d’elle
et en souffrait beaucoup, étant donné sa vieille amitié pour Leidner. Cette seule
raison suffisait pour qu’elle s’interposât entre ces deux hommes. Toutefois,
j’imagine que…
— Eh bien ?
Absorbée dans ses pensées, elle fronça le sourcil :
— J’imagine que, pour une fois, poussant les choses trop loin, elle s’est
laissé prendre à son propre piège ! Carey est un homme séduisant au possible…
Elle agissait d’ordinaire à froid, mais avec lui elle s’enflamma comme une torche.
— Ces accusations, mademoiselle, sont simplement scandaleuses, protestai-
je. Que dites-vous là ? Ils se parlaient à peine !
— Ah ! vraiment ? On voit que vous n’y connaissez rien. Dans la maison,
c’étaient des « Mr Carey » par-ci, « Mrs Leidner » par-là, mais ils se donnaient
rendez-vous dehors. Elle descendait le sentier jusqu’au Tigre. Au même moment,
il quittait le chantier et ne revenait qu’au bout d’une heure. D’habitude, la
rencontre avait lieu parmi les arbres fruitiers.
« Un jour, je le vis prendre congé d’elle et revenir à grandes enjambées vers
les fouilles, tandis qu’elle le regardait s’éloigner. Accusez-moi d’infamie si vous
voulez, mais j’avais des jumelles dans mon sac et m’en suis servie pour observer
l’expression de son visage. Croyez-m’en : elle était entichée de Richard Carey…
Elle s’interrompit et s’adressa à Poirot :
— Excusez-moi d’empiéter sur vos fonctions, monsieur Poirot, proféra-t-elle
avec un rire forcé, mais vous me saurez peut-être gré de vous avoir donné
l’exacte couleur locale.
D’un pas ferme, elle quitta la salle à manger.
— Monsieur Poirot ! m’écriai-je, je ne crois pas un mot de tous ces
racontars.
Il me considéra avec un sourire et dit d’une voix bizarre :
— Vous ne nierez tout de même pas, ma sœur, que la version de miss Reilly
a jeté quelque lumière sur cette affaire ?