— D’autre part, Mr Carey et elle ne faisaient guère bon ménage, repris-je. Je
le trouvais jaloux à la façon de miss Johnson. Il lui parlait toujours sèchement et
Mrs Leidner lui répondait sur le même ton. Quand elle lui passait un plat, elle se
montrait polie, mais l’appelait toujours Mr Carey d’un ton cérémonieux.
Évidemment, c’était un vieil ami de son mari et certaines femmes ne peuvent
supporter que d’autres aient connu leurs époux avant elles-mêmes… Enfin, vous
voyez ce que je veux dire…
— Oui, oui, je comprends. Et les trois jeunes hommes ? Ne disiez-vous pas
que Coleman devenait poète lorsqu’il parlait d’elle ?
Je ne pus réprimer mon envie de rire.
— C’était même très drôle : un garçon si terre à terre…
— Et les deux autres ?
— Je ne connais guère Mr Emmott, ce garçon si réservé et si calme.
Mrs Leidner le traitait avec beaucoup de gentillesse : elle l’appelait familièrement
David et le taquinait au sujet de miss Reilly, et ainsi de suite.
— Ah ! vraiment ? Goûtait-il ces sortes de plaisanteries ?
— Je n’en sais rien. Il se contentait de la regarder d’un air bizarre.
Impossible de lire dans sa pensée.
— Et Mr Reiter ?
— Avec lui, elle n’était pas du tout aimable. Je crois même qu’il lui donnait
sur les nerfs. Chaque fois qu’elle s’adressait à lui, c’était pour lui décocher des
sarcasmes.
— S’en offusquait-il ?
— Il devenait tout rouge, le pauvre garçon. Pourtant, elle ne le faisait point
par méchanceté.
Puis, soudain, mon indulgence pour Reiter se dissipa et j’eus la conviction
que ce jeune homme, peut-être un assassin, jouait la comédie depuis le début.
— Oh ! monsieur Poirot ! m’exclamai-je, que s’est-il réellement passé, à
votre avis ?
Il hocha la tête d’un air pensif.
— Dites-moi franchement : cela ne vous ennuierait pas d’aller coucher là-
bas, ce soir ?
— Oh ! non. Je n’ai pas oublié vos paroles, mais qui songerait à me tuer ?
— Personne, évidemment, répondit-il. C’est un peu pour cette raison que je
désirais entendre vos impressions sur chacun. À présent, je suis certain que vous
n’avez rien à craindre.
— Si quelqu’un m’avait dit, à Bagdad…
Je m’interrompis.
— Vous aviez déjà entendu quelques racontars sur les Leidner et les
membres de l’expédition avant de venir ici ? me demanda-t-il.
Je lui appris le surnom donné à Mrs Leidner et lui touchai un mot des propos
de Mrs Kelsey.
À ce moment, la porte s’ouvrit et miss Reilly entra. Elle venait de jouer au
tennis et tenait encore sa raquette à la main.
Je savais que Poirot lui avait déjà été présenté à son arrivée à Hassanieh.
Elle me salua de son air le plus indifférent et prit un sandwich.
— Eh bien ! monsieur Poirot, dit-elle, où en êtes-vous de notre crime local ?
— Pas très loin, mademoiselle.
— Je m’aperçois que vous avez sauvé miss Leatheran du naufrage.
— Mademoiselle vient de me fournir des informations précieuses sur les
différentes personnes composant l’expédition. J’ai ainsi appris maints détails sur
la victime… et la victime possède souvent la clef du mystère.
— Mes compliments pour votre grande perspicacité, monsieur Poirot. En
tout cas, laissez-moi vous dire que si une femme méritait de finir assassinée,
c’était bien Mrs Leidner !
— Miss Reilly ! m’écriai-je, scandalisée.
Elle émit un petit rire mauvais.
— Ah ! dit-elle. Je me doutais bien qu’on ne vous avait pas révélé l’exacte
vérité. Comme les autres, miss Leatheran s’est laissé prendre au piège. Je
souhaite, monsieur Poirot, que le meurtrier de Louise Leidner vous échappe.
J’éprouve une vive sympathie envers lui, car moi-même, je l’avoue, j’aurais
supprimé cette femme sans le moindre remords.
Cette petite peste m’inspirait une véritable horreur. M. Poirot l’écouta sans
s’émouvoir. Il s’inclina et dit d’un ton aimable :
— En ce cas, j’espère, mademoiselle, que vous avez préparé un alibi pour
justifier votre emploi du temps hier après-midi ?
Il y eut un moment de silence et la raquette de miss Reilly tomba sur le
parquet. Elle ne se donna même pas la peine de la ramasser et proféra d’une voix
haletante :
— Je jouais au tennis au club. Mais, sérieusement, monsieur Poirot, je me
demande si vous savez quel genre de femme était Mrs Leidner.
Il renouvela son petit salut et déclara :
— Veuillez vous-même m’en informer, mademoiselle.
Elle hésita un instant, puis s’exprima avec une sécheresse et une méchanceté
écœurantes.