— Hum ! Tout d’abord, monsieur Poirot, laissez-moi vous prévenir que j’ai
du parti pris. Je suis… nous l’étions tous d’ailleurs… très dévouée au Dr Leidner.
Nous prîmes tous ombrage de la venue de Mrs Leidner. Nous lui en voulions
d’accaparer son temps et son attention. L’affection qu’il lui portait nous irritait. Je
suis franche, monsieur Poirot, et il me coûte de vous parler ainsi. Sa présence me
contrariait, mais je m’abstins toujours de le montrer. Cette femme était venue
jeter le trouble dans notre existence.
— Notre ? Vous dites notre ?
— Oui, je veux parler de Mr Carey et de moi-même. Nous sommes les plus
anciens, vous comprenez. Le nouvel ordre de choses nous offusqua. Sentiment
assez naturel, mais peut-être un peu mesquin de notre part. Ce fut un tel
changement pour nous !
— Quel genre de changement ?
— Oh ! en toutes choses. Jusque-là, nous vivions si heureux ! Nous nous
amusions beaucoup, nous prenions plaisir à nous faire des niches, comme de bons
camarades travaillant en commun. Le Dr Leidner lui-même était gai comme un
écolier.
— L’arrivée de Mrs Leidner vint jeter la perturbation dans votre petit
groupe ?
— Oh ! je ne la rends pas entièrement responsable ; cependant, l’année
dernière, cela marchait tout de même mieux. Surtout, n’allez pas croire que nous
eussions des griefs précis contre elle. Elle s’est toujours montrée charmante
envers moi… tout à fait charmante. Voilà pourquoi j’éprouve parfois un remords.
Ce n’est pas sa faute si ses moindres paroles ou ses moindres actes me blessaient.
En réalité, on ne pouvait être plus aimable qu’elle !
— Néanmoins, sa présence, cette année, apporta un changement complet…
une ambiance toute différente ?
— Oh ! entièrement. À la vérité, je ne saurais à quoi l’attribuer. Tout alla de
mal en pis… à part le travail. Mais aucun de nous n’était maître de son caractère.
Nous avions les nerfs à fleur de peau, comme à l’approche de l’orage.
— Et vous l’imputiez à l’influence de Mrs Leidner ?
— Une bonne harmonie régnait entre nous avant son arrivée, constata
sèchement miss Johnson. Vous m’objecterez peut-être que, de nature peu
sociable, je suis hostile à tout changement. Je vous en prie, ne tenez aucun
compte de mon opinion, monsieur Poirot.
— Voulez-vous avoir l’obligeance de me parler du caractère et du
tempérament de Mrs Leidner ?
Après quelque hésitation, miss Johnson répondit d’une voix lente :
— Évidemment, elle était très lunatique, sujette à des hauts et des bas. Un
jour, charmante avec vous, et le lendemain, ne vous adressant pas la parole. Au
fond, bonne et pleine d’attentions pour chacun de nous. Quand même, on voyait
qu’elle avait été choyée toute sa vie. La sollicitude dont la comblait le docteur lui
semblait tout à fait naturelle. Je doute qu’elle ait jamais apprécié son mari à sa
juste valeur… un savant si remarquable ! J’en souffrais parfois. Nerveuse et
susceptible au possible, elle se forgeait des tas d’idées et se mettait dans des états
épouvantables ! Je fus soulagée lorsque le Dr Leidner fit venir miss Leatheran. Il
ne pouvait à la fois s’occuper sérieusement de son travail et calmer les craintes de
sa femme.
— Personnellement, que pensez-vous des lettres anonymes qu’elle recevait ?
Il me fut impossible de résister à ma curiosité. Je me penchai en avant
jusqu’à ce que je visse le profil de miss Johnson tourné vers Poirot. L’air
parfaitement calme et maîtresse d’elle-même, elle répondait à ses questions.
— Quelqu’un en Amérique devait lui en vouloir et s’efforçait de l’effrayer et
de la tourmenter.
— Rien de plus ?
— Telle est du moins mon opinion. Cette belle femme avait peut-être des
ennemis et ces lettres devaient provenir d’une rivale. Avec son caractère
impressionnable, Mrs Leidner prit ces menaces au sérieux.
— Sans aucun doute, dit Poirot. Mais souvenez-vous… la dernière lettre
n’est pas arrivée par la poste.
— Pour peu qu’on voulût s’en donner la peine, c’était un jeu d’enfant de
procéder ainsi. Une femme menée par la jalousie ne recule devant aucun obstacle.
Vérité indiscutable, pensai-je en moi-même.
— Vous avez peut-être raison, mademoiselle. Comme vous le dites,
Mrs Leidner était une jolie femme. À propos, connaissez-vous miss Reilly, la fille
du médecin ?
— Sheila Reilly ? Certes, oui !
Poirot affecta un ton confidentiel. On eût dit une vieille commère.
— J’ai entendu dire (naturellement, je me garderai d’en parler au docteur)
qu’il existait une amourette entre elle et un des membres de l’expédition du
Dr Leidner. Savez-vous si c’est vrai ?
Miss Johnson parut amusée.
— Oh ! le jeune Coleman et David Emmott l’ont plusieurs fois sollicitée
pour danser avec eux. Tous deux se disputaient cet honneur dans les bals
d’Hassanieh où ils se rendaient habituellement le samedi soir. Je ne crois pas que
Sheila y attachât quelque importance ; seule jeune fille blanche de l’endroit, elle
avait aussi comme danseurs les jeunes officiers du camp d’aviation.
— Ainsi donc ces commérages n’ont rien de fondé ?