— Je me le suis moi-même demandé bien souvent.
— Et avez-vous fini par vous former une opinion ?
— Ma foi, oui !
— Eh bien ?
Mais Mr Emmott crut bon de s’abstenir et dit, après un court silence :
— Que pense d’elle miss Leatheran ? Une femme a vite fait d’en juger une
autre, dit-on. De plus, une infirmière possède une expérience variée en la matière.
Poirot ne me laissa pas le temps de placer un mot, même si j’avais eu le désir
de parler.
— Ce que je veux savoir, dit-il, c’est ce qu’en pense un homme !
Emmott esquissa un sourire.
— Tous partageront le même avis… Mrs Leidner n’était certes pas de la
première jeunesse, mais sans conteste d’une beauté remarquable.
— Cette réponse n’en est pas une, monsieur Emmott.
— En tout cas, c’en est presque une, monsieur Poirot.
Il se tut quelques instants et poursuivit :
— Je me rappelle avoir lu, dans mon enfance, un conte de fées : la Reine des
Neiges. Mrs Leidner me rappelle cette Reine des Neiges qui toujours emmenait le
petit Key en promenade dans son carrosse.
— Ah ! ça, c’est un conte d’Andersen, n’est-ce pas ? Il y avait aussi une
petite fille nommée la petite Gerda, si je ne me trompe ?
— Peut-être. Ma mémoire ne va pas jusque-là.
— Pourriez-vous m’en dire davantage, monsieur Emmott ?
David Emmott secoua la tête.
— Je ne sais si moi-même je l’ai correctement jugée. C’était une femme
énigmatique ; un jour, capable d’une mesquinerie et, le lendemain, d’un acte
généreux. De même que vous, je la considère comme le noyau de cette affaire.
Voilà le but vers lequel tendaient tous ses efforts : être le centre de l’univers. Il lui
fallait que tout le monde s’occupât d’elle ; non pas seulement pour lui passer les
rôties et le beurre, mais vous deviez mettre votre esprit et votre cœur à nu devant
elle.
— Et si quelqu’un refusait de se prêter à ses caprices ? demanda Poirot.
— Alors elle devenait méchante !
Il pinça les lèvres et serra les mâchoires.
— Monsieur Emmott, consentiriez-vous à me dire, à titre tout à fait
confidentiel, qui, selon vous, a commis le crime ?
— Je ne sais pas. Je n’en ai pas la moindre idée. À la place de Carl… Carl
Reiter, il y a longtemps que je me serais débarrassé d’elle. Elle lui en a fait voir
de cruelles ! Mais, entre nous, il n’a eu que ce qu’il méritait. A-t-on idée d’être
aussi bonasse : c’est inviter les gens à vous botter le derrière !
— Mrs Leidner lui a-t-elle… botté le derrière ? s’enquit Poirot.
Emmott ricana.
— Non ! Seulement de petites piqûres avec une aiguille à broder… telle était
sa façon d’opérer. Carl est exaspérant comme un gamin geignant et stupide, mais
une aiguille est une arme redoutable.
Lançant un regard vers Poirot, je crus percevoir un léger tremblement sur ses
lèvres.
— Vous ne soupçonnez tout de même pas Carl Reiter de l’avoir assassinée ?
demanda-t-il.
— Non, à mon sens, on ne tue pas une femme parce qu’elle vous tourne en
ridicule à chaque pas.
Poirot hocha pensivement la tête.
D’après Mr Emmott, Mrs Leidner n’avait plus rien d’un être humain. Il
convenait d’entendre un autre son de cloche.
— Ce Mr Reiter était vraiment agaçant. Il sautait dès qu’elle lui adressait la
parole et se livrait à des bouffonneries idiotes. Par exemple, il lui passait la
marmelade plusieurs fois de suite, sachant pertinemment qu’elle n’y touchait
jamais. À maintes reprises, j’eus moi-même l’envie de le rappeler à l’ordre.
Les hommes ne se figurent pas à quel point leurs empressements
intempestifs ont le don d’énerver les femmes.
À l’occasion, je songerai à en toucher un mot à M. Poirot.
Arrivés à la maison, Mr Emmott offrit à M. Poirot de le conduire à sa
chambre pour lui permettre de faire un brin de toilette.
Quant à moi, je me hâtai de regagner la mienne.
Je sortis à peu près en même temps que les deux hommes et tous trois nous
nous dirigions vers la salle à manger, lorsque le père Lavigny, ouvrant la porte de
sa chambre, invita M. Poirot à entrer.
Mr Emmott me rejoignit et ensemble nous pénétrâmes dans la salle à
manger. Miss Johnson et Mme Mercado s’y trouvaient déjà, et, après quelques
minutes, M. Mercado, Mr Reiter et Bill Coleman firent leur apparition.
Nous venions de nous asseoir, et M. Mercado avait envoyé le boy arabe
prévenir le père Lavigny que le lunch était prêt, quand un cri faible et étouffé
nous fit tous sursauter.
Nos nerfs devaient être à bout, car tous nous nous levâmes d’un bond et
miss Johnson, pâle comme un linge, s’écria :
— Qu’est-ce que cela peut bien être ? Que se passe-t-il encore ?
Mme Mercado, la fixant dans les yeux, lui dit :
— Qu’avez-vous donc, chère miss Johnson ? C’est seulement un bruit dans
les champs.
À cet instant même, Poirot et le père Lavigny entrèrent.