— Calmez-vous, lui ordonna-t-elle. Voici le Dr Leidner. N’allons pas
l’affliger davantage.
En effet, la voiture venait d’arriver. Le docteur en descendit, traversa la cour
et se dirigea vers la salle commune. La fatigue avait ravagé son visage et il
paraissait deux fois plus âgé que trois jours auparavant.
Il annonça d’une voix calme :
— L’enterrement aura lieu demain à onze heures. Le major Deane récitera
les prières.
— Y assisterez-vous, Anne ? demanda le docteur à miss Johnson.
— Naturellement, docteur. Tout le monde y viendra.
Elle n’en dit pas davantage. Cependant son regard dut trahir les sentiments
qu’elle ne pouvait décemment exprimer, car les traits du docteur rayonnèrent
d’affection et de joie momentanées.
— Ma chère Anne, lui dit-il, vous m’apportez dans mon malheur une
consolation et une aide inappréciables. Ma chère vieille amie !
Il posa sa main sur le bras de miss Johnson et je vis le rouge lui monter au
visage tandis qu’elle murmurait, de son ton brusque habituel :
— Oh ! c’est tout naturel, docteur.
Une lueur éclaira son visage et je compris que, pendant ce bref instant,
miss Johnson nageait dans le bonheur.
Une autre idée me traversa l’esprit. Peut-être que bientôt, suivant l’ordre
normal des événements, le Dr Leidner, recherchant un soulagement moral auprès
de sa vieille amie, un dénouement heureux se produirait.
N’allez pas croire que je sois une marieuse. Envisager l’unio de ces deux
êtres eût été inconvenant de ma part à la veille des obsèques de Mrs Leidner.
Mais, après tout, cette solution était souhaitable à tous points de vue. Il éprouvait
une grande affection pour miss Johnson et celle-ci lui serait dévouée corps et âme
jusqu’à la fin de sa vie. Du moins, s’il lui était possible d’entendre célébrer les
louanges de Louise à longueur de journée. Mais les femmes savent s’accommoder
de bien des désagréments lorsqu’elles ont atteint leur but.
Le docteur salua Poirot et lui demanda si son enquête avançait.
Miss Johnson, debout derrière le Dr Leidner, secouait énergiquement la tête
et regardait avec insistance la botte que Poirot tenait dans sa main. Par son
attitude, elle semblait supplier le petit détective de ne pas faire allusion au masque
devant le docteur. Elle songeait, j’en suis persuadée, qu’il avait suffisamment
souffert ce jour-là.
Poirot acquiesça à son désir.
— Ce genre d’enquête demande beaucoup de temps, monsieur.
Après quelques phrases banales, M. Poirot prit congé.
Je l’accompagnai jusqu’à sa voiture.
Il me restait une demi-douzaine de questions à lui poser, mais de la façon
dont il me regarda, je crus prudent de garder le silence. Autant eût valu demander
à un chirurgien s’il comptait réussir une opération. Je me contentai d’attendre ses
instructions.
À ma grande surprise, il me dit :
— Prenez garde à vous, mon enfant.
Puis il ajouta aussitôt :
— Je me demande s’il est sage de vous laisser ici.
— Il faut tout de même que je parle au Dr Leidner avant de quitter ma place.
Mais je crois devoir différer cet entretien jusque après l’enterrement.
Il m’approuva d’un signe de tête.
— En attendant, n’essayez pas d’approfondir les choses. Croyez-moi, n’ayez
pas l’air trop perspicace !
Et il ajouta avec un sourire :
— À vous de tenir les pansements et à moi de faire l’opération.
Ces paroles, dans sa bouche, n’offraient-elles pas une curieuse coïncidence ?
Puis, changeant soudain de sujet :
— Quel homme original, ce père Lavigny !
— Un moine qui s’occupe d’archéologie, cela me semble drôle ! répondis-je.
— Ah ! oui, j’oubliais : vous êtes une protestante. Moi, je suis un bon
catholique et je connais les prêtres et les moines.
Il fronça le sourcil, hésita un instant, puis déclara :
— Sachez qu’il est assez malin pour vous tirer les vers du nez s’il lui en
prend envie.
S’il visait à me mettre en garde contre le bavardage, cet avertissement était
superflu.
Après m’avoir dit au revoir, il monta dans la voiture, qui s’éloigna. Je
regagnai lentement la maison en réfléchissant à tous les événements de la journée.
Je revis les traces de piqûres hypodermiques sur le bras de M. Mercado et
me demandai de quel stupéfiant il faisait usage, puis cet horrible masque jaune
tout enduit de plasticine. Comment expliquer que Poirot et miss Johnson n’aient
pas entendu mon cri dans la salle commune alors que tous, à la salle à manger,
nous avions perçu celui du détective ? Pourtant, la chambre du père Lavigny et
celle de Mrs Leidner se trouvaient à égale distance de la salle commune et de la
salle à manger.