J’allais lui servir un plat à ma façon. Moi, un homme déguisé en infirmière ?
Mais M. Poirot éleva la voix et précipita son discours avec une telle véhémence
que je préférai tenir ma langue.
— Je vais maintenant vous parler en toute franchise… brutalement même ! Il
est nécessaire que j’étale au grand jour les dessous de cette maison !
« J’ai étudié l’âme de chacun de vous. Commençons par le Dr Leidner. Je
n’ai pas tardé à me convaincre que l’amour qu’il professait pour sa femme était sa
seule raison de vivre. C’est un homme torturé et miné par la douleur.
« Quant à miss Leatheran, je viens de vous en parler. S’il s’agit d’une
simulation, reconnaissons qu’elle a joué admirablement son rôle, mais tout me
porte à croire qu’elle répond assez à ce qu’elle prétend être… une infirmière
d’hôpital tout à fait compétente.
— Merci du compliment ! lançai-je.
— Ensuite mon attention fut attirée vers M. et Mme Mercado qui, tous deux,
montraient des signes d’inquiétude et d’agitation. Je me demandai d’abord si
Mme Mercado était capable d’avoir commis ce meurtre et pour quel motif.
« À première vue, Mme Mercado ne me sembla pas douée de la force
nécessaire pour frapper une femme comme Mrs Leidner à l’aide de cette lourde
meule de pierre. Toutefois, si Mrs Leidner s’était agenouillée à cet instant, la
chose devenait physiquement possible. Une femme peut, par certaines ruses, en
amener une autre à s’agenouiller. Oh ! pas par des moyens émotifs, mais, par
exemple, en lui demandant de piquer une épingle à l’ourlet de sa jupe qu’elle est
en train de recoudre et l’autre, sans méfiance, se met tout simplement à genoux.
« Mais le mobile ? Miss Leatheran m’a parlé des regards haineux que
Mme Mercado dardait sur Mrs Leidner. De toute évidence, M. Mercado s’était
laissé prendre aux charmes de la sirène. Toutefois, je ne voyais pas la solution de
l’énigme dans la jalousie. J’étais persuadé que Mrs Leidner ne portait aucun
intérêt réel à M. Mercado… et que Mme Mercado le savait pertinemment. Peut-
être lui en a-t-elle voulu sur le moment, mais il faut une provocation beaucoup
plus grave pour pousser une femme au meurtre. Mme Mercado vouait à son mari
des sentiments essentiellement maternels. De la façon dont elle le couvait des
yeux, je compris tout de suite que non seulement elle l’aimait, mais qu’elle l’eût
défendu comme une tigresse et, en outre, qu’elle envisageait la possibilité d’avoir
à le faire. Constamment sur ses gardes, elle s’alarmait, non pour elle, mais pour
lui. En observant de près M. Mercado, je ne fus pas long à deviner où le bât le
blessait. J’employai une petite ruse pour confirmer l’exactitude de mes
présomptions. M. Mercado s’adonnait aux stupéfiants… à un degré très avancé.
« Inutile d’insister auprès de vous tous sur le fait qu’un long usage de la
drogue finit par émousser le sens moral.
« Sous l’influence du poison, un homme commet des actes auxquels il
n’aurait jamais songé avant de sombrer dans ce vice. Il peut aller jusqu’à
l’assassinat et on ne saurait affirmer si oui ou non il en est responsable. Sur ce
point, les lois diffèrent d’un pays à l’autre. Un des traits caractéristiques de
l’opiomane est sa confiance inouïe en sa propre habileté.
« Existait-il, dans le passé de M. Mercado, un scandale, peut-être un crime,
que sa femme était parvenue jusqu’ici à dissimuler aux yeux du monde ? En ce
cas, sa carrière était très compromise. Si cet incident venait à être connu, c’en
était fait de M. Mercado ! Son épouse se tenait constamment aux aguets, mais il
fallait compter avec Mrs Leidner. Cette femme intelligente et à l’esprit
dominateur pouvait capter la confiance de cette pauvre loque humaine. Quelle
joie pour elle de s’approprier un secret dont la divulgation provoquerait peut-être
une catastrophe !
« Voilà donc, pour M. et Mme Mercado, un mobile plausible de meurtre.
Afin de protéger son mari, Mme Mercado ne reculerait devant rien ! Au cours de
ces dix minutes où la cour se trouvait déserte, ils avaient eu tout le temps
nécessaire pour agir.
Mme Mercado s’écria :
— C’est faux !
M. Mercado continuait de regarder Poirot comme si de rien n’était.
— J’étudiai ensuite le cas de miss Johnson. Était-elle capable de commettre
un meurtre ?
« J’opinai pour l’affirmative. Comme toutes les personnes douées d’une
forte volonté et d’une grande maîtrise d’elles-mêmes, elle refoulait ses
sentiments, mais un jour la digue se rompt ! Si miss Johnson avait commis cet
assassinat, ce ne pouvait être que pour un motif concernant le Dr Leidner. Si pour
une cause ou pour une autre elle était convaincue que Mrs Leidner gâchait la vie
de son mari, la jalousie sourde qui couvait en elle avait pu se donner libre cours
sous le prétexte le plus justifié aux yeux de sa conscience.
« Oui, miss Johnson était une criminelle possible !
« Viennent ensuite les trois jeunes hommes.
« D’abord, Carl Reiter. Si par hasard un membre de l’expédition était
William Bosner, Reiter semblait bien celui-là. En ce cas, quel parfait comédien !
Mais s’il était simplement lui-même, quelle raison avait-il de supprimer la femme
de son patron ?
« Du point de vue de Mrs Leidner, Carl Reiter était une conquête trop facile
à son gré. Il se serait tout de suite prosterné à ses genoux. L’adoration aveugle
d’un homme et son attitude de paillasson ne manquent jamais d’éveiller chez une
femme les instincts les plus vils. Elle témoignait à ce jeune homme une cruauté
voulue : un coup de griffe par ici, un coup de dents par-là. Elle avait transformé la
vie du malheureux garçon en un véritable enfer.
Poirot s’interrompit soudain et s’adressa au jeune Reiter sur un ton
protecteur et confidentiel :
— Mon jeune ami, que cela vous serve de leçon. Vous êtes un homme :
conduisez-vous en homme ! Il est contraire à la nature de l’homme de s’aplatir.
Les femmes et la nature ont à peu près les mêmes réactions. Souvenez-vous qu’il
vaut mieux lancer une assiette à la tête d’une femme que de se tortiller comme un
ver lorsqu’elle daigne jeter ses regards vers vous !