« Que faisait cet Irakien lorsque le virent miss Leatheran et Mrs Leidner ? Il
essayait de plonger le regard par la fenêtre… La fenêtre de Mrs Leidner, crurent-
elles, mais je me plaçai à l’endroit où se trouvaient ces femmes et je me rendis
compte qu’il pouvait aussi bien s’agir de la fenêtre de la salle des antiquités.
« La nuit suivante, l’alarme fut donnée. Quelqu’un se trouvait dans la salle
des antiquités. Rien, pourtant, ne semblait avoir été dérobé. Lorsque le Dr Leidner
arriva, il y trouva le père Lavigny qui l’avait devancé. Le moine lui raconta qu’il
avait vu une lumière, mais, encore une fois, nous n’avons que sa parole.
« Le père Lavigny commençait à m’intriguer. L’autre jour, lorsque je me
risquai à supposer que le père Lavigny pouvait être Frederick Bosner, le
Dr Leidner poussa les hauts cris. D’après lui, le père Lavigny était un savant très
connu. Pourquoi Frederick Bosner, qui avait devant lui près de vingt années pour
se créer une nouvelle carrière sous un faux nom, ne serait-il point ce célèbre
paléographe ? Cependant, j’ai peine à croire que Bosner ait passé tout ce temps-là
dans un monastère. Une solution bien simple se présenta à mon esprit.
« Un des membres de l’expédition connaissait-il de vue le père Lavigny
avant son arrivée ici ? Non, n’est-ce pas ? Alors, pourquoi ne serait-ce pas
quelqu’un d’autre se faisant passer pour le bon Père ? Je découvris qu’un
télégramme avait été envoyé à Carthage, le Dr Byrd, qui devait participer à
l’expédition, étant tombé brusquement malade. Quoi de plus facile que
d’intercepter une dépêche ? Quant au travail proprement dit, le père Lavigny
devait être le seul paléographe attaché à l’expédition. Grâce à une connaissance
superficielle, un homme intelligent pouvait sauver la face. Jusqu’ici, un nombre
très restreint de tablettes ont été mises à jour et je crois savoir que les
interprétations du brave moine ont été jugées quelque peu fantaisistes.
« Le père Lavigny ne tarda point à faire, à mes yeux, figure d’imposteur.
« Mais était-il Frederick Bosner ?
« Je conservais des doutes à ce sujet : Il fallait chercher ailleurs la vérité.
« J’eus une longue conversation avec le père Lavigny. Étant moi-même
catholique pratiquant, je connais quantité de prêtres et plusieurs membres de
communautés religieuses. Le père Lavigny ne me parut pas tout à fait dans son
élément. Mais sa personnalité me semblait familière pour d’autres raisons. J’ai
souvent eu affaire à des individus de son acabit, mais ceux-ci n’appartenaient
point à des institutions religieuses… loin de là !
« Je me mis dès lors à envoyer télégramme sur télégramme.
« Et, à son insu, miss Leatheran me procura un précieux renseignement.
Nous étions en train d’admirer les ornements en or dans la salle des antiquités
lorsqu’elle me parla d’une tache de cire découverte sur une coupe. Moi, je dis :
« De la cire ? » et le père Lavigny répéta : « De la cire ? » Le ton de sa voix me
suffit ! En un clin d’œil, je devinai la raison de sa présence dans la maison.
Poirot fit une pause et s’adressa directement au Dr Leidner.
— Je regrette de devoir vous apprendre, monsieur, que la coupe en or, le
poignard en or, les diadèmes en or, et différents autres objets précieux de la salle
d’antiquités, ne sont pas les spécimens authentiques trouvés par vous, mais des
copies habilement exécutées au moyen de l’électrotype. Ce télégramme que je
viens de recevoir m’apprend que le père Lavigny n’est autre que Raoul Menier,
un fameux escroc recherché par la police française. Spécialisé dans les vols
d’objets d’art et de pièces de musée, il s’est associé avec Ali Yassouf, un demi-
Turc, ouvrier joaillier d’une adresse consommée. Nous avons fait connaissance
avec Menier lors de la découverte de faux au Musée du Louvre. À chacune de ces
substitutions, on constate que d’éminents archéologues, inconnus de vue du
conservateur, avaient demandé, la veille, la permission d’examiner ces objets
d’art, au cours de leur visite au Louvre. L’enquête démontra qu’aucun de ces
savants ne s’était rendu au musée ce jour-là.
« J’appris que Menier se préparait à commettre un vol au monastère de Tunis
au moment où arriva votre télégramme. Le père Lavigny, dont la santé laissait à
désirer, se vit obligé de refuser votre offre, mais Menier réussit à intercepter la
dépêche du Père et la remplaça par une d’acceptation. Il ne risquait rien en
agissant ainsi. Et admettant que les moines connussent par un journal la nouvelle
que le père Lavigny se trouvait en Irak (éventualité d’ailleurs peu probable), ils en
déduiraient simplement que la presse est mal renseignée, ce qui arrive parfois.
« Menier et son complice arrivent. On aperçoit celui-ci pour la première fois
au moment où il repère du dehors la salle des antiquités. Le rôle du père Lavigny
consiste à prendre des moulages à la cire, d’après lesquels Ali exécute de
merveilleuses imitations. Les collectionneurs ne manquent pas qui acceptent de
payer un bon prix pour des objets anciens authentiques, sans poser des questions
embarrassantes au vendeur. Le père Lavigny doit faire la substitution du faux
pour le vrai, la nuit de préférence.
« Voilà réellement ce à quoi il s’occupait lorsque Mrs Leidner, l’ayant
entendu, donna l’alarme. Quel parti prendre ? Il inventa aussitôt une histoire de
lumière aperçue dans la salle des antiquités.
« Cela prit à merveille. Mais Mrs Leidner n’est pas dupe. Elle se rappelle la
trace de cire remarquée par elle et en tire ses conclusions. Alors, que fait-elle ?
N’entre-t-il pas dans son caractère d’attendre et de glisser certaines allusions pour
jouir de la confusion du père Lavigny ? Elle lui fera comprendre qu’elle le
suspecte… sans lui dire carrément qu’elle est au courant de la vérité. C’est là un
jeu fort dangereux, mais elle adore le risque.
« D’autre part, elle a pu pousser les choses trop loin. Le père Lavigny devine
son manège et la tue par surprise.
« Le faux père Lavigny est Raoul Menier… un voleur. Est-il également un
assassin ?
Poirot arpenta la pièce. Il tira son mouchoir de sa poche et s’épongea le front
avant de poursuivre :
— Tel était, ce matin, le bilan de mes recherches. Je discernais huit
meurtriers éventuels, mais lequel était le véritable ?