« Si donc un changement s’était produit, la faute en incombait au chef,
autrement dit au Dr Leidner. Le Dr Leidner et non Mrs Leidner était responsable
de ce malaise. Rien d’étonnant que le personnel en ait subi le contrecoup sans en
connaître la cause exacte. L’aimable et bon Mr Leidner, toujours le même en
apparence, ne faisait que jouer son rôle. Au fond, c’était un fanatique obsédé par
l’idée du meurtre.
« Maintenant, arrivons au second crime, celui de miss Johnson. En rangeant
dans son bureau les papiers du Dr Leidner (tâche qu’elle s’était imposée pour
occuper son temps) elle dut découvrir par hasard le brouillon d’une lettre
anonyme non achevée.
« Cette trouvaille la bouleversa au plus haut point. Ainsi, le Dr Leidner avait
sciemment terrorisé sa femme ! Elle ne peut en croire ses yeux… mais la pauvre
fille en demeure effarée. C’est à ce moment que miss Leatheran la surprend en
larmes.
« Je ne crois pas qu’à cet instant elle soupçonnait le Dr Leidner d’être
l’assassin, mais les expériences que je fis dans la chambre de Mrs Leidner et du
père Lavigny ne demeurent point lettre morte pour elle. Elle se rend compte que
si elle a entendu vraiment crier Mrs Leidner, c’est que la fenêtre de celle-ci avait
été ouverte. Elle n’attache pas à ce fait une importance capitale, mais elle s’en
souviendra.
« Son esprit continue de travailler… à la recherche de la vérité. Peut-être a-t-
elle touché un mot au Dr Leidner au sujet des lettres. Celui-ci comprend et
change d’attitude envers elle sous l’empire de la peur.
« Mais le docteur ne peut avoir assassiné sa femme. Il n’a pas quitté la
terrasse !
« Et un soir où elle se trouve seule sur le toit, en train de méditer, la vérité lui
apparaît en un éclair : Mrs Leidner a été tuée de la terrasse, par la fenêtre ouverte.
« À cette minute précise, arrive miss Leatheran.
« Immédiatement, la vieille affection de miss Johnson pour le mari reprend
le dessus. Elle songe à sauver la face. Il ne faut, sous aucun prétexte, que
l’infirmière devine l’horrible découverte qu’elle vient de faire.
« Regardant avec intention dans la direction opposée (vers la cour), elle émet
une remarque qui lui est suggérée par l’apparition du père Lavigny au moment où
le moine traverse la cour.
« Elle se refuse à en dire davantage et demande à réfléchir.
« Et le Dr Leidner, qui n’a cessé de l’épier avec inquiétude, se rend compte
qu’elle connaît la vérité. Elle n’est point femme à lui cacher longtemps son
horreur et son angoisse.
« Il est vrai que, jusqu’ici, elle ne l’a pas dénoncé… mais jusqu’à quand
peut-il compter sur sa discrétion ?
« L’assassinat devient une habitude. Cette nuit-là, il substitue un verre
d’acide au verre d’eau de miss Johnson, espérant qu’on croira au suicide de la
vieille demoiselle. Il y a même une possibilité qu’on l’accuse du premier
assassinat et que sa fin tragique soit attribuée au remords. Pour donner plus de
vraisemblance à cette dernière idée, il descend la meule de la terrasse et la glisse
sous le lit de miss Johnson morte.
« Rien de surprenant si la malheureuse, dans son agonie, a désespérément
essayé de communiquer ses renseignements chèrement acquis : Par la fenêtre,
voilà comment Mrs Leidner a trouvé la mort, non point par la porte, mais par la
fenêtre.
« Ainsi, tout s’explique… tout reprend sa place. Du point de vue
psychologique, ce crime est parfait.
« Mais les preuves manquent… elles nous font défaut… »
Personne ne bronchait. L’horreur de ce drame nous submergeait tous. Pas
seulement l’horreur… Mais aussi la pitié.
L’air fatigué et vieilli, le Dr Leidner n’avait pas remué ni prononcé une
parole. Enfin, il bougea légèrement et regarda Poirot de ses yeux las et doux.
— Non, jusqu’ici vous ne possédez aucune preuve, dit-il. Mais peu importe.
Vous savez pertinemment que je ne nierai pas. Je n’ai jamais reculé devant la
vérité. Je crois… même… que je suis maintenant soulagé… Je suis las…
Puis il ajouta simplement :
— Je me reproche la mort d’Anne. J’ai commis là un ignoble et stupide
forfait, mais je n’étais plus maître de moi ! Pauvre femme ! Ce qu’elle a dû
souffrir ! Je n’étais plus moi-même… mais un homme aveuglé par la peur.
Un triste sourire effleura ses lèvres tordues par la douleur.
— Vous auriez fait un archéologue hors ligne, monsieur Poirot. Vous
possédez le don de recréer le passé.
— Peuh… je m’y suis appliqué de mon mieux.
— J’aimais Louise et je l’ai tuée… Si vous l’aviez connue, vous me
comprendriez… Peut-être même, m’avez-vous compris…