Prenons une des Police Courts les plus connues, celle de Bow street, voisine du marché de Convent Garden. Le décor est, comme partout maintenant à Londres, d'une clarté et d'une netteté extrême. Une grande pièce carrée, recevant le jour par le haut, des murs de céramique vert pâle, des lambris polis et brillants; dans le fond, sur un siège bas, le juge, dont la figure impassible à barbe poivre et sel se détache nettement sur le décor clair; à sa gauche, le banc des avocats; à sa droite, une sorte de petite guérite couverte,[Pg 243] pour les témoins; sur le parquet de la cour, les greffiers; puis un banc en face du juge, et derrière ce banc une espèce de cage, comme un balcon double légèrement surélevé; là, sont les accusés, gardés par un policeman; en arrière, les témoins et, séparé par une galerie de bois, le public.
Le jour où j'ai pénétré dans ce Police Court, on jugeait précisément un french case (cas français), ce dont mon introducteur, un gigantesque policeman, semblait sympathiquement charmé pour moi. Il s'agissait de deux escrocs, dont les malices cousues de fil blanc avaient réussi à un point qui donne une belle idée du nombre d'âmes, simples et avides disséminées encore parmi les êtres[Pg 244] civilisés. Comme types physiques, on ne pouvait rien voir de plus en harmonie de leur être moral que ces deux compagnons; avec leurs crânes révélateurs, leurs oreilles écartées et leur dos de canailles, ils faisaient admirablement ressortir le policeman qui, appuyé à la grille du Dock, les surveillait d'un œil indulgent.
C'est parmi la police anglaise que j'ai rencontré souvent les types d'hommes les plus beaux, les meilleurs, avec un air de force patiente qui repose; ceux réunis ce matin-là à Bow street ne faisaient pas exception, et tous gagnaient à être vus nu-tête: celui qui se tient près des prisonniers, est brun, avec des cheveux courts et soyeux, un front très blanc et un air de netteté morale extraordinaire.[Pg 245] Si les physionomies signifient quelque chose, ces policemen sont vraiment des êtres de choix, ils n'ont rien de la veulerie de nos gardiens de la paix à qui il manque ce je ne sais quoi que donne la conscience d'être sûr de son autorité; les policemen en ont la pleine certitude, et aussi, il faut les voir aux carrefours des rues, se tenant comme des colonnes.
Dans les Police Courts ils se montrent généralement doux aux misérables qui viennent là en consultation, car c'est le côté vraiment touchant et profondément humain de ces Police Courts; les magistrats y sont de vrais confesseurs laïques, auxquels les pauvres femmes trop maltraitées, les hommes aux abois viennent demander un bon avis; cet avis est toujours[Pg 246] donné avec une courtoisie parfaite et souvent accompagné d'un secours matériel, car il y a là une caisse dont le magistrat a la disposition. Des centaines d'êtres en détresse ont trouvé dans les Police Courts l'aumône opportune qui a empêché leur perdition totale; les œuvres de miséricorde y sont représentées, et la fille séduite et l'enfant abandonné y rencontrent presque toujours un appui. Ces magistrats des Police Courts, qui connaissent, plus que qui que ce soit, le fonds et le tréfonds des misères d'une grande ville, demeurent profondément humains; aucune sensiblerie, ils plaisantent continuellement, au contraire, mais une pitié intelligente, traduite en mots brefs et en conseils précis.
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C'est inimaginable ce qu'on leur soumet, et les épreuves auxquelles leur patience est mise. Voici quelques échantillons des dialogues:
Un homme est à la barre, et, après un exorde un peu embrouillé, apprend au juge que sa femme vient d'accoucher.
—Eh bien, dit le juge, ces choses-là sont agréables, pourvu qu'elles ne se reproduisent pas trop souvent.
L'homme hésite, réfléchit, puis finit par répliquer.
—Oui, mais suis-je le père?
Le juge se déclare honnêtement incompétent à décider ce point délicat; cependant il ajoute:
—Que dit votre femme?
Elle dit que tout est bien.
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Et là-dessus l'excellent magistrat l'engage à avoir l'esprit en repos, à se méfier des hommes de loi qui lui feraient dépenser de l'argent, et à retourner à son épouse.
L'homme s'en va évidemment rasséréné et convaincu. C'est moins compliqué que les consultations de Dumas fils, mais tout aussi efficace.
Un autre époux infortuné car—l'Angleterre est le pays par excellence où fleurit la race des maris portant quenouille—se présente; son histoire est plus longue: il raconte que sa femme possède un commerce à elle, mais que, lui, fait les emballages, et il insiste extraordinairement sur l'importance de cette fonction; puis il confie au juge que malheureusement pour[Pg 249] son repos, le ménage a un ami, lequel ami est un ministre dissident, dont l'influence est funeste à l'unio des époux; dans le cas particulier qui motive sa présence devant le juge, le ministre ami est venu proposer une partie de plaisir pour le samedi; le mari emballeur, en homme sage, s'y est opposé à cause de la perte de temps qui en résulterait; là-dessus son épouse l'a flanqué à la porte et ne veut plus le recevoir? Que doit-il faire?
—A qui est le commerce? interroge sérieusement le magistrat.
—A ma femme, mais je fais les emballages.
—Eh bien, vous pouvez présenter une pétition pour restitution du droit conjugal.
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—Et ma femme sera obligée de me recevoir? dit le mari rayonnant.
—Oui.
—Je remercie Votre Honneur.
Et le voilà parti à la recherche de ses droits conjugaux.
N'est-ce pas admirable, la simplicité et la bêtise de l'un, et la bonhomie de l'autre?
A l'occasion, ils sont galants, ces excellents juges, témoin le petit épisode suivant:
Une pédicure est à la barre appelée par son boucher qu'elle ne paye pas; le juge lui en demande amicalement le pourquoi, étant donné qu'il voit d'après ses cartes qu'elle est la pédicure des princes et des têtes couronnées.
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—C'est que je suis trop honnête, gémit l'artiste.
—Comment trop honnête? réplique le juge qui ne saisit pas le rapport.
L'autre éclatant:
—J'ai tué tous leurs cors.
—Allons, dit le juge touché, laissons aux cors royaux le temps de repousser.
Et il ajourne le boucher pendant que la pédicure lui prodigue ses bénédictions.
Voilà des mœurs patriarcales ou je ne m'y connais pas. Ceci est le côté divertissant des Police Courts; il y en a un autre navrant, et, dans certains quartiers surtout, les cas les plus tristes y défilent presque sans interruption.
Le discernement de ces magistrats des[Pg 252] Police Courts est admirable, ils réprimandent ou punissent selon le cas; je le répète, ils sont avant tout humains, c'est-à-dire dégagés de tout appareil formaliste, disant des choses simples et pratiques dans une langue naturelle, interrogeant, répondant, s'adressant au policeman, à l'avocat, à l'accusé, tour à tour; acceptant même sans broncher l'impudente familiarité de celles parmi les femmes qui fréquemment se réclament du juge comme d'une vieille connaissance, et qui positivement sont acceptées comme telles; on entend souvent des colloques de ce genre:
—Comment, c'est encore vous?
—Oui, Votre Honneur.
Et suit l'énumération des fatalités qui ont prévalu contre les meilleures résolutions,[Pg 253] et il est rare que l'appel qui termine presque invariablement: «Que Votre Honneur me donne encore une chance», ne soit pas entendu. Ce qui frappe particulièrement dans tous ces dialogues, c'est cette merveilleuse faculté d'abstraction qui fait que, en réalité, les habitants des quartiers pauvres se préoccupent si peu de ce qui se passe dans les quartiers riches. En vérité, ce n'est pas l'envie des classes inférieures qui doit étonner, mais qu'il y ait si peu d'envie, et que les ambitions personnelles se réduisent si naturellement. Tous ces malheureux qui passent dans les Police Courts surprennent par la modestie de leurs aspirations: il y a là une sorte d'humilité résignée qui est très particulière et qui[Pg 254] semble presque d'un autre âge; il est positif que le peuple anglais, à l'heure actuelle, est encore dans sa grande masse tranquillement soumis à sa destinée. C'est une erreur de croire le peuple anglais un peuple libre dans le sens contemporain du mot; la liberté n'est pas dans les lois mais dans les mœurs, et les mœurs anglaises sont encore celles d'une société puissamment aristocratique; aussi le mouvement social commence-t-il par en haut; c'est dans l'aristocratie que sont les véritables agitateurs et les plus enragées réformatrices, et, la volonté se trouvant là réunie à la possibilité, les théories passent rapidement du domaine de la spéculation dans celui de la réalité. C'est également le[Pg 255] propre du caractère anglais de ne pas douter de soi, et de tracer son sillon sans s'occuper du voisin; personne ne se décourage à la pensée de l'effort solitaire. Il y a, en Angleterre, entre les classes une correspondance qui disparaît nécessairement le jour où l'idée d'égalité s'établit: le rôle de bienfaiteur est encore de droit l'attribut des classes supérieures. Ainsi la question des logements d'ouvriers, une des plus capitales dans une grande ville, provoque des tentatives individuelles qui réussissent pleinement. Sans s'effrayer de la disproportion entre le mal et le remède, lord Rowton, par exemple, l'ancien secrétaire particulier de Disraeli, vient de construire des maisons admirablement aménagées pour les classes laborieuses;[Pg 256] les locataires y sont soumis à quelques restrictions intéressant la moralité et la salubrité; elles sont acceptées le plus docilement du monde, et une entreprise, qui paraissait à son début purement philanthropique, devient une excellente affaire; d'autres maisons vont être bâties sur les mêmes plans et iront prendre la place de bouges, servant ainsi à la moralisation et à la civilisation de centaines d'individus.
Les Anglais ont un sens trop pratique pour, en ces questions vitales, se payer de mots sonores qui sont censés résoudre tous les problèmes et n'aboutissent à quoi que ce soit. Pour combattre le paupérisme, la misère, le vice, on s'ingénie[Pg 257] à chercher les remèdes, on multiplie les associations, on avoue le péril; le vieil esprit du moyen âge qui reconnaît avant tout la nécessité de la fidélité de l'homme à l'homme existe encore, et aussi longtemps qu'il subsistera, les catastrophes seront évitées. Les femmes sont évidemment appelées à jouer un grand rôle dans le mouvement social qui se prépare pour le XXe siècle, et en Angleterre elles sont mûres, déjà extraordinairement affranchies en pensée et prêtes à toutes les initiatives, et l'œuvre de l'éducation trouve en un grand nombre d'entre elles des collaboratrices zélées, désintéressées et capables.