Sylvère pardonne aussi au baccara, tout en se jurant bien de ne pas laisser le monstre rôder autour de son ménage. Elle est en ce moment même agenouillée auprès de la commode en pitchpin, et ramène laborieusement, avec une ombrelle, quelques-uns de ces ronds de nacre et d'or, qui l'ont si fortement indignée il y a quelques heures. Ce n'est pas qu'elle les aime encore. Ceux de nacre surtout l'indisposent: ils sentent leur fruit davantage. Et puis elle les trouve prétentieux, avec ces chiffres qu'ils portent inscrits sur le ventre, au lieu de dire tout simplement, comme tant d'autres bibelots leurs confrères: Souvenir de Dieppe ou Pèlerinage national. Ah! en voici deux qui avaient réussi à se cacher aux trois quarts sous la plinthe. Elles profitent de l'ombrelle pour y entrer un peu davantage. Courte lutte; mais c'est Sylvère qui «les a». Ce sont des plaques de cinquante; elles sont d'une nacre plus belle, irisée et sombre, et d'un ovale oblong. «Deux mille francs», se dit Sylvère, en les faisant sauter dans sa main. Elle en est presque intimidée. Ce n'est pas qu'elle aime l'argent, dont le besoin ne lui est jamais apparu. Mais enfin, à la campagne, on entend souvent parler de deux cents pistoles, et, comme toutes les jeunes filles de son milieu, elle n'a jamais eu de loin mille francs à elle: elle aurait cru que c'était plus beau que ça.
Sylvère s'assied sur un tabouret pour mieux réfléchir. Elle est en chemise et fait à elle toute seule un joli tableau, moins joli pourtant que tout à l'heure, quand elle était à quatre pattes et la tête basse, à regarder sous la commode. Elle s'est même fait du mal aux genoux, et se les frotte en méditant.
C'est vrai qu'elle ne sait pas ce que c'est que l'argent. Sa dot est passée de son père à son mari, le temps de faire ouf. Et d'ailleurs ce sont des terres. Elle se représente assez bien mille francs là-dessus: deux ou trois vieux chênes que son père voulait vendre, et qu'elle a eu le caprice de sauver, ou bien cette toute petite enclave achetée l'autre année à un voisin. Elle se rappelle des phrases prononcées à cette occasion: «Ça ne tiendrait tout de même pas dans la main, ce mouchoir de poche-là», ou bien: «Qu'est-ce que vous voulez? Il faut bien payer l'agrément.» Et Sylvère songe encore à un saphir de sa grand'mère, dont elle sait le prix, parce qu'il y a toute une légende de famille là-dessus; le grand-oncle parti pour acheter un beau cadeau de noces, allant au Palais-Royal pour voir les bijoutiers, et n'en sortant plus, attaquant le biscuit un peu tous les jours, dans les restaurants, disait-on à Sylvère. A la fin, il acheta un saphir médiocre, et c'est une autre des formes que peuvent prendre mille francs.—Non, Sylvère n'a jamais eu d'argent, et encore ses frères le lui prenaient-ils au fur et à mesure. Encore si son père lui avait donné pour le voyage, à elle-même, ce petit portefeuille qu'il a passé à Tony, cyniquement, sous ses yeux, en lui disant: «Voilà pour prendre des fiacres, mon cher Antoine.» Et c'est des banques qu'il a prises avec. Il est vrai que si les femmes touchaient elles-mêmes leur dot, peut-être qu'elles joueraient aussi, ce qui serait odieux, quoi qu'en pense la belle Imogène.
On voit que Sylvère n'est pas encore très féministe; mais peut-être les opinions de ce genre sont-elles comme les huissiers, qui ne viennent qu'avec la misère. Cependant elle continue ses recherches et à composer de petits tableaux vivants. C'est agréable, se dit-elle, d'avoir l'Amérique pour premier vis-à-vis. On peut laisser sa fenêtre ouverte et se promener en chemise. On pourrait même...
Mme de Mariolles rougit un peu. Elle songe au temps jadis qu'elle avait peur, en se déshabillant, et peut-être, tout au fond, un peu envie, de donner des tentations à son bon ange. Qu'il y a longtemps de cela. Elle n'ignore pas, aujourd'hui qu'elle est devenue une façon de philosophe, combien ces esprits sont indifférents à la matière, serait-ce une matière aussi précieuse que le corps de Sylvère; ou du moins elle les imagine tels, et peut-être n'est-elle pas, éloignée de croire qu'il y a une part de niaiserie dans les intelligences trop épurées.
Enfin ses fouilles sont terminées; et tout le bénéfice de Mariolles est là, sous trois ou quatre états allotropiques. Alors elle frappe à la porte de communication; mais comme il y a d'abord le cabinet de toilette, son mari n'entend sans doute pas. Elle frappe plus fort, et une voix étrange répond au loin:
—... mmm... qu'y a?
—C'est midi passé, et Mme de Mariolles. Ils voudraient vous dire un mot.
—N'entrez pas, n'entrez pas, s'écrie Mariolles enfin réveillé.
Et à part lui, il songe:
—C'est que je ne suis pas bon à regarder avec des pincettes. Ma parole, j'ai encore ma chemise de jour.
Tub hâtif et froid, bouchonnage, coup d'étrillé, soins divers, etc. Et Mariolles frappe à son tour.
Comme par hasard, Sylvère met son corset.
—C'est extraordinaire, se dit Mariolles, une femme à sa toilette. On peut y venir à n'importe quel moment: elle est toujours à mettre son corset...
(La suite comme au chapitre II, dans des circonstances analogues. Les fatigues nerveuses ont des effets bien connus.)
... Et Mme de Mariolles, qui proteste encore, s'écrie:
—Il est plus d'une heure, et nous n'avons même pas déjeuné.
—Si on peut dire, fait Mariolles dans sa moustache.
—Et nous partons ce soir à dix heures.
Monsieur paraît inquiet.
—Nous partons?
—N'est-ce pas vous-même et M. de San Buscar qui avez décidé de partir pour Paris par le prochain train de luxe? C'est ce soir.
—Au fait, pourquoi pas? Et ce voyage à quatre ne vous déplaît pas trop?
—Mais au contraire. Les San Buscar sont charmants. Entre eux deux, on doit avoir l'impression de voyager dans le Texas.
—Vous êtes bonne. Tout de même, Mme de San Buscar va trouver que c'est bien rapide, partir ce soir. Si elle ne voulait pas?
—Imogène, ne pas vouloir? Laissez, laissez, je m'en charge.
Dans un wagon-restaurant, les San Buscar et les Mariolles, autour de reliefs souffreteux, causent.
—Ce sont ces dames qui l'ont voulu, dit Mariolles. Nous aurions pu dîner parfaitement à Biarritz.
—Pensez-vous que nous avions mauvaise cuisine, demande Imogène avec des yeux innocents.
—C'est-à-dire, explique Mariolles indigné, que je déplore de n'avoir pas apporté une volaille froide dans un journal.
La comtesse, dit San Buscar (c'est toujours de sa femme qu'il parle), ne reconnaît en cuisine que le homard, à cause qu'il est rouge, et la salade, pour le vinaigre.
—Oh! et le céleri cru, Cristobal, et le chutney, j'adore, et le Tabasco-sauce, et le... le...
—... prélude de Lohengrin, propose Mariolles.
—Non, une chose qu'elle est faite avec ce poisson qui sent beaucoup, qui n'est pas cuit.
—Le caviar?
—La morue, dit Sylvère.
—Non, je ne pense pas non plus.
—Comment dites-vous, mon cher ami? demande San Buscar, quand une chose vous embête: zut ou zout? je ne sais jamais.
La conversation tombe, comme un enfant, pas de très haut; elle ne se fait pas de mal.
Les messieurs fument. Imogène continue à poursuivre le petit nom de son poisson. Sylvère regarde derrière les longues vitres glisser silencieusement le paysage des Landes. Sous les premières étoiles, elles passent, par gradations insensibles, du violet au noir; et, au couchant, un peu de pourpre fanée pend encore.
—Vous ne dites rien, Sylvère?
—Ce paysage me plaît.
—Les Landes? Mais c'est odieux quand il n'y a pas d'incendie. Et je me demande, même, pourquoi nous n'en voyons pas ce soir: c'est la saison.
—Vous n'allez pas demander le registre des réclamations?
—Non, mais j'aime que les choses se passent régulièrement.
—D'abord, ça sent bon, continue Sylvère. Et il y a des tas de bruyères violettes et roses qu'on a envie de cueillir. Et puis j'espère toujours apercevoir un berger qui tricote sur des échasses, comme lorsque j'étais enfant.
Imogène lui prend la main, et de sa voix un peu rauque, si émouvante quand elle se fait tendre:
—Comme vous êtes drôles, dit-elle, vous autres Françaises. Il n'y a aucune part où vous avez joué, étant petites, ou bien étant grandes, pleuré, vous pourriez y revenir sans être émues. Les places où moi j'ai été, ou non, auparavant, c'est le même pour moi; même où j'étais amoureuse.
—Pourquoi me faites-vous ces yeux-là, s'écrie Sylvère; on dirait qu'il y a un noyé dedans!
—Et permettez que je vous dise, ma chère amie, intervient San Buscar avec gravité, les endroits où vous avez été amoureuse—vraiment...
—Plaignez-vous, Cristobal. Pensez-vous que c'est pour ne l'avoir jamais été que je partage avec vous mon lit-toilette cette nuit?
Mariolles fait une demi-grimace.
—Voulez-vous bien ne pas raconter ces choses, lui dit-il entre haut et bas.
Imogène, sous la table, lui allonge une ruade légère, presque une caresse, et Mariolles garde un instant entre les siens un pied mince et long qui s'avoue prisonnier d'assez bonne grâce.
—Que voulez-vous lui répondre? dit cependant San Buscar avec orgueil.
Mais Sylvère reste silencieuse. Elle regarde les Landes plates, toutes noires, maintenant, glisser le long du train.
A son côté, tout à coup, la vitre éclate, et une grosse pierre vient frapper San Buscar à la tête, sans force d'ailleurs. Il y a une minute d'effarement dans le wagon. On s'empresse autour de la victime qui n'a rien qu'un peu de surprise vaniteuse à l'idée d'avoir «essuyé» un attentat. Et il ne peut s'empêcher de croire que c'est lui spécialement qui a été visé.
Les gens continuent à s'agiter...
Un vieux monsieur pose des conclusions.
—Il est inadmissible que ce soit une plaisanterie. Le projectile, pour avoir percé une vitre aussi épaisse, a dû être lancé avec une fronde, et lancé adroitement. Non, c'est bien le crime d'un anonyme contre des anonymes, le type primitif de l'attentat anarchiste...
—... L'âge de la pierre impolie, dit Mariolles pour dire quelque chose.
Cependant Mme de San Buscar soupèse la pierre dans ses mains; elle a la forme à peu près et la grosseur d'un oeuf de cygne.
—J'en ferai un presse-papier, songe-t-elle tout haut. Et elle reprend: Comment s'appelle la place, savez-vous?
—Ychoux, je crois.
—Bon. J'écrirai dessus: Souvenir d'Ychoux.
Sylvère est pâle; elle a eu peur, et elle songe maintenant à cette haine qu'ils ont laissée derrière eux, au berger dont le bras fort a visé en vain la chose de luxe, insensible, brillante, qui continue de précipiter sa course à travers la nuit fraîche et résineuse.
Mais Mme de San Buscar rompant le silence:
—Ah! s'écrie-t-elle; je sais maintenant: c'est du Bummaloe-fish, que je voulais dire.
Sous le petit jour qui semble ne percer qu'avec effort l'appareil des verrières, la gare d'Orsay est immense, concave et grise, avec des lampes pâlissantes, des lanternes qui fuient en sens divers, et parfois le son riche d'une chose en fer qui résonne.
Tandis que leurs valets de chambre, lourds encore de sommeil, agitent sans but un désordre de sacs et de couvertures, nos voyageurs se confrontent. Ils ont des yeux trop noirs dans des visages trop blancs, et cet air de gêne et de froid que laisse une toilette bâclée, une toilette «sur le linge».
—On pourrait, propose Mariolles, laisser les bagages s'arranger avec les domestiques et ruer soi, sur l'hôtel.
—Qui est-ce qui a télégraphié au Léviathan?
Personne n'a télégraphié au Léviathan-Hôtel. Les San Buscar et les Mariolles échangent des regards chargés de muets reproches.
—Partons tout de même, fait Sylvère.
Elle est un peu lasse des trains dits de luxe, des pseudo-dévêtissements sur les lits-attrape, et elle se prend à regretter l'honnête coin de première de son enfance, avec des plaids.
Seule Imogène proteste, et tient à vérifier que ses colis sont au complet. Elle n'en a que neuf, n'ayant pu, en un jour, emballer tout le nécessaire; mais elle n'en professe que plus d'amour envers ce qui lui reste, comme les mères ont accoutumé pour le peu d'enfants que leur a laissés une longue guerre.
On se résigne; on monte à l'arrivée des chemins roulants, pour se placer, selon les indications précises de la Compagnie, devant la bouche dont la lettre correspond au numéro de son billet (à moins que ce ne soit le contraire ou autre chose). Imogène guette à la place indiquée. Les colis les plus incohérents: cartons entr'ouverts, malles de bonne avec du poil dessus, peaux de truie, etc., montent, montent, d'un train uniforme, avec un peu de cet air bête qu'affectaient, à l'Exposition, les touristes du trottoir en rond. Enfin paraissent ceux d'Imogène; mais, comme s'ils dédaignaient de la reconnaître dans son attente désolée, de droite, de gauche ils virent, ils s'égaillent, vers tous les comptoirs où elle n'est pas, manifestant ainsi une fois de plus l'obscure malice des objets mobiliers.
Tant bien que mal on les rassemble (peut-être qu'ils n'ont plus envie de jouer); ils sont là tous les neuf, en robe kaki timbrée de violet, et tout le monde s'ébranle vers le Léviathan-Hôtel.
Trois quarts d'heure de course, on descend devant le caravansérail de l'avenue du Bois. D'un joli blanc de plâtre que la patine de Paris n'a pas encore flammé de noir, on dirait quelque monstre géant et modern-style, accroupi au bord de la route. Cependant paraît un employé amnésique et polyglotte, pour qui, malgré ses efforts, la plupart des choses n'ont plus de nom dans aucune langue. On finit par s'entendre: deux petits appartements au cinquième (avec balcon) sont mis à la disposition des infortunés explorateurs. Et déjà ils se hâtent vers leurs lits, impatients de réparer le repos qu'ils ont goûté dans le train.
Les Mariolles ont un petit salon, une chambre à deux lits et un cabinet de toilette dans lequel on s'occupe de transporter leurs bagages. Ils ont été tout droit se coucher sans beaucoup prendre garde à l'ameublement, et c'est ainsi que bien des splendeurs modernes leur ont échappé. Le petit salon surtout, avec ses bois teints, ses cuivres à l'emporte-pièce, ses chaises en forme de céleri décortiqué, ses tables hérissées d'angles dangereux, présente on ne sait quel air anglo-belge des plus ressemblants. Pourtant nul ne l'admire, et déjà, sans doute, les Mariolles se sont abîmés dans les ténèbres du sommeil.
Mais voici, sans qu'ils s'en doutent, qu'il leur arrive des visiteurs: inopinément la porte du corridor s'ouvre et introduit dans leur petit salon:
1° Un Anglo-Saxon très rasé, apparemment Américain, en habit et complet état d'ivresse;
2° Une charmante petite dame de 1m,65, blonde, mince, et d'une élégance un peu exotique qui fait penser qu'on l'aurait aperçue au Delmonico ou chez Cubat, eût-on fréquenté seulement un peu les capitales attenantes à ces restaurants.
Ils semblent du reste se considérer tout à fait comme chez eux. La petite dame s'assied, et, ouvrant un étui à cigarettes en or cannelé:
—Mon cher, dit-elle, donnez-moi un peu de feu pour une cigarette.
Avec des gestes mal coordonnés, le jeune homme fouille dans toutes les poches d'un habit un peu fripé. Le haut de forme aussi a subi des atteintes fâcheuses, tandis que son devant de chemise laisse pendre, au bout d'une chaînette d'or, un bouton qui oscille au même rythme que son maître.
—Oh! je n'ai plus d'allumettes, dit-il; je vais en prendre dans la chambre.
Et il va pour ouvrir la porte; mais Mariolles l'a close tout à l'heure, ce qui semble irriter fort le nouveau venu, en sorte qu'il la comble de coups de pied.
—Blesse leurs yeux! jure en une langue indéfinissable l'étrange étranger. Et il ajoute, parmi les coups de semelle:
—Il y a des voleurs dans mes chambres.
—Menteur! fait la petite dame, qui en perd son accent russe. Et elle reprend plus languissamment:
—Tâchez de les faire sortir, Lord, s'il y a moyen. Je voudrais tant les voir.
Mais Lord ne fait que jurer et ruer, et elle ajoute, ayant ressaisi toute sa petite dignité nonchalante:
—Moi qui avais envie, justement, de me coucher avec vous.
Cependant Mariolles se démêle avec surprise d'un sommeil obscur. Un instant il rêve que c'est Imogène, là, en train de forcer sa porte. Mais les derniers coups de pied le réveillent: il lui semble que son rêve monte, monte, avec lui, d'un obscur abîme, et vient crever à la lumière, comme une bulle d'air qui était posée sur les feuilles, au fond de l'eau. Sylvère, de son côté, ouvre, avec une épouvante confuse, des yeux gris tout brouillés de songe.
—Oh! oh! qu'est-ce qu'il y a, crie enfin Mariolles.
—Voulez-vous sortir tout de suite, crie de son côté le jeune homme ivre, et me laisser les chambres.
—C'est un fou, pense Mariolles, qui se décide à aller voir sans se vêtir davantage.
Confrontations de quelques secondes au bout de quoi, devinant un ivrogne qui se trompe d'appartement:
—Qu'est-ce que vous demandez, dit-il: pas à boire, je suppose. Vous ne voyez pas que ce n'est pas ici chez vous?
—Voulez-vous sortir, continue l'autre. Et qu'est-ce que vous avez fait de mes costumes? (Car l'appareil léger de Mariolles se confond, dans cette cervelle éclairée à l'alcool, avec une vision de vêtements mis au pillage.)
—Voyons, laissez-moi dormir, ou je vous fais fiche dehors par la police.
—Au voleur! au voleur! hurle le Yankee; et, de son pied, il empêche Mariolles de refermer la porte. Celui-ci, impatienté, envoie, d'un coup de poing sec au creux de l'estomac, le jeune étranger prendre contact avec un guéridon derrière lui. Ces deux objets se répandent aussitôt; l'Américain se relève seul, et, saisissant prestement son revolver sur sa cuisse droite il le décharge (trop haut) contre la porte refermée. Un seul coup part, et le jeune homme, regardant son arme, constate qu'il ne s'y trouvait qu'une balle.
—Oh! gentlemen, s'écrie-t-il, en se remettant à tambouriner contre la porte, voulez-vous me prêter des cartouches?
A la fin, au bruit, et aux coups de sonnette de Sylvère épouvantée, un valet et une servante se déterminent à accourir lentement. Mais la vue d'un jeune homme évidemment courroucé, qui brandit une arme fumante, les confirme dans l'idée qu'il ne sied point au domestique de se mêler à la querelle des maîtres, et cependant la dame à l'accent russe, qui a fini par trouver des allumettes, fume des cigarettes au hashich, et se tient commodément assise à contempler cette petite scène.
Elle ne tarde pas, d'ailleurs, à le devenir de famille, Mme de San Buscar (peignoir de linon vert-de-gris, babouches de fourrure, chignon hâtif, très bas, sur la nuque), qui survient avec son mari, reconnaissant son frère dans l'assassin.
—C'est vous, Lord!
—Tiens! Imogène. Je ne pensais pas vous voir avant deux ou trois jours. Bonjour, San Buscar. Comme ridicule vous êtes, avec cette chose sur la tête.
Le fait est que Cristobal, habillé à la hâte, est resté coiffé d'un foulard noir et rouge, qui lui fait des cornes sur les tempes. Laissant les siens s'arranger entre eux, il s'occupe à calmer les domestiques, dont le courage a crû avec le nombre, et qui, cinq ou six maintenant, parlent de traîner le meurtrier chez le commissaire.
—Au Mexique, leur explique-t-il, cela ne ferait lever personne. On y tire des coups de revolver toute la nuit, pour la moindre controverse, pour rien, pour le plaisir. Dans sa chambre, tout seul, on fait des cartons, pour s'entretenir la main.
Et son foulard lui donne un air patriarcal qui sème la conviction dans les coeurs.
—Lord, dit Imogène, vous allez faire des excuses au baron de Mariolles-Sainte-Mary, c'est mon ami, et sa femme, quand vous la verrez.
—Je ne la connais pas, fait le jeune homme.
—Oh! c'est vrai; mais justement, vous devez.
Il songe un peu, et puis, indiquant la petite dame:
—Laissez-moi, dit-il, vous faire connaître mon amie, Mme d'Erèse.
Imogène s'incline sans marquer d'enthousiasme; comme la matinée, elle reste fraîche.
—Je l'ai connue hier soir, continue Lord, qui explique sa jeune amie comme un tableau;—par Clodowitz. Mais nous l'avons laissé sur un canapé: il avait bu, beaucoup. Madame, elle, est Persane, ou Parthe, d'un pays qui s'appelait... Comment déjà?
—L'Atropatène, donc, déclare Mme d'Erèse.
A ce moment la fameuse porte s'ouvre, et Mariolles, à peu près vêtu, paraît. Il a sans doute reconnu les voix, de sa chambre, et ne paraît point trop surpris des conciliabules qui s'offrent à ses yeux.
—Oh! monsieur de Sainte-Mary, dit Imogène, laissez-moi vous présenter le plus désolé jeune homme d'Amérique, de son erreur. Mon frère, Master Lord Harryfellow.
—Je suis enchanté vraiment, dit Mariolles; et on se serre la main avec une telle cordialité que le bouton d'or, au bout de sa chaînette, oscille violemment.
—Vous ne voudriez pas avoir, reprend Lord, un verre de sherry?