«Excusez-moi de ne pas signer. Moi, je m'appelle Montre-Tout.
«N...»
Sylvère à Madame de Ribes.
«Je suis malheureuse, bien malheureuse, si vous saviez, chère mère; et je ne peux même pas le lui laisser voir. C'est de Tony qu'il est question, bien sûr; et pourquoi m'avez-vous laissée l'aimer, puisque je devais si vite sentir qu'il ne m'aimait plus?
«Vous rappelez-vous ce temps où je voulais me faire religieuse? Tout le monde traita si bien cela d'enfantillage que je cessai bientôt d'y songer moi-même. Et aujourd'hui il me semble qu'il n'y avait que trop de sagesse dans cette folie, que l'ombre des cloîtres est le seul abri où ne se froisse pas le pauvre rêve des femmes. Vous rappelez-vous encore qu'étant fiancée je profitai de notre voyage à Bordeaux pour aller voir dans son couvent cette charmante Isabelle Melly, dont c'est la vocation, je pense, qui avait été pour moi, deux ans avant, le chant de la sirène? Vous ne m'aviez pas accompagnée dans cette visite; elle fut touchante, quoique je n'en aie pas compris alors le sens complet. Car j'étais toute à mes brillantes joies, à ma soif d'un bonheur inépuisable et prochain. Ah! pauvre bonheur! Et si j'avais su, comme j'aurais envié ce calme que je prenais, chez Isabelle, pour de la froideur, la sérénité de son visage, ses regards limpides et contenus, et toute son existence mesurée, muette, pareille à la marche des aiguilles sur le cadran. Autour d'elle, des meubles nets, peu nombreux, semblaient harmonieux avec sa vie. Puis on me fit visiter le jardin, un jardin pour rire, entre des murailles noires, avec quelques arbres tout en tronc qui s'étirent dans du gravier, et un petit autel de la Vierge, en rocaille, avec des fleurs en papier et aussi de vraies fleurs.
«Isabelle toucha ces dernières de sa main pâle, et avec cette ironie un peu lointaine que vous aimez chez les gens d'église, me dit: «Voilà comme vous êtes. Et moi, comme ces roses de papier». Hélas! ce sont celles qui ne se fanent pas.
«Mais, maman, je suis folle de vous conter ces riens, que vous savez aussi bien que moi, au lieu d'en venir à l'essentiel. C'est que j'ai honte, voyez-vous, de mon malheur. Il faut vous le dire pourtant.
«Vous connaissez, jusque dans les détails, mon séjour à Biarritz, la connaissance que j'y fis des San Buscar, et notre voyage à Paris. Il m'a semblé même, à je ne sais quoi dans le ton de vos lettres, que vous n'approuviez pas entièrement cette liaison; mais, plutôt, je pense, ma chère mère, par une méfiance générale des étrangers que pour d'autres motifs. Car d'un côté, au moins, il n'y a rien à dire: M. et Mme de San Buscar sont vraiment fort au-dessus du rastaquouèrisme (j'espère que ce mot ne vous choque pas. Si vous saviez tous ceux que j'entends). Pour le peu de visites que je sais qu'ils ont faites à Paris, elles m'ont paru très bien placées. Votre vieil ami, le duc de Quintin, que je fus voir dès mon arrivée, et plusieurs fois depuis sur son désir, les connaît et les apprécie: «C'est vrai, me disait-il l'autre jour, qu'ils ne valent ni l'un ni l'autre ce pauvre colonel (le premier mari d'Imogène); mais, somme toute, ils sont aussi bien nés que... père et mère.»
«Aussi, n'est-ce point par là que j'ai à me plaindre d'eux, et plût au ciel. Mais, vous avez déjà deviné, mère chérie, que c'est de Mme de San Buscar et de Tony que vient ma peine. Oui, j'en suis sûre, ils me trompent; mon mari me trompe... Ah! si je le croyais! Quoi, au bout de quelques mois à peine, sans que je lui aie causé encore un seul déplaisir; et les hommes sont-ils si lâches?
«Je ne me fonde pas au moins sur cette lettre anonyme que j'ai reçue hier, et que voici (sans doute, les valets de pied en écrivent-ils de telles); mais j'ai vu, hélas! de mes propres yeux. C'était au retour d'une assez triste promenade de nuit à travers les plus mauvais lieux de Paris, ce qu'on appelle: la tournée des Grands-Ducs; Imogène et Tony étaient devant, dans un fiacre; nous, je ne sais pourquoi, dans un autre (vous faites les gros yeux). A un moment notre voiture a pris la tête, et en passant j'ai vu qu'ils s'embrassaient; mais avec quelle joie sur leur visage, et en vérité tout emmêlés l'un à l'autre.
«Je suis sûre qu'ils se sont revus depuis, car Tony s'est absenté plusieurs fois, et je n'ose rien lui dire. Alors, dès que je suis seule, je pleure; et puis je me baigne les yeux pour qu'il ne s'en aperçoive pas à son retour: il me semble qu'il serait trop fier au fond de son coeur (ce coeur des hommes, pétri dans la vanité) de me rendre si malheureuse. Et pourtant il y a des moments où je voudrais mourir, si ce n'était à cause de vous tous. Quelquefois même je pense au divorce. Mais, rassurez-vous; je sais trop ce que je me dois pour en venir là. Et puis, pourquoi mentir avec vous? Saurais-je seulement vivre si je ne devais plus le voir, et qu'il ne fût plus là, près de moi, à me faire souffrir, comme il est juste, puisque je l'aime. Mais je voudrais moins souffrir, chère mère, et je n'espère plus, ici-bas, qu'en vos conseils, etc.
«Signé:
«SYLVÈRE DE MARIOLLES-SAINTE-MARY.»
Floride d'Erèse à N...
(Carte pneumatique.)
«Tu ne viens plus me voir. Qu'y a-t-il de cassé? Est-ce par jalousie, comme prétend cette La Mortagne, et pour le gros brun, encore: c'est bien ridicule. Tu sais qu'il n'y a entre lui et moi que des rapports d'affaires. Il m'achète de ce que je vends, voilà tout. Et toi, tu as de beaux yeux, mon chéri, et la bouche rouge; mais je ne puis pas vivre uniquement de cela: les oeillets, vois-tu, ça ne se mange point, ou si peu. Il y en a pourtant dont j'ai faim encore. Ah! jalouse, jalouse; viendras-tu demain, vers cinq heures, à la maison pardonner à ta
«FLORIDE.»
Madame Noël de Ribes à la baronne
de Mariolles.
«Ma chère enfant,
«Ta lettre m'a plus affligée que surprise, comme font les malheurs au déclin de la vie. Mais quel conseil te donnerai-je que de chercher la consolation auprès de Celui qui est seul à connaître le pli secret de nos coeurs? J'ai peur aussi de ne pas apporter à ces choses des façons de voir assez pareilles aux tiennes. Malgré qu'il y ait toujours entre femmes, et même de mère à fille, je ne sais quelle complicité de sentiments, il me semble que beaucoup de choses ont changé depuis ma jeunesse, que les deux sexes sont maintenant presque de plein-pied, en sorte qu'il y a aujourd'hui deux maris, pour ainsi dire, par ménage, et que la responsabilité des hommes a diminué avec leur pouvoir. Mais on ne leur en veut pas tenir compte, au contraire; et toi-même, que je n'aurais songé guère à accuser d'esprit moderne, je te vois plus irritée contre ton mari qu'envers cette Mme de San Buscar, pour qui il perce même à travers ta lettre une bizarre sympathie. Et je sens bien que jadis, c'est le mari qu'on aurait pardonné le plus facilement.
«Par contre, ma chère enfant, et quoique ce ne soit pas à moi de te reprocher une innocence aussi repliée, comment se peut-il que tu aies vécu, jusqu'à ton propre mariage, sans t'apercevoir que les épouses sont partout et toujours trompées? As-tu donc oublié cette pauvre Mme S... que son mari, malgré qu'elle pensât parfaitement, a fini, à force de hontes, par acculer au divorce dont il avait besoin pour épouser sa maîtresse,—et les yeux rouges de ma pauvre Aurélie, quand elle se réfugiait à Ribes, lasse d'être moquée par ton oncle avec des servantes, sous son propre toit,—ou encore cette malheureuse femme de notre régent, que son mari bat si fort quand il revient de courir la gueuse, qu'on dirait qu'il lui veut faire expier ses propres fautes?
«Au reste, quand je dis que les femmes sont trompées, ce n'est pas, pour la plupart, qu'elles l'ignorent, et ce n'est pas non plus qu'elles pardonnent par un effort du coeur. Mais la vie, peu à peu, les a mises dans cet heureux état d'indifférence où l'on prend les choses comme elles viennent, et surtout comme elles ne viennent pas. Et ne crois pas non plus à Francillon appliquant le «dent pour dent», ou à je ne sais quelle honteuse vengeance. Car, de l'homme à nous, la balance n'est pas égale, et en fait de trahison conjugale, si elle est mutuelle, c'est la femme qui a tout le tort. Mais veux-tu que je te dise le grand secret du mariage? C'est que la tendresse des époux n'y est qu'un moyen passager, quelque chose comme le luxe et les fleurs du vestibule chez les gens qui reçoivent; et, pour les femmes, au moins, le seul bonheur solide, tout ce qui rend la vie de ménage douce et sacrée, ce n'est pas le mari, c'est l'enfant. Que n'en es-tu là, ma pauvre Sylvère, déjà; quelle pitié, que ton mari t'ait laissé ouvrir trop tôt les yeux. Aussi bien, je crois, en effet, que tu l'aimes, beaucoup plus qu'il ne le mérite sans doute. Et qui donc vaut d'être aimé? Le plus humble amour que nous inspirons est comme la grâce, bien au-dessus de nos mérites.
«Sais-tu ce que tu devrais faire, pour mettre un peu d'ordre et de calme dans tes pensées: passer quelques jours à Versailles, chez les dames de Retraite. Tu n'ignores pas que c'est une maison qu'on a jointe depuis peu à ton ancien couvent, et où celles de ces dames qu'a fatiguées l'âge, ainsi qu'une longue pratique de l'enseignement, trouvent un emploi plus doux de leurs forces à recevoir et consoler quelques personnes de bonne société qui se jugent malheureuses, et parmi lesquelles leurs anciennes élèves, comme toi, sont particulièrement choyées. Tu y retrouverais cette Mère Marie des Prodiges que tu aimais tant, et à qui j'écris aujourd'hui même à ton sujet. Écris-lui de ton côté si tu te décides dans mon sens; ta lettre la trouvera avertie et tu pourras te rendre à Versailles tout de suite. Ces dames habitent l'ancien hôtel d'Aigrefeuille, qu'elles ont acheté. J'y fus, étant bien jeune encore, et n'en ai jamais oublié les hauts lambris ni le paisible parc. Huit jours passés dans cette ombre et sous ces muets ombrages te permettraient de démêler mieux, dans ton coeur, ce qu'il y a de durable ou de passager au fond de tes peines. Peut-être tes soupçons t'y apparaîtront-ils de moindre poids, à les examiner avec plus de soin. Peut-être aussi l'absence te rendra-t-elle plus précieuse à un mari auquel tu as sans doute trop laissé voir que tu étais sa chose.
«Adieu, ma chère fille, etc.
«Signé:«EMMELINE NOËL.»
«Antoine de Mariolles-Sainte-Mary
à Imogène de San Buscar.
«Il faut bien que je vous écrive, Madame. La façon dont vous me faites fermer votre porte, depuis trois jours, me servira sans doute d'excuse à ne pas suivre, pour une fois, les règles de la prudence, et de prendre occasion à vous parler un peu plus fortement que je n'ai fait jusqu'ici.
«N'est-ce pas étrange qu'on puisse pousser si loin et si longtemps un inutile marivaudage; être l'un et l'autre au point de la plus entière confidence; ne presque rien se cacher du plus grossier même de nos désirs ou de nous-mêmes; que vous m'ayez, avec votre air de cynique innocence, livré pour ainsi dire toutes les figures de votre pensée comme toutes les faces de votre corps; et que vous n'avez pas voulu entendre encore que je vous aime.
«Quelle femme êtes-vous donc? Je sais de vous tout ce qu'en pourrait savoir une masseuse, la forme de votre gorge, de votre nuque, de vos jambes; outre que ce peu d'étoffes, dont vous êtes à l'ordinaire trahie plutôt que dérobée, m'a laisser distinguer vingt fois les plus secrets mouvements et comme les ressorts de vos membres, assuré que j'étais par votre singulier sourire de ne vous déplaire pas en me composant de vous, devant vous-même, une image toute nue. Mais, en cas que je n'en eusse pas à moi seul assez surpris ou deviné, n'avez-vous pas pris le soin de m'instruire, quant au reste, avec une sorte de trivialité, comme de ce signe à votre hanche gauche, ou de votre dernier vaccin sur le même côté. Je sais que vous dormez en chien de fusil, que vous prenez votre tub en vous accroupissant, que monter à cheval vous est voluptueux. En vérité, je sais tout de votre corps, excepté comme il se donne.
«Mais vous ne m'avez pas moins laissé voir de l'âme qui est en vous; et, mieux qu'au hammam encore, je saurais comment vous traiter au confessionnal. Car il n'est pas jusqu'à vos réticences, vos airs d'être loin, ou cette façon de me parler de votre frère quand je vous entretiens avec trop de chaleur de moi, qui ne vous aient découverte jusque dans les derniers détours.
«Pourquoi feindre alors que je ne vous sois plus tout à coup qu'un étranger? Eh! sans doute, je n'ignore pas mon indignité à remplir ce difficile rôle d'amant, le peu d'avantages que j'y présente, ni combien je perds à être mis en balance de votre mari seulement. Mais quoi, il semble que d'aimer nous donne quelque droit d'être aimé; si vous ne savez aller jusque-là, peut-être me devez-vous tout de même de me prendre plus au sérieux, et, après m'avoir mené fort résolument au point où j'en suis, de ne m'y pas laisser sans bonnes raison. Je ne veux pas être la lampe qu'on laisse, après l'avoir allumée, charbonner dans la solitude: il faut me «garnir» ou m'éteindre, et ne pas se divertir non plus à lever sans cesse ou baisser ma flamme.
«C'est à ces jeux cruels que je vous connais ce que vous êtes, idole inutile à ses dévots, coquette aux sens irrésolus qui se refuse, par je ne sais quelle répugnance, quelle crainte, quelle cruauté, à payer de sa personne. C'est alors que je goûte l'âcre joie de vous mépriser. Il est vrai que vous n'êtes pas longtemps à le sentir, ni que la proie vous échappe; et c'est alors aussi que vous souriez de cet irrésistible sourire où je crois sottement démêler Dieu sait quelles promesses de bonheur, l'amour, la luxure, et jusqu'à l'avant-goût de cet anéantissement sans pareil où elle s'achève. Que je m'y voudrais abîmer avec vous, loin d'ici, au hasard de quelque nocturne ville du Sud, quand les étoiles semblent perler sur le front de la nuit, et que des gens chantent d'une voix décroissante le long des rues. Ou encore, ici même, au coeur de la cité grondante, par un après-midi d'hiver, qu'on a croisé les rideaux devant les fenêtres closes, et que le feu mire sur les murailles son visage changeant.
«Mais, n'est-ce point fou de songer au décor de votre amour quand lui-même m'échappe? Au moins ai-je le droit que vous me répondiez clair, cette fois. J'ai risqué pour vous, à ce jeu, mon bonheur nouveau-né, et peut-être un autre que le mien; je vous demande donc d'être enfin... etc.»
(On n'a retrouvé de cette lettre que le brouillon, et couvert de ratures; ce qui fait soupçonner les apostrophes de Mariolles d'avoir été quelque peu de seconde main. Peut-être n'eut-il pas besoin de les mettre au net et qu'Imogène se rendit sans en avoir essuyé le feu.)
«La comtesse de San Buscar
à M. Harryfellow.
(Traduite de l'anglais.)
«Lord, je suis furieuse contre vous, littéralement. Que signifie cette absence imprévue? Est-ce que vous avez découvert quelque nouvelle caillette de l'Atropatène, toute blanche de graisse sous la plume? Est-ce que vous dormez sous une table? Pourquoi m'abandonnez-vous; et ne comprenez-vous point que si vous me laissez comme cela, en proie à mes folies, ce sera à vous la faute de mes fautes? «Tout cela parce que vous êtes jaloux. Ne dites pas non. Vous le fûtes toujours, et tout petit garçon, déjà; comme ce soir où vous étiez venu cacher votre tête dans mes genoux, et tremper de larmes ma robe de bal. Ma première robe de bal, Lord: je ne sais pas ce que je vous aurais fait.
«Aujourd'hui, vous ne pleurez plus; vous vous terrez. Pourquoi? Ai-je rien fait qui vous soit nouveau? Faut-il que je ne me laisse plus admirer; ou me trouvez-vous si laide qu'il ne me soit plus permis de paraître belle à personne? Et qui jamais s'avisa de se fâcher pour un flirt? Est-ce que je me fâche, moi, de toutes vos bouteilles de wiskey: ou de cette Mme d'Erèse que mon mari est en train de vous souffler!
«Mais prenez garde, Lord: si vous n'êtes pas là pour me défendre, je finirai par ne plus savoir, toute seule. Et vous ne vous serez pas si longtemps débattu contre des serpents imaginaires que je ne finisse par vous faire avaler, quelque jour, une couleuvre pour tout de bon, comme on fit à ce Laocoon, qui en mourut.
«Ainsi, mon frère chéri, revenez. Je me sens perdue au milieu de tous ces gens quand vous n'êtes plus là. Il me faut votre visage blanc près de moi, et prendre votre bras, et vous raconter de ces belles histoires que vous écoutez avec les yeux.
«Yours,
«IMOGÈNE.»
Floride d'Erèse à Cristobal
de San Buscar.
«J'ai envie de vous appeler: Gros-Ami, comme ce personnage de la Double Maîtresse. Vous en fâcherez-vous? Gros Ami, donc. Je ne sais pourquoi je pense à vous tout le long d'aujourd'hui. Ce n'est pas que j'ai besoin d'argent. Ce n'est pas non plus que je vous aime plus que d'habitude; et, d'ailleurs, ce dont je brûle à votre égard, c'est un sentiment paisible, bon feu de bûches: non point de ces éclatantes flammes qui aveuglent le coeur. Vous savez ce que dit Nietzsche, qu'il n'y a presque aucun homme dont une femme d'esprit voudrait avoir un fils. Jamais, chez moi non plus, les désirs que vous causez ne vont jusqu'à celui de l'enfantement. Est-il vrai au moins (vous le dites), que vous ressentiez pour moi des mouvements plus profonds; que ma seule vue vous jette dans un désordre passionné? Ou bien (excusez-moi) tout cela est-il seulement, comme dirait Herbert Spencer, le passage de l'Imogène à l'hétérogène?
«Mais je m'égare, et j'oublie le principal: c'est mes jarretelles. Vous vous rappelez qu'elles devaient être en vermeil. Or il paraît qu'on ne peut pas le filer assez fin pour en faire des rubans qui ne pèseraient pas; bien entendu, elles doivent s'attacher à un tour de taille assorti, et non pas à mes ceintures, qu'elles déchireraient. Il faudra donc que le tout soit en ruban d'or et, naturellement, moins bon marché; sans compter les pierres, dont on pourra mettre un peu plus, à cause de la diminution du poids. Alors je vous prie de passer chez celui qui doit les faire, pour vous arranger avec lui. Surtout, ne marchandez pas: c'est un garçon de bonne famille, qui s'occupe de bijoux par amour de l'art. Il est Italien, et se nomme Gustave Portugalof. Si vous l'entendiez parler de leur palais ancestral à Venise, où sa mère, après une longue maladie, s'est éteinte toute blanche, parmi les cierges et les Franciscains, en égrenant des chapelets de pierres précieuses. Son magasin est rue Royale, entre le Maxim's et Jansen. Je ne me rappelle pas le numéro.
«Je compte sur vous demain, mon bon Cristobal, et que vous aurez fait ma commission.
«A vous,
«FLORIDE.»
«P.-S.—Si ma lettre est un peu érudite au début pour vous et pour moi, prenez-vous-en à mon professeur d'étranger qui m'a soufflé les citations. C'est un linguiste de première force, qui est en train de traduire un nommé Omar Queyam, que les Anglais ont, paraît-il, tout à fait défiguré, avec leur cruauté ordinaire.
«F...»
Floride cacheta la lettre, et tournant sa tête sur son épaule vers le professeur qui la regardait écrire:
—O linguiste, dit-elle, ta bouche.