Lui, au sortir du parloir, aurait voulu prolonger la fiction qui l'y faisait se présenter comme le frère de Sylvère. A deux ou trois reprises il tenta, dans la rue, de continuer à l'appeler par son petit nom; mais un «Monsieur» tout glacé décourageait aussitôt ces tentatives.
Ce n'est pas qu'au demeurant Sylvère se montrât haute ou dure envers lui. Souvent elle parut oublier les vrais motifs de leurs rencontres, le traita avec une douceur familière. Un jour elle prit son bras; ou bien elle s'asseyait avec lui sur un banc pour écouter les contes ambigus qu'il lui faisait de son enfance, de sa douteuse jeunesse. Autour d'eux Versailles de pierres déployait ses arbres déjà nus, plaintifs de l'arrière-saison. On apercevait entre les toits de la ville ces combles du palais où brillent des statues, le sommet de la chapelle, les quinconces du parc. Ils se promenèrent dans ces mêmes allées qu'avait foulées La Vallière. N'était-ce point son coeur qui gémissait encore, avec les branchages, sous l'énervante haleine de septembre? Et que les coeurs sont malheureux, qui n'oublient pas.
Sylvère fit quelques pas vers un bassin dont l'eau avare et verte était ridée comme un visage de vieille. Dans ce triste miroir elle n'aperçut d'elle-même qu'une image indécise, effacée. Et peut-être apparaissait-elle semblable à la mémoire de Tony.
—Ne vous penchez pas autant, dit l'Ange Gardien. Il toucha son bras tandis qu'elle tournait les yeux vers lui.
—Comme vous êtes pâle, fit-elle. Je l'ai déjà remarqué l'autre jour. Seriez-vous souffrant?
Crissey prit un ton mélancolique du meilleur aloi:
—Vous savez bien sans que je vous le dise, dit-il, pourquoi je souffre.
Sylvère resta muette à cette dangereuse ouverture. Mais elle s'assit, et le jeune homme à côté d'elle.
—Encore, reprit-il, si je n'étais pas tout près de ne plus vous voir. Mais vous allez repartir, n'est-ce pas, pour votre province; vous l'avez dit. Et quelle chance me restera-t-il de vous rencontrer jamais?
Sylvère songea qu'il lui était difficile, en effet, d'inviter «M. de Crissey» chez sa mère, en cas même qu'elle en aurait eu le désir. Durant quelques minutes, lui redevint sensible cette distance qu'il y a d'un policier marron à une honnête petite baronne de Mariolles, et qu'elle oubliait si singulièrement d'ordinaire.
—Dans quelques mois, vous rappellerez-vous seulement qu'il y a quelque part un Ange Gardien, comme ils disent?
Le banc qu'ils avaient choisi était au repli d'une charmille, caché par des restes de feuillage. Un gardien qui passait les considéra tous deux avec méfiance. Et, de fait, ils avaient cet air vide que prennent les amoureux dans les jardins publics quand ils se taisent et n'attendent manifestement que d'être seuls pour s'embrasser tout de nouveau.
—Non, reprit Sylvère, comme en réponse à sa propre pensée, je ne vous oublierai pas, monsieur de Crissey. Et comme je crois que vous avez un peu besoin de prières, j'irai au calvaire de Bétharram à votre intention. Et je vous enverrai une médaille.
—Qu'est-ce que c'est que Bétharram?
—C'est un pèlerinage, en Béarn: une jeune fille qui avait voulu se noyer par amour, et qui fut sauvée par la Vierge pour s'être repentie au dernier moment.
L'Ange Gardien se dit qu'il y a parfois indiscrétion à vouloir sauver quelqu'un qui se noie. Mais il ne fit point part de cette réflexion à Sylvère.
—Je veux bien la médaille, dit-il. (Peut-être songea-t-il qu'elle serait en or. Peut-être songea-t-il aussi à certains de ses camarades qui auraient ri de ce dialogue évidemment entaché de cléricalisme; à Pierrette, dit Joujou-des-Dames, jeune bookmaker plein d'avenir, qui n'aimait pas la calotte et l'écrivait un peu partout,—à M. François, le changeur du Cercle des Républicains de l'Ouest, qui méprisait aussi les curés, et qui posait si bien un placard). Seulement, ajouta-t-il, je voudrais encore autre chose.
—Quoi donc? interrogea Mme de Mariolles avec un peu de méfiance.
Il hésita, et d'une voix plus basse:
—Ce n'est pas beaucoup. Supposez que ce soit par amitié; et un seul, un tout seul. Même, s'il ne vous convient pas, vous me le rendrez.
Sylvère aurait dû se mettre en colère. Elle ne se mit qu'à réfléchir. En sorte que la chose, d'instant en instant, lui semblait devenir plus grave.
—Songez, ajouta-t-il, que c'est notre dernière promenade. Car je ne vous l'ai pas annoncé encore; mais j'ai des nouvelles graves, qui vous rappellent à Paris.
—Eh bien, soit, fit enfin Sylvère puisqu'il y a des nouvelles; et à condition que moi je ne vous embrasserai pas.
Les yeux baissés, avec un air de résignation gracieuse, elle tendit la joue, et le jeune homme crut peut-être que c'était ses lèvres qu'elle offrait: au moins les baisa-t-il du mieux qu'il savait, c'est-à-dire fort en avant. Et si ce ne fut qu'un seul baiser, rien que par la durée il en valait plusieurs.
—Ah!... dit Sylvère. Et moi qui avais juré de ne pas vous le rendre.
Mais l'Ange Gardien ne répondit pas: il était devenu beaucoup plus pâle. Il fallut pourtant réfléchir aux réalités:
—N'aviez-vous pas quelque chose à me dire? reprit la jeune femme, timidement.
L'Ange Gardien sortit de son rêve:
—Ah! oui, dit-il. Que tout cela me semblait loin. Il y a donc qu'en rentrant à Paris demain, vous pourrez, selon vos désirs, faire pincer de compagnie votre mari et Mme de San Buscar. Ils ont rendez-vous ferme à cinq heures, à l'hôtel des Échelles, rue de Châteaudun, chambre n° 49.
Peu à peu le jeune homme avait repris son ton professionnel:
—Vous vous demandez peut-être de qui je tiens ces tuyaux. Toujours de la femme de chambre à Mme San Buscar. Comme vous savez (il eut un sourire un peu canaille), elle me fait lire les lettres que sa maîtresse n'a pas la sagesse de brûler. J'ai pris copie de celle où votre mari donne les derniers détails sur leur rendez-vous. Voulez-vous la lire?
—Ah! non, merci, dit Sylvère, avec un soupçon de dégoût.
Le jeune homme ne parut pas y prendre garde.
—Ils se méfiaient de leur hôtel, je pense, à cause des domestiques: c'est pour ça qu'ils avaient choisi les Échelles, qui est un des mieux tenus de Paris pour ça, et avec trois entrées, ce qui ne gâte rien. Alors, en arrivant demain après-midi, vous avez tout le temps d'aller prévenir M. de San Buscar, si, comme je le suppose, vous désirez qu'il vous accompagne dans vos manoeuvres.
—Oui, dit Sylvère, autant vaut: cela fera d'une pierre deux coups.
—Il est probable que vous ne le trouveriez pas au Léviathan-Hôtel; mais je pourrai vous conduire presque sûrement où il sera, du moins si vous me permettez d'aller vous attendre à la gare. Car de l'avertir vous-même à l'avance, il faudrait être plus sûr de sa dissimulation, et qu'il tiendrait sa langue.
Sylvère acquiesça sans objection aux plans du jeune homme. Elle était devenue taciturne; et on eût dit qu'au moment d'engager l'action définitive sa belle vaillance l'abandonnait un peu.
Mais le lendemain, au sortir du couvent et des embrassements de la Mère Marie des Prodiges, ce fut tout autre chose. Peut-être avait-elle bien dormi, comme les duellistes ont accoutumé, la veille de leurs rencontres. Peut-être avait-elle décidé que son mari, somme toute, n'était pas encore définitivement coupable, pensée agréable et qui laisse au pardon des voies plus aisées. Toujours est-il qu'elle avait l'air de partir en vacances. L'Ange Gardien, qui l'attendait aux guichets de la gare Saint-Lazare, la regardait venir de loin, le visage clair, la démarche longue et comme moulée par son costume tailleur à rayures.
—Maintenant, lui dit-elle d'une voix qui sonna presque joyeuse, je me laisse conduire.
Et elle s'assit dans la voiture découverte, avec ce geste de se caler en rond, de se frotter contre les coussins, qu'ont les petites femmes qui partent pour le Bois, aux premières chaleurs.
Mais il se mit à pleuvoir, et il fallut lever la capote. Puis le fiacre s'arrêta.
—Où sommes-nous, demanda Sylvère.
—Si vous le permettez, dit le jeune homme, je vous ai menée chez Mme d'Erèse, qui ne vous est pas tout à fait inconnue, je crois. Vous êtes sûre, à cette heure-ci, en insistant, d'y rencontrer M. de San Buscar. Quoiqu'il me connaisse, peut-être que mon nom ne suffirait pas à lui faire interrompre ses occupations. Mais il se dérangera sûrement pour vous.
Sylvère ayant sonné chez Floride, une soubrette jeune, grasse et laide, à qui elle fit part de ses noms et qualités, ainsi que d'un très vif désir de voir M. de San Buscar, l'introduisit dans le petit salon art-nouveau qu'on a déjà décrit au chapitre v, et déclara qu'elle allait vérifier si Monsieur le comte se trouvait là, quoiqu'elle ne le crût point. Par surcroît, Sylvère lui confia une de ses cartes où elle avait écrit: «Affaire urgente. Votre femme...», et attendit seule, l'Ange Gardien étant resté en bas dans le fiacre.
San Buscar était, en effet, chez Mme d'Erèse: il apparut au bout de quelques minutes, fort ému, et pareil, dans son désordre extrême, à un baigneur qu'on interrompt en ses apprêts au bord d'une rivière; les cheveux en révolte, nulle cravate et une bottine chevauchant son pantalon. Il demanda, sans presque prendre le temps de saluer:
—Qu'y a-t-il donc?
Sylvère eut un moment d'embarras. Mais, reprenant son courage:
—Il y a, dit-elle, que votre femme vous trompe avec mon mari.
A ce moment une porte, qui s'entr'ouvrit derrière Sylvère, laissa apercevoir, mais à peine, le visage clignotant de Mme d'Erèse, un peu de linge blanc, puis se referma; tandis que San Buscar, qui avait pris un air accablé:
—Carajo, dit-il; vous êtes sûre?
—Très sûre. Ils ont rendez-vous à l'hôtel des Échelles, rue de Châteaudun.
—C'est oune infamie, gronda cet époux malheureux.
Et il s'assit dans un fauteuil en bois lie-de-vin.
—Ils ont rendez-vous à cinq heures, reprit Mme de Mariolles. Nous avons tout juste le temps d'avertir un commissaire de police, et qu'on les surprenne.
—Je souis hors de moi, gémissait cependant un San Buscar immobile.
—J'ai pensé, continua Sylvère, que vous ne refuseriez pas de m'accompagner au commissariat.
—Ah oui... au commissariat. Certainement, ma chère amie. Et vous tenez beaucoup à mettre la police là-dedans?
—Mais enfin, dit la jeune femme avec un commencement d'impatience, vous y avez le même intérêt que moi. Votre femme vous trompe, entendez-vous, votre femme.
Ces paroles parurent aiguillonner San Buscar. Il se leva et, à trois reprises, répéta d'un air sombre.
—Je souis cocou.
Et, s'étant sans doute dûment convaincu de cette vérité fâcheuse, il ajouta, comme si c'en était la conséquence naturelle:
—Je vais aller prendre mon chapeau.
Une courte absence lui ayant suffi à retrouver aussi sa cravate, comme à réparer les autres désordres de sa toilette, c'est sous son ordinaire aspect qu'il accompagna Sylvère jusqu'à sa voiture. Cependant l'Ange Gardien avait disparu; mais Sylvère s'en aperçut à peine, et aussi bien sa présence n'était-elle plus nécessaire.
—Le monsieur, qui était là, déclara pourtant le cocher, a dit que c'est au commissariat de la rue Cadet qu'il fallait que vous alliez.
—Quel monsieur? demanda Cristobal à Mme de Mariolles.
—C'est un de vos amis, je crois, un M. de Crissey. Je le connais un peu, et c'est lui qui m'a donné tous les renseignements sur Imogène et Tony.