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LA PORTE ÉTROITE(1)

时间:2025-09-17来源:互联网 进入法语论坛
核心提示:Andr GideLA PORTE ÉTROITE(1909)À M. A. G.Efforcez-vous dentrer par la porte troite.Luc, XIII, 24.IDautres
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André Gide
LA PORTE ÉTROITE
(1909)
À M. A. G.
Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite.
Luc, XIII, 24.
I
D’autres en auraient pu faire un livre ; mais l’histoire que je raconte ici, j’ai mis toute
ma force à la vivre et ma vertu s’y est usée. J’écrirai donc très simplement mes souvenirs,
et s’ils sont en lambeaux par endroits, je n’aurai recours à aucune invention pour les
rapiécer ou les joindre ; l’effort que j’apporterais à leur apprêt gênerait le dernier plaisir
que j’espère trouver à les dire.
Je n’avais pas douze ans lorsque je perdis mon père. Ma mère, que plus rien ne retenait
au Havre, où mon père avait été médecin, décida de venir habiter Paris, estimant que j’y
finirais mieux mes études. Elle loua, près du Luxembourg, un petit appartement, que Miss
Ashburton vint occuper avec nous. Miss Flora Ashburton, qui n’avait plus de famille, avait
été d’abord l’institutrice de ma mère, puis sa compagne et bientôt son amie. Je vivais
auprès de ces deux femmes à l’air également doux et triste, et que je ne puis revoir qu’en
deuil. Un jour, et, je pense, assez longtemps après la mort de mon père, ma mère avait
remplacé par un ruban mauve le ruban noir de son bonnet du matin :
« Ô maman ! m’étais-je écrié, comme cette couleur te va mal ! »
Le lendemain elle avait remis un ruban noir.
J’étais de santé délicate. La sollicitude de ma mère et de Miss Ashburton, tout occupée
à prévenir ma fatigue, si elle n’a pas fait de moi un paresseux, c’est que j’ai vraiment goût
au travail. Dès les premiers beaux jours, toutes deux se persuadent qu’il est temps pour moi
de quitter la ville, que j’y pâlis ; vers la mi-juin, nous partons pour Fongueusemare, aux
environs du Havre, où mon oncle Bucolin nous reçoit chaque été.
Dans un jardin pas très grand, pas très beau, que rien de bien particulier ne distingue de
quantité d’autres jardins normands, la maison des Bucolin, blanche, à deux étages,
ressemble à beaucoup de maisons de campagne du siècle avant-dernier. Elle ouvre une
vingtaine de grandes fenêtres sur le devant du jardin, au levant ; autant par derrière ; elle
n’en a pas sur les côtés. Les fenêtres sont à petits carreaux : quelques-uns, récemment
remplacés, paraissent trop clairs parmi les vieux qui, auprès, paraissent verts et ternis.
Certains ont des défauts que nos parents appellent des « bouillons » ; l’arbre qu’on regarde
au travers se dégingande ; le facteur, en passant devant, prend une bosse brusquement.
Le jardin, rectangulaire, est entouré de murs. Il forme devant la maison une pelouse
assez large, ombragée, dont une allée de sable et de gravier fait le tour. De ce côté, le mur
s’abaisse pour laisser voir la cour de ferme qui enveloppe le jardin et qu’une avenue de
hêtres limite à la manière du pays.
Derrière la maison, au couchant, le jardin se développe plus à l’aise. Une allée, riante
de fleurs, devant les espaliers au midi, est abritée contre les vents de mer par un épais
rideau de lauriers du Portugal et par quelques arbres. Une autre allée, le long du mur du
nord, disparaît sous les branches. Mes cousines l’appelaient « l’allée noire », et, passé le
crépuscule du soir, ne s’y aventuraient pas volontiers. Ces deux allées mènent au potager,
qui continue en contrebas le jardin, après qu’on a descendu quelques marches. Puis, de
l’autre côté du mur que troue, au fond du potager, une petite porte à secret, on trouve un
bois taillis où l’avenue de hêtres, de droite et de gauche, aboutit. Du perron du couchant le
regard, par-dessus ce bosquet retrouvant le plateau, admire la moisson qui le couvre. À
l’horizon, pas très distant, l’église d’un petit village et, le soir, quand l’air est tranquille, les
fumées de quelques maisons.
Chaque beau soir d’été, après dîner, nous descendions dans « le bas jardin ». Nous
sortions par la petite porte secrète et gagnions un banc de l’avenue d’où l’on domine un
peu la contrée ; là, près du toit de chaume d’une marnière abandonnée, mon oncle, ma
mère et Miss Ashburton s’asseyaient ; devant nous, la petite vallée s’emplissait de brume et
le ciel se dorait au-dessus du bois plus lointain. Puis nous nous attardions au fond du jardin
déjà sombre. Nous rentrions ; nous retrouvions au salon ma tante qui ne sortait presque
jamais avec nous… Pour nous, enfants, là se terminait la soirée ; mais bien souvent nous
étions encore à lire dans nos chambres quand, plus tard, nous entendions monter nos
parents.
Presque toutes les heures du jour que nous ne passions pas au jardin, nous les passions
dans « la salle d’étude », le bureau de mon oncle où l’on avait disposé des pupitres
d’écoliers. Mon cousin Robert et moi, nous travaillions côte à côte ; derrière nous, Juliette
et Alissa. Alissa a deux ans de plus, Juliette un an de moins que moi ; Robert est, de nous
quatre, le plus jeune.
Ce ne sont pas mes premiers souvenirs que je prétends écrire ici, mais ceux-là seuls qui
se rapportent à cette histoire. C’est vraiment l’année de la mort de mon père que je puis
dire qu’elle commence. Peut-être ma sensibilité, surexcitée par notre deuil et, sinon par
mon propre chagrin, du moins par la vue du chagrin de ma mère, me prédisposait-elle à de
nouvelles émotions : j’étais précocement mûri ; lorsque, cette année, nous revînmes à
Fongueusemare, Juliette et Robert m’en parurent d’autant plus jeunes, mais, en revoyant
Alissa, je compris brusquement que tous deux nous avions cessé d’être enfants.
Oui, c’est bien l’année de la mort de mon père ; ce qui confirme ma mémoire, c’est une
conversation de ma mère avec Miss Ashburton, sitôt après notre arrivée. J’étais
inopinément entré dans la chambre où ma mère causait avec son amie ; il s’agissait de ma
tante ; ma mère s’indignait qu’elle n’eût pas pris le deuil ou qu’elle l’eût déjà quitté. (Il
m’est, à vrai dire, aussi impossible d’imaginer ma tante Bucolin en noir que ma mère en
robe claire.) Ce jour de notre arrivée, autant qu’il m’en souvient, Lucile Bucolin portait une
robe de mousseline. Miss Ashburton, conciliante comme toujours, s’efforçait de calmer ma
mère ; elle arguait craintivement :
– Après tout, le blanc aussi est de deuil.
– Et vous appelez aussi « de deuil » ce châle rouge qu’elle a mis sur ses épaules ? Flora,
vous me révoltez ! s’écriait ma mère.
Je ne voyais ma tante que durant les mois de vacances et sans doute la chaleur de l’été
motivait ces corsages légers et largement ouverts que je lui ai toujours connus ; mais, plus
encore que l’ardente couleur des écharpes que ma tante jetait sur ses épaules nues, ce
décolletage scandalisait ma mère.
Lucile Bucolin était très belle. Un petit portrait d’elle que j’ai gardé me la montre telle
qu’elle était alors, l’air si jeune qu’on l’eût prise pour la sœur aînée de ses filles, assise de
côté, dans cette pose qui lui était coutumière : la tête inclinée sur la main gauche au petit
doigt mièvrement replié vers la lèvre. Une résille à grosses mailles retient la masse de ses
cheveux crêpelés à demi croulés sur la nuque ; dans l’échancrure du corsage pend, à un
lâche collier de velours noir, un médaillon de mosaïque italienne. La ceinture de velours
noir au large nœud flottant, le chapeau de paille souple à grands bords qu’au dossier de la
chaise elle a suspendu par la bride, tout ajoute à son air enfantin. La main droite, tombante,
tient un livre fermé.
Lucile Bucolin était créole ; elle n’avait pas connu ou avait perdu très tôt ses parents.
Ma mère me raconta, plus tard, qu’abandonnée ou orpheline elle fut recueillie par le
ménage du pasteur Vautier qui n’avait pas encore d’enfants et qui, bientôt après quittant la
Martinique, amena celle-ci au Havre où la famille Bucolin était fixée. Les Vautier et les
Bucolin se fréquentèrent ; mon oncle était alors employé dans une banque à l’étranger, et
ce ne fut que trois ans plus tard, lorsqu’il revint auprès des siens, qu’il vit la petite Lucile ;
il s’éprit d’elle et aussitôt demanda sa main, au grand chagrin de ses parents et de ma mère.
Lucile avait alors seize ans. Entre temps, M me Vautier avait eu deux enfants ; elle
commençait à redouter pour eux l’influence de cette sœur adoptive dont le caractère
s’affirmait plus bizarrement de mois en mois ; puis les ressources du ménage étaient
maigres… tout ceci, c’est ce que me dit ma mère pour m’expliquer que les Vautier aient
accepté la demande de son frère avec joie. Ce que je suppose, au surplus, c’est que la jeune
Lucile commençait à les embarrasser terriblement. Je connais assez la société du Havre
pour imaginer aisément le genre d’accueil qu’on fit à cette enfant si séduisante. Le pasteur
Vautier, que j’ai connu plus tard doux, circonspect et naïf à la fois, sans ressources contre
l’intrigue et complètement désarmé devant le mal – l’excellent homme devait être aux
abois. Quant à M me Vautier, je n’en puis rien dire ; elle mourut en couches à la naissance
d’un quatrième enfant, celui qui, de mon âge à peu près, devait devenir plus tard mon
ami…
Lucile Bucolin ne prenait que peu de part à notre vie ; elle ne descendait de sa chambre
que passé le repas de midi ; elle s’allongeait aussitôt sur un sofa ou dans un hamac,
demeurait étendue jusqu’au soir et ne se relevait que languissante. Elle portait parfois à son
front, pourtant parfaitement mat, un mouchoir comme pour essuyer une moiteur ; c’était un
mouchoir dont m’émerveillaient la finesse et l’odeur qui semblait moins un parfum de fleur
que de fruit ; parfois elle tirait de sa ceinture un minuscule miroir à glissant couvercle
d’argent, qui pendait à sa chaîne de montre avec divers objets ; elle se regardait, d’un doigt
touchait sa lèvre, cueillait un peu de salive et s’en mouillait le coin des yeux. Souvent elle
tenait un livre, mais un livre presque toujours fermé ; dans le livre, une liseuse d’écaille
restait prise entre les feuillets. Lorsqu’on approchait d’elle, son regard ne se détournait pas
de sa rêverie pour vous voir. Souvent, de sa main ou négligente ou fatiguée, de l’appui du
sofa, d’un repli de sa jupe, le mouchoir tombait à terre, ou le livre, ou quelque fleur, ou le
signet. Un jour, ramassant le livre – c’est un souvenir d’enfant que je vous dis – en voyant
que c’étaient des vers, je rougis.
Le soir, après dîner, Lucile Bucolin ne s’approchait pas à notre table de famille, mais,
assise au piano, jouait avec complaisance de lentes mazurkas de Chopin ; parfois rompant
la mesure, elle s’immobilisait sur un accord…
J’éprouvais un singulier malaise auprès de ma tante, un sentiment fait de trouble, d’une
sorte d’admiration et d’effroi. Peut-être un obscur instinct me prévenait-il contre elle ; puis
je sentais qu’elle méprisait Flora Ashburton et ma mère, que Miss Ashburton la craignait et
que ma mère ne l’aimait pas.
Lucile Bucolin, je voudrais ne plus vous en vouloir, oublier un instant que vous avez
fait tant de mal… du moins j’essaierai de parler de vous sans colère.
Un jour de cet été – ou de l’été suivant, car dans ce décor toujours pareil, parfois mes
souvenirs superposés se confondent – j’entre au salon chercher un livre ; elle y était.
J’allais me retirer aussitôt ; elle qui, d’ordinaire, semble à peine me voir, m’appelle :
– Pourquoi t’en vas-tu si vite ? Jérôme ! est-ce que je te fais peur ?
Le cœur battant, je m’approche d’elle ; je prends sur moi de lui sourire et de lui tendre
la main. Elle garde ma main dans l’une des siennes et de l’autre caresse ma joue.
– Comme ta mère t’habille mal, mon pauvre petit !…
Je portais alors une sorte de vareuse à grand col, que ma tante commence de chiffonner.
– Les cols marins se portent beaucoup plus ouverts ! dit-elle en faisant sauter un bouton
de chemise. – Tiens ! regarde si tu n’es pas mieux ainsi ! – et, sortant son petit miroir, elle
attire contre le sien mon visage, passe autour de mon cou son bras nu, descend sa main
dans ma chemise entr’ouverte, demande en riant si je suis chatouilleux, pousse plus
avant… J’eus un sursaut si brusque que ma vareuse se déchira ; le visage en feu, et tandis
qu’elle s’écriait :
– Fi ! le grand sot ! – je m’enfuis ; je courus jusqu’au fond du jardin ; là, dans un petit
citerneau du potager, je trempai mon mouchoir, l’appliquai sur mon front, lavai, frottai mes
joues, mon cou, tout ce que cette femme avait touché.
Certains jours, Lucile Bucolin avait « sa crise ». Cela la prenait tout à coup et
révolutionnait la maison. Miss Ashburton se hâtait d’emmener et d’occuper les enfants ;
mais on ne pouvait pas, pour eux, étouffer les cris affreux qui partaient de la chambre à
coucher ou du salon. Mon oncle s’affolait, on l’entendait courir dans les couloirs, cherchant
des serviettes, de l’eau de Cologne, de l’éther ; le soir, à table, où ma tante ne paraissait pas
encore, il gardait une mine anxieuse et vieillie.
Quand la crise était à peu près passée, Lucile Bucolin appelait ses enfants auprès
d’elle ; du moins Robert et Juliette ; jamais Alissa. Ces tristes jours, Alissa s’enfermait
dans sa chambre, où parfois son père venait la retrouver ; car il causait souvent avec elle.
Les crises de ma tante impressionnaient beaucoup les domestiques. Un soir que la crise
avait été particulièrement forte et que j’étais resté avec ma mère, consigné dans sa chambre
d’où l’on percevait moins ce qui se passait au salon, nous entendîmes la cuisinière courir
dans les couloirs en criant :
– Que Monsieur descende vite, la pauvre Madame est en train de mourir !
Mon oncle était monté dans la chambre d’Alissa ; ma mère sortit à sa rencontre. Un
quart d’heure après, comme tous deux passaient sans y faire attention devant les fenêtres
ouvertes de la chambre où j’étais resté, me parvint la voix de ma mère :
– Veux-tu que je te dise, mon ami : tout cela, c’est de la comédie. – Et plusieurs fois,
séparant les syllabes : de la co-mé-die.
Ceci se passait vers la fin des vacances, et deux ans après notre deuil. Je ne devais plus
revoir longtemps ma tante. Mais avant de parler du triste événement qui bouleversa notre
famille, et d’une petite circonstance qui, précédant de peu le dénouement, réduisit en pure
haine le sentiment complexe et indécis encore que j’éprouvais pour Lucile Bucolin, il est
temps que je vous parle de ma cousine.
Qu’Alissa Bucolin fût jolie, c’est ce dont je ne savais m’apercevoir encore ; j’étais
requis et retenu près d’elle par un charme autre que celui de la simple beauté. Sans doute,
elle ressemblait beaucoup à sa mère ; mais son regard était d’expression si différente que je
ne m’avisai de cette ressemblance que plus tard. Je ne puis décrire un visage ; les traits
m’échappent, et jusqu’à la couleur des yeux ; je ne revois que l’expression presque triste
déjà de son sourire et que la ligne de ses sourcils, si extraordinairement relevés au-dessus
des yeux, écartés de l’œil en grand cercle. Je n’ai vu les pareils nulle part… si pourtant :
dans une statuette florentine de l’époque de Dante ; et je me figure volontiers que Béatrix
enfant avait des sourcils très largement arqués comme ceux-là. Ils donnaient au regard, à
tout l’être, une expression d’interrogation à la fois anxieuse et confiante, – oui,
d’interrogation passionnée. Tout, en elle, n’était que question et qu’attente… Je vous dirai
comment cette interrogation s’empara de moi, fit ma vie.
Juliette cependant pouvait paraître plus belle ; la joie et la santé posaient sur elle leur
éclat ; mais sa beauté, près de la grâce de sa sœur, semblait extérieure et se livrer à tous
d’un seul coup. Quant à mon cousin Robert, rien de particulier ne le caractérisait. C’était
simplement un garçon à peu près de mon âge ; je jouais avec Juliette et avec lui ; avec
Alissa je causais ; elle ne se mêlait guère à nos jeux ; si loin que je replonge dans le passé,
je la vois sérieuse, doucement souriante et recueillie. – De quoi causions-nous ? De quoi
peuvent causer deux enfants ? Je vais bientôt tâcher de vous le dire, mais je veux d’abord
et pour ne plus ensuite reparler d’elle, achever de vous raconter ce qui a trait à ma tante.
Deux ans après la mort de mon père, nous vînmes, ma mère et moi, passer les vacances
de Pâques au Havre. Nous n’habitions pas chez les Bucolin qui, en ville, étaient assez
étroitement logés, mais chez une sœur aînée de ma mère, dont la maison était plus vaste.
Ma tante Plantier, que je n’avais que rarement l’occasion de voir, était veuve depuis
longtemps ; à peine connaissais-je ses enfants, beaucoup plus âgés que moi et de nature
très différente. La « maison Plantier », comme on disait au Havre, n’était pas dans la ville
même, mais à mi-hauteur de cette colline qui domine la ville et qu’on appelle « la Côte ».
Les Bucolin habitaient près du quartier des affaires ; un raidillon menait assez rapidement
de l’une à l’autre maison ; je le dégringolais et le regravissait plusieurs fois par jour.
Ce jour- là je déjeunai chez mon oncle. Peu de temps après le repas, il sortit ; je
l’accompagnai jusqu’à son bureau, puis remontai à la maison Plantier chercher ma mère.
Là j’appris qu’elle était sortie avec ma tante et ne rentrerait que pour dîner. Aussitôt je
redescendis en ville, où il était rare que je pusse librement me promener. Je gagnai le port,
qu’un brouillard de mer rendait morne ; j’errai une heure ou deux sur les quais.
Brusquement le désir me saisit d’aller surprendre Alissa que pourtant je venais de quitter…
Je traverse la ville en courant, sonne à la porte des Bucolin ; déjà je m’élançais dans
l’escalier. La bonne qui m’a ouvert m’arrête :
– Ne montez pas, monsieur Jérôme ! ne montez pas : Madame a une crise.
Mais je passe outre : – Ce n’est pas ma tante que je viens voir… La chambre d’Alissa
est au troisième étage. Au premier, le salon et la salle à manger ; au second, la chambre de
ma tante d’où jaillissent des voix. La porte est ouverte, devant laquelle il faut passer ; un
rai de lumière sort de la chambre et coupe le palier de l’escalier ; par crainte d’être vu,
j’hésite un instant, me dissimule, et plein de stupeur, je vois ceci : au milieu de la chambre
aux rideaux clos, mais où les bougies de deux candélabres répandent une clarté joyeuse,
ma tante est couchée sur une chaise longue ; à ses pieds, Robert et Juliette ; derrière elle,
un inconnu jeune homme en uniforme de lieutenant. – La présence de ces deux enfants
m’apparaît aujourd’hui monstrueuse ; dans mon innocence d’alors, elle me rassura plutôt.
Ils regardent en riant l’inconnu qui répète d’une voix flûtée :
– Bucolin ! Bucolin !… Si j’avais un mouton, sûrement je l’appellerais Bucolin.
Ma tante elle-même rit aux éclats. Je la vois tendre au jeune homme une cigarette qu’il
allume et dont elle tire quelques bouffées. La cigarette tombe à terre. Lui s’élance pour la
ramasser, feint de se prendre les pieds dans une écharpe, tombe à genoux devant ma
tante… À la faveur de ce ridicule jeu de scène, je me glisse sans être vu.
Me voici devant la porte d’Alissa. J’attends un instant. Les rires et les éclats de voix
montent de l’étage inférieur ; et peut-être ont-ils couvert le bruit que j’ai fait en frappant,
car je n’entends pas de réponse. Je pousse la porte, qui cède silencieusement. La chambre
est déjà si sombre que je ne distingue pas aussitôt Alissa ; elle est au chevet de son lit, à
genoux, tournant le dos à la croisée d’où tombe un jour mourant. Elle se retourne, sans se
relever pourtant, quand j’approche ; elle murmure :
– Oh ! Jérôme, pourquoi reviens-tu ?
Je me baisse pour l’embrasser ; son visage est noyé de larmes…
Cet instant décida de ma vie ; je ne puis encore aujourd’hui le remémorer sans
angoisse. Sans doute je ne comprenais que bien imparfaitement la cause de la détresse
d’Alissa, mais je sentais intensément que cette détresse était beaucoup trop forte pour cette
petite âme palpitante, pour ce frêle corps tout secoué de sanglots.
Je restais debout près d’elle, qui restait agenouillée ; je ne savais rien exprimer du
transport nouveau de mon cœur ; mais je pressais sa tête contre mon cœur et sur son front
mes lèvres par où mon âme s’écoulait. Ivre d’amour, de pitié, d’un indistinct mélange
d’enthousiasme, d’abnégation, de vertu, j’en appelais à Dieu de toutes mes forces et
m’offrais, ne concevant plus d’autre but à ma vie que d’abriter cette enfant contre la peur,
contre le mal, contre la vie. Je m’agenouille enfin plein de prière ; je la réfugie contre moi ;
confusément je l’entends dire :
– Jérôme ! ils ne t’ont pas vu, n’est-ce pas ? Oh ! va-t’en vite ! Il ne faut pas qu’ils te
voient.
Puis plus basencore :
– Jérôme, ne raconte à personne… mon pauvre papa ne sait rien…
Je ne racontai donc rien à ma mère ; mais les interminables chuchoteries que ma tante
Plantier tenait avec elle, l’air mystérieux, affairé et peiné de ces deux femmes, le : « Mon
enfant, va jouer plus loin ! » avec lequel elles me repoussaient chaque fois que je
m’approchais de leurs conciliabules, tout me montrait qu’elles n’ignoraient pas
complètement le secret de la maison Bucolin.
Nous n’étions pas plus tôt rentrés à Paris qu’une dépêche rappelait ma mère au Havre :
ma tante venait de s’enfuir.
– Avec quelqu’un ? demandai-je à Miss Ashburton, auprès de qui ma mère me laissait.
– Mon enfant, tu demanderas cela à ta mère ; moi je ne peux rien te répondre, disait
cette chère vieille amie, que cet événement consternait.
Deux jours après, nous partions, elle et moi, rejoindre ma mère. C’était un samedi. Je
devais retrouver mes cousines le lendemain, au temple, et cela seul occupait ma pensée ;
car mon esprit d’enfant attachait une grande importance à cette sanctification de notre
revoir. Après tout, je me souciais peu de ma tante, et mis un point d’honneur à ne pas
questionner ma mère.
Dans la petite chapelle, il n’y avait, ce matin-là, pas grand monde. Le pasteur Vautier,
sans doute intentionnellement, avait pris pour texte de sa méditation ces paroles du Christ :
Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite.
Alissa se tenait à quelques places devant moi. Je voyais de profil son visage ; je la
regardai fixement, avec un tel oubli de moi qu’il me semblait que j’entendais à travers elle
ces mots que j’écoutais éperdument. – Mon oncle était assis à côté de ma mère et pleurait.
Le pasteur avait d’abord lu tout le verset : Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite,
car la porte large et le chemin spacieux mènent à la perdition, et nombreux sont ceux qui y
passent mais étroite est la porte et resserrée la voie qui conduisent à la Vie, et il en est peu
qui le trouvent. Puis, précisant les divisions du sujet, il parlait d’abord du chemin
spacieux… L’esprit perdu, et comme en rêve, je revoyais la chambre de ma tante ; je
revoyais ma tante étendue, riante ; je voyais le brillant officier rire aussi… et l’idée même
du rire, de la joie, se faisait blessante, outrageuse, devenait comme l’odieuse exagération
du péché !…
Et nombreux sont ceux qui y passent, reprenait le pasteur Vautier ; puis il peignait et je
voyais une multitude parée, riant et s’avançant folâtrement, formant cortège où je sentais
que je ne pouvais, que je ne voulais pas trouver place, parce que chaque pas que j’eusse fait
avec eux m’aurait écarté d’Alissa. – Et le pasteur ramenait le début du texte, et je voyais
cette porte étroite par laquelle il fallait s’efforcer d’entrer. Je me la représentais, dans le
rêve où je plongeais, comme une sorte de laminoir, où je m’introduisais avec effort, avec
une douleur extraordinaire où se mêlait pourtant un avant-goût de la félicité du ciel. Et
cette porte devenait encore la porte même de la chambre d’Alissa ; pour entrer je me
réduisais, me vidais de tout ce qui subsistait en moi d’égoïsme… Car étroite est la voie qui
conduit à la Vie, continuait le pasteur Vautier – et par-delà toute macération, toute tristesse,
j’imaginais, je pressentais une autre joie, pure, mystique, séraphique et dont mon âme déjà
s’assoiffait. Je l’imaginais, cette joie, comme un chant de violon à la fois strident et tendre,
comme une flamme aiguë où le cœur d’Alissa et le mien s’épuisaient. Tous deux nous
avancions, vêtus de ces vêtements blancs dont nous parlait l’Apocalypse, nous tenant par la
main et regardant un même but… Que m’importe si ces rêves d’enfant font sourire ! je les
redis sans y changer. La confusion qui peut-être y paraît n’est que dans les mots et dans les
imparfaites images pour rendre un sentiment très précis.
–  Il en est peu qui la trouvent, achevait le pasteur Vautier. Il expliquait comment
trouver la porte étroite… Il en est peu. – Je serais de ceux-là…
J’étais parvenu vers la fin du sermon à un tel état de tension morale que, sitôt le culte
fini, je m’enfuis sans chercher à voir ma cousine – par fierté, voulant déjà mettre mes
résolutions (car j’en avais pris) à l’épreuve, et pensant la mieux mériter en m’éloignant
d’elle aussitôt.
 
 
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