– Enfin quoi ! t’es-tu déclaré ? parvins-je à lui demander entre deux effusions.
– Mais non ! mais non, s’écria-t-il ; je ne veux pas brûler le plus charmant chapitre de l’histoire.
Le meilleur moment des amours N’est pas quand on a dit : Je t’aime.
Voyons ! tu ne vas pas me reprocher cela, toi, le maître de la lenteur.
– Mais enfin, repris-je un peu agacé, penses-tu qu’elle, de son côté.
– Tu n’as donc pas remarqué son trouble en me revoyant ! Et tout le temps de notre visite, cette agitation, ces rougeurs, cette profusion de paroles !… Non, tu n’as rien remarqué, naturellement ; parce que tu es tout occupé d’Alissa… Et comme elle me questionnait ! comme elle buvait mes paroles ! Son intelligence s’est rudement développée, depuis un an. Je ne sais où tu avais pu prendre qu’elle n’aimait pas la lecture ; tu crois toujours qu’il n’y en a que pour Alissa… Mais mon cher, c’est étonnant tout ce qu’elle connaît ! Sais-tu à quoi nous nous sommes amusés avant le dîner ? À nous remémorer une Canzone du Dante ; chacun de nous récitait un vers ; et elle me reprenait quand je me trompais. Tu sais bien : Amor che nella mente mi ragiona.
– Tu ne m’avais pas dit qu’elle avait appris l’italien.
– Je ne le savais pas moi-même, dis-je assez surpris.
– Comment ! Au moment de commencer la Canzone, elle m’a dit que c’était toi qui la lui avais fait connaître.
– Elle m’aura sans doute entendu la lire à sa sœur, un jour qu’elle cousait ou brodait auprès de nous, comme elle fait souvent ; mais du diable si elle a laissé paraître qu’elle comprenait.
– Vrai ! Alissa et toi, vous êtes stupéfiants d’égoïsme. Vous voilà tout confits dans votre amour, et vous n’avez pas un regard pour l’éclosion admirable de cette intelligence, de cette âme ! Ce n’est pas pour me faire un compliment, mais tout de même il était temps que j’arrive… Mais non, mais non, je ne t’en veux pas, tu vois bien, disait-il en m’embrassant encore. Seulement, promets-moi : pas un mot de tout ça à Alissa. Je prétends mener mon affaire tout seul. Juliette est prise, c’est certain, et assez pour que j’ose la laisser jusqu’aux prochaines vacances. Je pense même ne pas lui écrire d’ici là. Mais, le congé du nouvel an, toi et moi, nous irons le passer au Havre, et alors.
– Et alors ?.
– Eh bien, Alissa apprendra tout d’un coup nos fiançailles. Je compte mener ça rondement. Et sais-tu ce qui va se passer ? Ce consentement d’Alissa, que tu n’es pas capable de décrocher, je te l’obtiendrai par la force de notre exemple. Nous lui persuaderons qu’on ne peut célébrer notre mariage avant le vôtre.
Il continuait, me submergeait sous un intarissable flux de paroles qui ne s’arrêta même pas à l’arrivée du train à Paris, même pas à notre rentrée à Normale, car, bien que nous eussions fait à pied le chemin de la gare à l’École, et malgré l’heure avancée de la nuit, Abel m’accompagna dans ma chambre, où nous prolongeâmes la conversation jusqu’au matin.
L’enthousiasme d’Abel disposait du présent et de l’avenir. Il voyait, racontait déjà nos doubles noces ; imaginait, peignait la surprise et la joie de chacun ; s’éprenait de la beauté de notre histoire, de notre amitié, de son rôle dans mes amours. Je me défendais mal contre une si flatteuse chaleur, m’en sentais enfin pénétré et cédais doucement à l’attrait de ses propositions chimériques. À la faveur de notre amour, se gonflaient notre ambition et notre courage ; à peine au sortir de l’École, notre double mariage béni par le pasteur Vautier, nous partions tous les quatre en voyage ; puis nous lancions dans d’énormes travaux, où nos femmes devenaient volontiers nos collaboratrices. Abel, que le professorat attirait peu et qui se croyait né pour écrire, gagnait rapidement, au moyen de quelques pièces à succès, la fortune qui lui manquait ; pour moi, plus attiré par l’étude que par le profit qui peut en revenir, je pensais m’adonner à celle de la philosophie religieuse, dont je projetais d’écrire l’histoire… Mais que sert de rappeler ici tant d’espoirs ? Le lendemain nous nous plongeâmes dans le travail.